Les sentiers dans la montagne
VII
BEAUTÉS PERDUES
I
Sous les ciels gris et les pluies décourageantes de ce juillet d'automne je songe à la lumière abandonnée. Je l'ai laissée là-bas aux rives maintenant désertes de la Méditerranée et me demande en vain pourquoi je m'en suis séparé. Pourtant je fus l'un des derniers à lui rester fidèle. Tous les autres la quittent vers les premières journées d'avril, rappelés par les légendaires souvenirs des fallacieux printemps du Nord, sans se douter qu'ils perdent un grand bonheur.
Il est bon, il est sage de fuir parmi l'azur les mois glacés de nos hivers, noirs comme des châtiments; mais ces mois, s'ils sont là-bas plus tièdes, et surtout plus lumineux que les nôtres, ne nous vengent pas assez des ténèbres et des frimas du lieu natal. Les heures les plus claires, les plus chaudes, y garderont malgré tout un arrière-goût de neige et de nuage; elles sont belles mais timides, et promptes et effarées, se hâtent vers la nuit. Or, il faut à l'homme né du soleil, comme toutes choses, sa part héréditaire de chaleur primitive et de clarté totale. Il y a en lui d'innombrables et profondes cellules qui gardent la mémoire des jours éblouissants de l'origine et deviennent malheureuses quand elles ne peuvent faire leur moisson de rayons. L'homme peut vivre dans l'ombre mais y perd à la longue le sourire et la confiance nécessaires. En présence de nos étés crépusculaires, il devient indispensable de rétablir l'équilibre entre l'obscurité et la lumière, et de chasser parfois les froids et les ténèbres qui nous envahissent jusqu'à l'âme par de magnifiques excès de soleil.
II
Il règne là, à quelques heures de nous, l'incomparable soleil fixe que nous ne voyons plus. Ceux qui s'en vont avant la mi-juin ne savent pas ce qui se passe quand ils ne sont plus là. Comme s'ils avaient attendu le départ de témoins importuns et railleurs, voici que surgissent de tous côtés les véritables acteurs de l'admirable féerie. Durant l'hiver, devant les hôtes officiels, on ne joue qu'un prologue du genre tempéré, un peu pâle, un peu lent, un peu craintif et compassé. Mais maintenant éclatent tout à coup sur la terre enivrée les grands actes lyriques.
Le ciel ouvre ses perspectives jusqu'aux dernières limites de l'azur, jusqu'aux extrêmes altitudes où s'éploient la gloire et le bonheur de Dieu, et toutes les fleurs déchirent les jardins, les rochers et les plaines pour s'élever et se précipiter vers l'abîme de joie qui les aspire dans l'espace. Les anthémis, devenus fous, tendent durant six semaines, à d'invisibles fiancées, d'énormes bouquets ronds comme des boucliers de neige ardente. L'écarlate et tumultueux manteau des bougainvillées aveugle les maisons dont les fenêtres éblouies clignent parmi les flammes. Les roses jaunes revêtent les collines de voiles safranés, les roses roses, du beau rose innocent des premières pudeurs, inondent les vallées, comme si les divins réservoirs de l'aurore où s'élabore la chair idéale des femmes et des anges avaient débordé sur le monde. D'autres grimpent aux arbres, escaladent les piliers, les colonnes, les façades, les portiques, s'élancent et retombent, se relèvent et se multiplient, se bousculent et se superposent, grappes d'ivresses qui fermentent, silencieux essaims de pétales passionnés. Et les parfums innombrables, divers et impérieux qui coulent parmi cette mer d'allégresse, comme des fleuves qui ne se confondent pas et dont on reconnaît la source à chaque inspiration! Voici le torrent vert et froid du géranium-rosa, le ruissellement de clous de girofle de l'œillet, la claire et loyale rivière de la lavande, le résineux bouillonnement de la pinède et la grande nappe étale et sucrée aux douceurs presque vertigineuses de la fleur d'oranger, qui, sous l'odeur immense, illimitée et enfin reconnue de l'azur, submerge la campagne.
III
Je ne crois pas qu'il y ait au monde chose plus belle que ces jardins et ces vallées de la Provence maritime durant les six ou sept semaines où le printemps qui s'éloigne mêle encore ses verdures aux premières ardeurs de l'été qui s'installe. Mais ce qui donne à cette miraculeuse joie de la nature une mélancolie qu'on ne retrouverait en nul autre lieu, c'est la solitude inhumaine et presque douloureuse où elle s'épanouit. Il y a là, dans le désert, dans le silence et pour ainsi dire dans le vide, des treilles aux terrasses, des terrasses aux portiques de mille villas abandonnées, une émulation de beauté qui va jusqu'à la souffrance aiguë de l'ardeur, jusqu'à l'épuisement de toutes forces, de toutes formes, de toutes couleurs. Il y a là une sorte de prodigieux mot d'ordre, comme si toutes les puissances de grâce et de splendeur que recèle la nature s'étaient coalisées pour donner à la même minute, à un témoin que ne connaissent pas les hommes, une preuve unique et décisive de la béatitude et des magnificences de la terre. Il y a là une sorte d'attente inouïe, solennelle et insupportable qui, par-dessus les haies, les grilles et les murs, guette l'approche d'un grand dieu; un silence d'extase qui exige une présence surnaturelle, une impatience exaspérée et insensée qui de toutes parts s'extravase sur les routes où ne passe plus que le cortège muet et transparent des heures.
IV
Hélas! que de beautés se perdent en ce monde! Voici de quoi nourrir nos yeux jusqu'à la mort! Voici de quoi cueillir des souvenirs qui soutiendraient nos âmes jusqu'au tombeau! Voici de quoi fournir à des milliers de cœurs le suprême aliment de la vie!
Au fond, lorsqu'on y songe, tout ce qu'il y a de meilleur en nous-même, tout ce qu'il y a de pur, d'heureux et de limpide dans notre intelligence et dans nos sentiments, prend sa source en quelques beaux spectacles. Si nous n'avions jamais vu de belles choses, nous n'aurions que de pauvres et sinistres images pour vêtir nos idées et nos émotions qui périraient de froid et de misère comme celles des aveugles. La grande route qui s'élève des plaines de l'existence aux sommets clairs de la conscience humaine, serait si morne, si nue et si déserte, que nos pensées perdraient bientôt la force et le courage d'y passer; et là où ne passent plus les pensées ne tardent point à reparaître les ronces et l'horreur de la forêt barbare. Un beau spectacle que nous aurions pu voir, qui nous appartenait, qui semblait nous appeler et que nous avons fui, ne se remplace point. Rien ne croît plus aux lieux où il nous attendait. Il laisse dans notre âme un grand cercle stérile où nous ne trouverons que des épines, le jour où nous aurons besoin de roses. Nos pensées et nos actions puisent leur énergie et leur forme dans ce que nous avons contemplé. Entre le geste héroïque, le devoir accompli, le sacrifice noblement accepté et le beau paysage autrefois contemplé, il y a bien souvent des liens plus étroits et plus vivants que ceux qu'a retenus notre mémoire. Plus nous voyons de belles choses, plus nous devenons aptes à en faire de bonnes. Il faut, pour que prospère notre vie intérieure, un magnifique amas d'admirables dépouilles.