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Les sentiers dans la montagne

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IV
L'AME DES PEUPLES

Dans l'admirable et touchant écrit où Octave Mirbeau nous lègue sa dernière pensée, le grand ami que viennent de perdre tous ceux qui en ce monde ont faim et soif de la justice, s'émerveille de découvrir aux suprêmes moments de sa vie combien l'âme collective du peuple français diffère de l'âme de chacun des individus qui la composent.

Il avait consacré la meilleure partie de son œuvre à rechercher, à disséquer, à mettre en aveuglante et parfois insupportable lumière et à stigmatiser avec une éloquence et une virulence qu'on n'a pas égalées, les faiblesses, l'égoïsme, les mesquineries, la sottise, la vanité, les bas instincts de lucre, le manque de conscience, de probité, de charité, de dignité, les tares honteuses de ses compatriotes; et voici qu'à l'heure urgente du devoir, de ce bourbier qu'il avait si longtemps remué avec un âpre et généreux dégoût, s'élève tout à coup, comme dans une féerie, le plus pur, le plus noble, le plus patient, le plus fraternel, le plus total esprit d'héroïsme et de sacrifice que la terre ait connu, non seulement aux jours les plus glorieux de son histoire, mais aux temps même de ses plus invraisemblables légendes qui n'étaient que de magnifiques rêves qu'elle n'avait jamais espéré de réaliser.

J'en pourrais dire autant d'un autre peuple que je connais bien, puisqu'il habite le sol où je suis né. Les Belges non plus, tels que nous les montrait la vie de tous les jours, ne semblaient pas nous promettre une grande âme. Ils nous paraissaient bornés, étroits, assez vulgaires, mesquinement honnêtes, sans idéal, sans pensées généreuses, uniquement préoccupés de leur petit bien-être matériel, de leurs petites querelles sans horizon; et pourtant, lorsque sonna pour eux la même heure du devoir, plus menaçante, plus formidable que celles des autres peuples, parce qu'elle les précédait toutes dans un effroyable mystère; ayant tout à gagner et rien à perdre, fors l'honneur, s'ils se montraient infidèles à la parole donnée, dès le premier appel de leur conscience réveillée dans un coup de foudre, sans hésitation, sans un regard sur ce qu'ils allaient affronter et subir, d'un élan unanime et irrésistible, ils étonnèrent l'univers par un choix qu'aucun peuple n'avait fait et sauvèrent le monde tout en sachant qu'eux-mêmes ne pouvaient pas être sauvés; ce qui est bien le plus beau sacrifice que les héros et les martyrs qui semblaient jusqu'à ce jour les professionnels du sublime puissent accomplir sur cette terre.

D'autre part, à ceux d'entre nous qui avaient eu l'occasion de fréquenter des Allemands, avaient séjourné en Allemagne et croyaient en connaître les mœurs et la littérature, il paraissait incontestable que le Bavarois, le Saxon, le Hanovrien, l'habitant des bords du Rhin, malgré certaines fautes d'éducation plutôt que de caractère, qui nous choquaient un peu, possédait des qualités, notamment une bonhomie, un sérieux, une application au travail, une constance, une résignation, une simplicité familiale, un sentiment du devoir, une façon d'accepter consciencieusement la vie, que nous avions toujours ignorés ou que nous achevions de perdre. Aussi, en dépit des avertissements de l'histoire, fûmes-nous frappés de stupeur et d'abord incrédules au récit des premières atrocités, non pas accidentelles, comme en toute guerre, mais voulues, préméditées, systématiques et allégrement perpétrées par tout un peuple qui se mettait délibérément, avec une sorte d'orgueil sadique, au ban de l'humanité et se transformait tout à coup en une horde de démons plus redoutable et plus dévastatrice que toutes celles que l'enfer avait jusqu'à présent vomies sur notre planète.


Nous savions déjà, et le docteur Gustave Le Bon nous l'avait curieusement démontré, que l'âme d'une foule ne ressemble en rien aux âmes qui la constituent. Selon les chefs et les circonstances qui la mènent, elle est parfois plus haute, plus juste, plus généreuse, le plus souvent plus instinctive, plus crédule, plus cruelle, plus barbare, plus aveugle. Mais une foule n'a qu'une âme provisoire et momentanée qui ne survit pas à l'événement presque toujours violent et bref qui la fit naître, et sa psychologie aléatoire et fugitive ne peut guère éclairer la façon dont se forme l'âme profonde, séculaire et pour ainsi dire immortelle d'un peuple.


Il est assez naturel qu'un peuple ne se connaisse point et que ses actes le plongent dans un étonnement dont il ne revient qu'après que l'histoire les lui a plus ou moins expliqués. Chacun des hommes qui le composent ne se connaît pas soi-même et connaît moins encore les autres hommes. Aucun de nous ne sait au juste ce qu'il est et ne peut répondre de ce qu'il fera dans une conjoncture inattendue et un peu plus grave que celles qui forment le tissu habituel de l'existence. Nous passons notre vie à nous interroger et à nous explorer; nos actes nous révèlent à nous-mêmes autant qu'aux autres; et plus nous approchons de notre fin, plus s'allonge l'étendue de ce qui nous reste à découvrir. Nous ne possédons que la plus petite partie de nous-mêmes; le surplus, qui est presque tout, ne nous appartient point et baigne dans le passé et l'avenir et dans d'autres mystères plus inconnus que le passé et l'avenir.

Ce qui est vrai de chacun de nous, l'est à bien plus forte raison d'un grand peuple composé de millions d'hommes. Il représente un avenir et un passé incomparablement plus étendus que ceux d'une simple vie humaine. On admet et répète à satiété que ses morts le conduisent. Il est certain que les morts continuent de vivre en lui beaucoup plus activement qu'on ne croit et le mènent à son insu; de même qu'à l'autre bout des siècles, l'avenir, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas encore nés et qu'il porte en soi comme ses morts, prennent à ses résolutions une part aussi importante que ces derniers. Mais dans son présent même, dans la minute où il vit et agit sur cette terre, outre la puissance de ceux qui ne sont plus et de ceux qui ne sont pas encore, il y a hors de lui, hors de l'ensemble des corps et des intelligences qui le constituent, une foule de forces et de facultés qui n'y ont pas trouvé ou n'y ont pas voulu prendre place, ou qui n'y séjournent pas constamment, et néanmoins lui appartiennent aussi essentiellement et le dirigent aussi efficacement que celles qui s'y trouvent contenues. Ce que renferme notre corps où nous nous croyons circonscrits, est peu de chose au regard de ce qu'il ne renferme pas; et c'est dans ce qu'il ne renferme pas que paraît résider la partie la plus haute et la plus puissante de notre être. N'oublions pas qu'il se confirme chaque jour davantage que nous ne mourons ni ne naissons tout entiers, qu'en un mot nous ne sommes pas intégralement incarnés et que, d'autre part, il y a dans notre chair beaucoup plus que nous-mêmes. Or, ce sont toutes ces forces flottantes, bien plus profondes et plus nombreuses que celles qui semblent fixées dans le corps et l'esprit, qui composent l'âme réelle d'un peuple. Elles ne se montrent pas dans les petits incidents de la vie quotidienne qui n'intéressent que l'étroite et chétive enveloppe qui le couvre; mais elles se réunissent, se concertent, se passionnent aux heures graves et tragiques où le sort éternel est en jeu. Elles imposent alors des décisions qu'enregistre l'histoire et dont la grandeur, la générosité et l'héroïsme étonnent ceux-là mêmes qui les ont prises plus ou moins à leur insu et souvent malgré eux et qui se manifestent à leurs yeux comme une révélation d'eux-mêmes, inattendue, magnifique et incompréhensible.

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