Les sentiers dans la montagne
XII
LES DEUX LOBES
Un soldat m'écrit, du front, la lettre que voici:
«Il y a des fondrières et des squelettes dans la forêt. J'y ai découvert et admiré des dieux en ruines sous la végétation toujours vivante et admirable: leur âme s'est évaporée. L'odeur du Christ ne me séduit guère; j'aime mieux celle du Bouddha. Ce que j'adore en lui, c'est la contradiction fondamentale qui cherche à nous assurer notre immortalité en nous démontrant notre fatal anéantissement. Il enseignait dans le même souffle l'illusion du Moi et sa réincarnation périodique; absurdité apparente qui implique la connaissance de la vérité la plus profonde, de la nature même de l'être, à la fois et alternativement collective et individuelle. Cette découverte, qu'il n'a pas formulée, aurait dû le conduire ailleurs qu'au Nirvâna, ce paradis des fruits trop verts…
«L'homme est membré de façon à n'apercevoir qu'une moitié de l'univers, et l'esprit de structure ordinaire ne perçoit guère qu'un hémisphère de vérité. Affligée d'une «migraine» congénitale, l'humanité ne pense qu'avec une moitié de son cerveau, avec le lobe oriental ou occidental, antique ou moderne; son esprit se mord la queue; les antinomies s'y poursuivent en un cercle sans fin, que Kant crut découvrir, mais que le Bouddha avait tenté d'ouvrir. Il possédait les vertus complémentaires; il fut religieux et rationnel; en même temps qu'il résumait le mysticisme oriental, il fut le plus scientifique des esprits anciens, à une époque où la science n'existait pas mais se fondait dans la sagesse. Les modernes qui ont voulu condenser en philosophie l'effort collectif et à peine commencé de la science, ont piteusement échoué, parce qu'ils pensaient seulement en occidentaux, empêtrés dans la contradiction d'aspirations idéalistes et de raisonnements matérialistes; tandis que la formule du Bouddha pourrait encore, et presque sans craquer, contenir sans l'entraver cet effort gigantesque. Depuis la mort du prince-penseur, jusqu'à l'essor de la science contemporaine, la véritable philosophie n'a pas fait un pas en avant; le spiritualisme arabe ou chrétien, et son réactif le matérialisme positiviste ou scientifique, sont des reculs en directions contraires, de faux monismes qui, prenant l'extrême pour le suprême, veulent fixer le centre de gravité sur la circonférence de la roue. Les explorateurs d'au-delà devront partir du carrefour de la synthèse religieuse et de l'analyse scientifique, et entraîner par la main ces sœurs rivales.
«La vérité brille au centre d'un cercle de spectateurs, et il faut franchir sa flamme pour reconnaître un frère dans l'adversaire d'en face. Il faut s'étendre au centre de l'espace pour percevoir l'identité de ses points cardinaux: Totum et Nihil, Alter et Ego. Le souci de convertir autrui doit céder au besoin de compléter et d'équilibrer notre propre point de vue. Dans la forêt sacrée où des pionniers ont pénétré de toutes parts et en tous temps, les plus hardis doivent nécessairement se rapprocher les uns des autres. Même s'ils ne peuvent se joindre, ils peuvent s'entendre et s'encourager mutuellement. L'aboi le plus modeste peut être bienvenu dans la solitude et le silence où mûrit la vérité de l'avenir…»
J'ai tenu à recueillir cette page. Elle pose, en un raccourci remarquable, mais peut-être trop prompt, deux ou trois des grands problèmes, qui au fond n'en sont qu'un, auxquels, à moins de renoncer à tout, nous devons essayer de répondre: immortalité ou anéantissement, flux et reflux, existence alternativement collective et individuelle, extériorisation et intériorisation, qui forment le grand rythme cosmique, dont notre vie et notre mort ne sont que d'infimes pulsations.
Mais remarquons d'abord que la contradiction fondamentale qui cherche à assurer notre immortalité en nous démontrant notre fatal anéantissement, ne se trouve pas dans le Bouddha, et qu'il n'est pas exact de dire qu'il enseigne dans le même souffle l'illusion du moi et sa réincarnation périodique. La doctrine de la réincarnation n'est point du Bouddha. Il l'avait trouvée toute faite, elle existait avant lui, si profondément enracinée dans son peuple qu'il ne songe même pas à la contester. Au point de vue exotérique, il veut seulement la désarmer, lui enlever son aiguillon, la rendre inoffensive. Il veut réduire la vie à tel point qu'elle ne trouve plus de quoi se réincarner. Selon la doctrine exotérique, qui n'est qu'une préparation à la vérité ésotérique, la vie n'est que souffrances et son seul but est la rédemption ou l'extinction de la souffrance. Cette extinction se trouve dans le Nirvâna, qui n'est pas l'annihilation mais l'absorption de l'individu dans le Tout. La mort ordinaire, à cause de la réincarnation perpétuelle du même individu, ne peut pas supprimer la souffrance. Il faut donc trouver une sorte de «surmort», qui rende impossible toute réincarnation, et cette surmort ne peut être obtenue que par l'homme qui se sera efforcé de mourir durant toute sa vie et aura volontairement coupé tous les liens qui le rattachent à l'existence: tout amour, tout espoir, tout désir, toute possession. Lorsqu'au terme de cette surmort systématique et volontaire, viendra la mort réelle, elle ne trouvera plus un germe vivant qui puisse se réincarner. Cette surmort, ainsi obtenue, devancera de plusieurs siècles ou millénaires la purification, la rédemption finale et l'absorption en l'unique absolu.
On a dit que c'était exactement le contre-pied de la doctrine du Christ. Chez le Bouddha la vie ne serait que l'entrée dans la mort; tandis que chez le Christ, la mort est l'entrée dans la vie. Au fond, c'est la même chose et tout se termine par l'absorption en la divinité, car la doctrine du Christ n'est qu'une branche mutilée du grand tronc de la religion mère.
Voilà la solution que nous propose le cerveau le plus prodigieux, le plus grand sage de l'humanité et qui savait des choses que nous ne savons plus et ne retrouverons peut-être jamais. Voilà le fond de la religion d'un demi-milliard d'hommes. Il n'est peut-être rien qui soit plus près de la dernière vérité.
Remarquons cependant que le problème: immortalité ou anéantissement, ne devrait pas être posé en ces termes, le mot anéantissement ne pouvant s'employer que métaphoriquement pour désigner une vie que nous ne comprenons plus, attendu que le néant est la seule chose dont l'existence soit absolument impossible et l'inexistence absolument certaine.
Quant à l'immortalité, ici encore il y a équivoque, puisque le néant ne pouvant exister, l'immortalité est inévitable, et la seule question qui reste à résoudre est de savoir si cette immortalité sera ou non accompagnée d'une prolongation quelconque de notre conscience actuelle.
Mais s'il est probable que le problème de l'immortalité plus ou moins accompagné de conscience restera longtemps en suspens, la réponse à la question de la «migraine», ou plutôt de l'hémiplégie congénitale, est sans doute plus facile à trouver. En tout cas, elle demeure dans un domaine que nos investigations immédiates sont à même d'explorer. C'est, somme toute, une question historique et géographique. Il semble, en effet, qu'il y ait, dans le cerveau humain, un lobe oriental et un lobe occidental, qui n'ont jamais fonctionné en même temps. L'un produit ici la raison, la science et la conscience; l'autre sécrète là-bas l'intuition, la religion, la subconscience. L'un ne reflète que l'infini et l'inconnaissable; l'autre ne s'intéresse qu'à ce qu'il peut limiter, à ce qu'il peut espérer de comprendre. Ils représentent, par une image peut-être illusoire, la lutte entre l'idéal matériel et l'idéal moral de l'humanité. Ils ont plus d'une fois essayé de se pénétrer, de se mêler et de travailler de concert; mais le lobe occidental, tout au moins sur l'étendue la plus active de notre globe, a jusqu'ici paralysé et presque annihilé les efforts de l'autre. Nous lui devons d'extraordinaires progrès dans toutes les sciences matérielles, mais aussi des catastrophes telles que celles que nous subissons aujourd'hui et qui, si nous n'y prenons garde, ne seront pas les dernières ni les pires. Il est temps, semble-t-il, de réveiller le lobe paralysé, mais nous l'avons tellement négligé que nous ne savons plus au juste ce qu'il peut faire.