Les sentiers dans la montagne
II
MESSAGES D'OUTRE-TOMBE
Sir Oliver Lodge est un illustre physicien anglais, un des savants les plus considérables de ce temps. Il est en outre l'un des chefs les plus anciens et les plus actifs de la célèbre Society for Psychical Research, fondée en 1882, qui depuis trente-sept ans s'applique à étudier avec une rigueur scientifique irréprochable, tous les phénomènes merveilleux, inexplicables, occultes et surnaturels qui ont toujours troublé et troublent encore l'humanité. A côté de ses travaux scientifiques, dont je ne parle pas, n'ayant pas qualité pour les juger, il est l'auteur de livres extrêmement remarquables; entre autres: l'Homme et l'Univers, l'Éther de l'Espace, la Survivance humaine, où les spéculations métaphysiques les plus hautes et les plus hardies sont sans cesse contrôlées par le bon sens le plus prudent, le plus avisé, le plus inébranlable.
Sir Oliver Lodge, qui est donc ensemble un philosophe et un savant positif et pratique, rompu aux méthodes scientifiques qui ne lui permettent pas aisément de s'égarer, qui est en un mot l'un des cerveaux les mieux équilibrés qu'on puisse rencontrer, est convaincu que les morts ne meurent pas et peuvent communiquer avec nous. Il a essayé de nous faire partager cette conviction dans son livre: la Survivance humaine. Je ne crois pas qu'il y ait complètement réussi. Il nous donne, il est vrai, un certain nombre de faits extraordinaires, mais qui peuvent, à la rigueur, s'expliquer par l'intervention inconsciente d'intelligences autres que celles des morts. Il ne nous apporte pas la preuve irréfragable, comme le serait, par exemple, la révélation d'un incident, d'un détail, d'une connaissance à tel point inconnue de tout être vivant, qu'elle ne pourrait provenir que d'un esprit qui n'est plus de ce monde. Accordons du reste qu'une telle preuve est, comme il le dit, aussi difficile à concevoir qu'à fournir.
Le plus jeune des fils de Sir Oliver Lodge, nommé Raymond, né en 1889, était ingénieur et s'engagea pour la durée de la guerre en septembre 1914. Il fut envoyé en Belgique au commencement du printemps de 1915, et le 14 septembre de la même année, devant Ypres, tandis que la compagnie qu'il commandait quittait une tranchée de première ligne, un éclat d'obus le frappait au flanc gauche; et il mourait quelques heures après.
C'était, comme nous le montre une photographie, un de ces jeunes et admirables soldats anglais, types parfaits d'une humanité vigoureuse, fraîche, heureuse, innocente et splendide, dont la mort semble d'autant plus cruelle et plus incroyable qu'elle anéantit plus de force, d'espérances, de beauté.
Son père vient de lui consacrer un gros volume sous ce titre: Raymond, or Life and Death; et chose d'abord assez déconcertante, ce n'est pas, comme on s'y attendait, un livre de plaintes, de regrets, de sanglots; mais le rapport précis, volontairement impassible, presque heureux par moments, du savant qui refoule sa douleur pour voir clair devant lui, lutte énergiquement contre l'idée de la mort et regarde se lever l'aube d'un immense et très étrange espoir.
Je ne m'arrêterai pas à la première partie du volume qui s'attache à nous faire connaître le jeune homme. On y trouve une quarantaine de lettres écrites dans les tranchées, des témoignages de ses compagnons d'armes qui l'adoraient, des détails sur sa mort, etc. Ces lettres, soit dit en passant, sont charmantes, pittoresques et d'un enjouement délicat et délicieux qui ne songe qu'à rassurer ceux qui sont en sûreté. Je n'ai pas le temps de m'y attarder et ce n'est pas ce qui nous intéresse ici.
Mais la seconde partie que Sir Oliver Lodge intitule: Supernormal Portion, abandonne la vie qui s'agite à la surface de notre terre, et nous introduit dans un monde tout différent.
Dès les premières lignes, l'auteur nous rappelle sa conviction, à savoir, et en ses propres termes: «que non seulement la personnalité persiste après la mort, mais que son existence continuée s'enlace à la vie quotidienne beaucoup plus étroitement qu'on ne se l'imagine; qu'il n'y a pas de véritable solution de continuité entre le mort et le vivant; qu'en réponse aux demandes urgentes de l'affection, des moyens de communication peuvent être établis par-dessus ce qui semble être un gouffre et qu'en fait, comme Diotime le disait à Socrate, dans le Symposium, l'amour jette un pont sur l'abîme».
Sir Oliver Lodge est donc persuadé que son fils quoique mort n'a pas cessé d'exister et ne s'est pas éloigné de ceux qui l'aiment. Raymond, en effet, onze jours après son décès, cherche déjà à communiquer avec son père. On sait que ces communications, ou soi-disant communications d'outre-tombe,—ne préjugeons pas pour l'instant,—se font par l'intermédiaire d'un médium qui est ou se croit inspiré ou possédé par le mort ou par un esprit familier qui parle au nom du mort et rapporte ce que ce dernier lui révèle, soit de vive voix, soit par l'écriture automatique ou encore, bien que très rarement dans le cas qui nous occupe, par les tables parlantes. Mais je passe sur ces préliminaires qui nous entraîneraient trop loin, pour arriver tout de suite à la communication qui est, je pense, la plus étonnante de toutes; et peut-être la seule qui ne soit pas explicable, ou du moins qui soit le plus difficilement explicable, par l'intervention des vivants.
Vers la fin du mois d'août 1915, c'est-à-dire peu de jours avant sa mort, le jeune héros, qui se trouvait, comme nous l'avons vu, aux environs d'Ypres, avait été photographié avec les officiers de son bataillon, par un photographe ambulant. Le 27 septembre suivant, au cours d'une séance avec le médium Peters, l'esprit qui parlait par la bouche de celui-ci, dit tout à coup et textuellement: «Vous avez plusieurs photographies de ce jeune homme. Avant son départ, on a fait un bon portrait de lui, deux,—non, trois.—Deux où il est seul, et un où il se trouve au milieu d'un groupe d'autres hommes. Il tient beaucoup à ce que je vous dise cela. Sur l'une des épreuves vous verrez sa canne.»
Or, à ce moment, dans l'entourage de Sir Oliver Lodge, on ignorait absolument l'existence de ce groupe. On n'attacha du reste pas grande importance à cette révélation; mais dans des séances subséquentes, notamment le 3 décembre, avant l'arrivée des épreuves, avant que personne les eût vues, les détails se précisent. D'après les déclarations de l'esprit, il s'agit bien d'un groupe d'une douzaine d'officiers, ou peut-être plus d'une douzaine, pris en plein air, devant une sorte de hangar. (Le médium trace avec le doigt des lignes verticales dans l'espace.) Les uns sont assis, les autres debout, dans le fond. Raymond est assis, quelqu'un s'appuie sur lui. Plusieurs épreuves ont été prises.
Le 7 décembre, les photographies arrivent à Mariemont, résidence de Sir Oliver Lodge. Ce sont trois épreuves légèrement différentes du même groupe de vingt et un officiers, sur trois rangs, le dernier rang debout, les deux autres assis. Le groupe est pris devant une sorte de hangar en planches, dont le toit présente des lignes verticales très apparentes. Raymond est assis au premier rang; à ses pieds, se trouve la canne dont on avait parlé dans la première révélation, et, détail extrêmement frappant, dans tout le groupe, il est le seul sur l'épaule de qui, dans deux épreuves, quelqu'un appuie la main, et dans la troisième, la jambe.
Cette manifestation est une des plus remarquables qu'on ait obtenues jusqu'ici, parce qu'elle exclut presque entièrement toute ingérence télépathique, c'est-à-dire toute communication de subconscient à subconscient, parmi les personnes présentes à la séance, qui toutes ignoraient absolument l'existence des photographies. Si l'on se refuse à admettre l'intervention du mort,—qui ne doit, j'en conviens, être admise qu'à la dernière extrémité,—il faut, pour expliquer la révélation, supposer que le subconscient du médium ou de l'un des assistants, à travers les dédales et les déserts immenses de l'espace et parmi des millions d'âmes étrangères, se soit mis en rapport avec le subconscient d'un des officiers ou des personnes qui avaient vu ces épreuves dont rien ne faisait soupçonner l'existence. C'est possible, mais tellement hasardeux, tellement prodigieux, que la survivance et l'intervention du défunt, sembleraient presque, en l'occurence, moins surnaturelles et plus vraisemblables.
Je n'entrerai pas dans le détail de nombreuses séances qui précédèrent ou suivirent celle-ci, et n'entreprendrai pas non plus de les résumer. Il faut, pour en partager l'émotion, lire les procès-verbaux qui reproduisent fidèlement ces étranges dialogues des vivants et des morts. On a l'impression que l'enfant qui n'est plus se rapproche chaque jour de la vie et s'entretient de plus en plus aisément, de plus en plus familièrement avec tous ceux qui l'ont aimé avant les ténèbres de la tombe. Il rappelle à chacun mille petits incidents oubliés. Il demeure parmi les siens, comme s'il ne les avait jamais quittés. Il est toujours présent et prêt à leur répondre. Il se mêle si bien à toute leur existence que personne ne songe à le pleurer. On l'interroge sur sa situation, on lui demande où il est, ce qu'il est, ce qu'il fait. Il ne se fait pas prier; il se déclare d'abord étonné de l'invraisemblable réalité de ce monde nouveau. Il y est très heureux, il se reforme, se condense, pour ainsi dire, et se ressaisit peu à peu. L'existence de l'intelligence et de la volonté, débarrassée du corps, est plus libre, plus légère, plus étendue, plus diffuse, mais se continue à peu près pareille à ce qu'elle était dans la chair. Le milieu n'est plus physique mais spirituel; et c'est une transposition sur un autre plan plutôt que la rupture, le bouleversement de fond en comble, les transformations inouïes que nous nous plaisons à imaginer. Après tout, n'est-ce pas assez plausible, et n'avons-nous pas tort de croire que la mort change tout, du jour au lendemain, et qu'il y ait, entre l'heure qui précède le décès et celle qui la suit, un abîme subit et inconcevable? Est-ce conforme aux habitudes de la nature? Le principe de vie que nous portons en nous, et qui sans doute ne peut s'éteindre, est-il à ce point modifié et opprimé par notre corps, qu'au sortir de celui-ci, il devienne, en un clin d'œil, tout à fait différent et méconnaissable?
Mais il faut que j'abrège; il faut même, pour ne pas dépasser les bornes de cette étude, que je néglige deux ou trois révélations moins frappantes que celle de la photographie, mais qui n'en sont pas moins assez étranges.
Évidemment, ce n'est pas la première fois que de telles manifestations se produisent; mais celles-ci sont vraiment d'une qualité plus haute que celles qui encombrent plusieurs volumes des Proceedings. Apportent-elles la preuve que nous demandons? Je ne le crois pas; mais cette preuve péremptoire sera-t-on jamais à même de nous la fournir? Que peut faire l'esprit désincarné qui veut établir qu'il continue d'exister? S'il nous parle des incidents les plus secrets, les plus intimes d'un passé commun, nous lui répondons que c'est nous, en nous-mêmes, qui retrouvons ces souvenirs. S'il entend nous convaincre par la description de son monde d'outre-tombe, tous les tableaux les plus sublimes, les plus inattendus qu'il en pourrait tracer, ne valent rien comme preuve, n'étant pas contrôlables. Si nous lui demandons de s'attester par une prédiction de l'avenir, il nous avoue qu'il ne le connaît pas beaucoup mieux que nous; ce qui est assez vraisemblable, attendu qu'une telle connaissance supposerait une sorte d'omniscience et partant d'omnipotence qui ne doit pas pouvoir s'acquérir en un instant. Il ne lui reste donc que les petites échappées, les précaires commencements de preuve du genre de ceux que nous trouvons ici. Ce n'est pas suffisant, j'en conviens, puisque la psychométrie, c'est-à-dire une manifestation de clairvoyance analogue, entre subconsciences vivantes, donne des résultats presque aussi étonnants. Mais ici comme là, ces résultats montrent tout au moins qu'il y a autour de nous des intelligences errantes, déjà affranchies des lois étroites et pesantes de l'espace et de la matière, qui parfois savent des choses que nous ne savons pas ou ne savons plus. Émanent-elles de nous, ne sont-elles que des manifestations de facultés encore inconnues; ou sont-elles extérieures, objectives et indépendantes de nous? Sont-elles seulement vivantes au sens où nous l'entendons pour nos corps, ou appartiennent-elles à des corps qui ne sont plus? C'est ce que nous ne pouvons pas encore décider; mais il faut convenir que dès qu'on admet leur existence, qui n'est plus guère contestable, il est bien moins difficile d'accepter qu'elles appartiennent à des morts.
En tout cas, si de telles expériences ne démontrent pas, de façon péremptoire, que les morts peuvent directement, manifestement et presque matériellement se mêler à notre existence et rester en contact avec nous, elles prouvent qu'ils continuent de vivre en nous beaucoup plus ardemment, plus profondément, plus personnellement, plus passionnément qu'on ne l'avait cru jusqu'ici; et c'est déjà bien plus qu'on n'osait espérer.