Les sentiers dans la montagne
XVIII
KARMA
I
Dépouillé de ses innombrables et inextricables complications orientales, qui répondent peut-être à des réalités mais sont invérifiables, Karma, l'infaillible Loi de Rétribution, est en somme ce que nous appelons plus vaguement, et sans trop y croire, la Justice immanente. Notre Justice immanente est une ombre assez vaine. Elle se manifeste fréquemment, il est vrai, à la suite d'actes monstrueux, de grands vices, de grands forfaits, de grandes iniquités; mais nous avons rarement l'occasion de constater qu'elle agit dans les mille petites injustices, cruautés, défaillances, malhonnêtetés, infamies de l'existence habituelle, quoique le poids total de ces méfaits mesquins, mais incessants, puisse être plus lourd que celui du crime le plus retentissant. En tout cas, son action étant plus éparse, plus diffuse, plus lente et plus souvent morale que matérielle, échappe presque toujours à notre observation; et comme, d'autre part, elle semble s'arrêter à l'instant de la mort, elle n'a presque jamais le temps d'exiger ce qui lui est dû, et, généralement, arrive trop tard au chevet d'un malade ou d'un agonisant qui a perdu conscience ou n'a plus le loisir d'expier.
Karma est donc, si l'on veut, la Justice immanente; seulement, ce n'est plus une déesse inconstante, inconsistante, incohérente, impuissante, erratique, capricieuse, inexacte, oublieuse, timide, inattentive, endormie, évasive, insaisissable et bornée par la tombe, mais un Dieu énorme et inévitable comme le Destin, un Dieu qui bouche toutes les issues, tous les horizons, tous les interstices de toutes les existences, omniprésent, omniscient, omnipotent, infaillible, impassible et incorruptible. Il est en nous comme nous sommes en lui. Il est nous-mêmes. Il est plus que nous: il est ce que nous sommes, tout en étant encore ce que nous fûmes et déjà ce que nous deviendrons. Nous sommes petits, évanescents et éphémères; il est grand, imperturbable, inébranlable, éternel. Rien ne lui échappe de ce qui nous échappe et sans doute nous échappera toujours par delà la tombe. Pas une action, pas une velléité, pas une pensée, pas l'ombre d'une intention, qui ne soit pesée plus rigoureusement qu'elle ne l'était par les quarante-deux juges posthumes qui attendaient l'âme sur l'autre rivage dont parle l'un des plus anciens textes de ce monde: le Livre des Morts égyptien. Tout est enregistré, daté, estimé, vérifié, classé, mis au compte du doit ou de l'avoir, de la récompense ou de l'expiation, au répertoire immense et éternel des clichés astraux. Il ne peut rien ignorer puisqu'il a pris part à tout ce qu'il juge; et il ne nous juge point du fond de notre ignorance présente, mais du haut de tout ce que nous apprendrons beaucoup plus tard. Il n'est pas seulement notre intelligence et notre conscience d'aujourd'hui qui s'éveillent à peine et ne comptent plus leurs erreurs; il est dès maintenant, déjà vivantes en nous quoique inactives, impuissantes, muettes et aveugles, notre intelligence et notre conscience à venir, alors qu'elles auront atteint, dans la suite des siècles, des évolutions, des expiations et des ascensions innombrables, les derniers sommets de la Sagesse et de la Clairvoyance.
A l'heure de notre mort, le compte semble clos; mais il dort simplement et nous ressaisira. Nous sommeillerons peut-être des centaines, voire des milliers d'années en «Dévachan», c'est-à-dire en l'état d'inconscience qui prépare à une incarnation nouvelle; mais au réveil, nous retrouverons, irrévocablement totalisés, l'actif et le passif; et notre Karma prolongera simplement la vie que nous avons quittée. Il continuera d'y être nous-mêmes et d'y assister à l'épanouissement des conséquences de nos fautes et de nos mérites et d'y voir ensuite fructifier d'autres causes en d'autres effets, jusqu'à la consommation des temps où toute pensée née sur cette terre finit par le perdre de vue.
II
Karma, on le voit, est, en somme, l'entité immortelle que l'homme forme par ses actes et ses pensées et qui le suit ou plutôt l'enveloppe et l'absorbe à travers ses vies successives et se modifie comme il se modifie sans cesse, mais en conservant toutes les empreintes antérieures. Les pensées, dit très justement la doctrine, construisent le caractère, les actions font l'entourage. Ce que l'homme a pensé, il l'est devenu; ses qualités, ses dons naturels s'attachent à lui comme les résultats de ses idées. Il est, en toute vérité, créé par lui-même. Il est, dans le sens le plus complet du mot, responsable de tout ce qu'il est. Il se trouve enveloppé dans le filet de tout ce qu'il a fait. Il ne peut ni défaire ni détruire le passé; mais, autant que les effets en sont encore à venir, il lui est possible de modifier ceux-ci ou de les retourner par des forces nouvelles. Rien ne peut le toucher qu'il n'ait mis en mouvement, aucun mal ne peut lui être fait qu'il ne l'ait mérité. Dans le déroulement infini des éternités, il ne rencontrera jamais d'autre juge que lui-même.
III
Il est certain que l'idée de ce juge suprême qui est la conscience sans rupture à travers les siècles et les millénaires, qui est chacun de nous de plus en plus éclairé, de plus en plus incorruptible et infaillible, mène à la morale la plus élevée, la plus sincère et la plus pure qu'il soit possible de concevoir et de sanctionner ici-bas. Le juge et l'accusé ne se trouvent pas face à face, ils sont l'un dans l'autre et ne forment qu'une seule et même personne. Ils ne peuvent rien se cacher et ont tous deux le même intérêt urgent à découvrir la moindre faute, l'ombre la plus légère et à se purifier le plus promptement, le plus complètement possible pour mettre un terme aux réincarnations et vivre enfin dans l'Être unique. Les meilleurs, les plus saints sont près d'y parvenir dès cette existence; mais détachés de tout, il ne cessent d'agir pour le bien de tous, car déjà ils se sentent tout. Ils vont plus loin que le mystique chrétien qui attend une récompense du dehors; ils sont leur propre récompense. Ils vont plus loin que Marc-Aurèle, le grand désenchanté, qui continue d'agir sans espérer que son action puisse profiter aux autres; ils savent que rien n'est inutile, que rien ne peut se perdre; c'est quand ils n'ont plus aucun besoin qu'ils travaillent avec la plus sereine ardeur.
Au rebours de ce qu'on croit trop généralement, cette morale, qui conduit au repos absolu, préconise l'activité. Écoutez à ce sujet les grands enseignements du Bhagavad Gita, le Chant du Seigneur, qui est peut-être, comme le pensent, non sans raison, ses traducteurs, le plus beau, c'est-à-dire le plus haut livre qui soit actuellement connu: «Notre affaire n'est que l'action, et jamais son fruit. Ceux-là sont à plaindre qui travaillent pour le fruit. Il faut accomplir l'action en communion avec le divin, c'est-à-dire en visant le Soi partout, en renonçant à tout attachement aux choses, également balancé entre le succès et le revers. Ce n'est pas en s'abstenant d'agir qu'on se libère de l'activité nécessaire, ni en renonçant simplement à l'action qu'on s'élève à la perfection. Il faut accomplir l'action qui convient, parce que l'action est supérieure à l'inaction et qu'en restant inactif on ne maintiendrait même pas l'existence du corps. Le monde est soutenu par toute action qui n'a que le sacrifice, c'est-à-dire le don volontaire de soi, pour objet; c'est dans ce don volontaire, sans attachement aux formes que l'homme doit accomplir l'action. Il faut accomplir l'action à seule fin de servir les autres. Celui qui voit l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, est un sage parmi les hommes; il est harmonisé aux vrais principes, quelque action qu'il fasse. Un tel homme, ayant abandonné tout attachement au fruit de l'action, toujours content, ne dépendant de personne, bien que faisant des actions, est comme s'il n'en faisait pas. Le Sage, donc, heureux de tout ce qui lui advient, libéré des contraires, sans envie, égal dans le plaisir et dans la peine, dans le succès et l'insuccès, peut agir sans être lié; parce que n'étant plus attaché à quoi que ce soit, toutes ses pensées empreintes de sagesse et tous ses actes faits de sacrifices sont comme évaporés…»
N'oublions pas que ceci, qui fait partie du Mahabharata, le plus gigantesque poème de la terre, fut écrit il y a quatre ou cinq mille ans.
IV
Quelle que soit la plausibilité de la doctrine ou de la révélation, il est incontestable que cette morale et cette justification de la justice est la plus antique en même temps que la plus belle et la plus rassurante que l'homme ait imaginée. Mais elle est fondée sur un postulat que nous sommes peut-être trop enclins à refuser aveuglément. Elle demande, en effet, qu'on admette avant tout que notre existence ne finisse pas à l'heure de notre mort et que l'esprit ou le souffle vital, qui ne périt point, cherche un asile et reparaisse en d'autres corps. Au premier moment, le postulat semble énorme, inacceptable; mais, à l'examiner de plus près, son aspect devient beaucoup moins étrange, moins arbitraire et moins déraisonnable. Il est d'abord certain que si tout se transforme, rien ne périt ou n'est anéanti dans un univers qui n'a pas de néant et où le néant seul demeure absolument inconcevable. Ce que nous appelons néant ne saurait donc être qu'un autre mode d'existence, de persistance et de vie; et si l'on ne peut admettre que le corps qui n'est que matière, soit anéanti dans sa substance, il est non moins difficile d'accepter que, s'il était animé par un esprit,—ce qu'il n'est guère possible de contester,—cet esprit disparaisse sans laisser aucune trace.
Voilà le premier point du postulat, et le plus important, nécessairement accordé. Reste le second: les réincarnations successives. Ici, il est vrai, nous n'avons que des hypothèses et des probabilités. Il faut bien que cet esprit, cette âme, ce principe ou ce souffle de vie, cette pensée, cette substance immatérielle, peu importe le nom qu'on lui donne, s'en aille ou réside quelque part, fasse ou devienne quelque chose. Il peut errer dans l'infini de l'espace et du temps, s'y dissoudre, s'y perdre et y disparaître, ou du moins s'y mêler, s'y confondre avec ce qu'il y rencontre et finalement être absorbé dans l'immense énergie spirituelle ou vitale qui paraît animer l'univers. Mais de toutes les hypothèses, la moins vraisemblable n'est pas celle qui nous dit qu'au sortir d'un corps devenu inhabitable, au lieu de s'évader et s'égarer dans l'illimité qui l'épouvante, il cherche autour de soi un séjour analogue à celui qu'il vient de quitter. Évidemment, ce n'est qu'une hypothèse; mais, dans notre ignorance totale et terrible, elle se présente avant toute autre. Nous n'avons pour l'appuyer que la plus ancienne tradition de l'humanité, une tradition peut-être préhumaine et en tout cas tout à fait générale; et l'expérience tend à démontrer qu'au fond de ces traditions et de ces consentements universels, il y a presque toujours une grande vérité et qu'il convient de leur accorder plus d'importance et de valeur qu'on ne l'a fait jusqu'ici.
V
Quant aux preuves, ou plutôt aux prodromes de commencements de preuve, on n'a guère que les expériences du colonel de Rochas qui, au moyen de passes magnétiques, est parvenu à faire remonter à quelques médiums exceptionnels, non seulement tout le cours de leur existence actuelle, jusqu'à leur petite enfance, mais encore celui d'un certain nombre d'existences antérieures. Il est incontestable que ces expériences très sérieuses, très scientifiquement conduites, sont fort troublantes; mais le danger de la suggestion inconsciente ou de la télépathie n'en est pas et sans doute n'en sera jamais suffisamment écarté pour qu'elles deviennent réellement probantes.
On trouve encore, dans le même ordre d'idées, certains cas de réincarnation, comme celui d'une des fillettes du docteur Samona, relaté dans le numéro de juillet 1913 des Annales des Sciences psychiques. Ce cas, presque indubitable, est très curieux; mais s'il n'est pas unique, ceux qui s'en rapprochent sont trop rares pour qu'on en puisse faire état.
Restent enfin ce qu'on appelle les réminiscences prénatales. Il arrive assez souvent qu'un homme transporté dans un pays inconnu, dans une ville, un palais, une église, une maison, un jardin qu'il n'avait jamais visités, y éprouve l'étrange et très nette impression du «déjà vu». Il lui semble tout à coup que ces paysages, ces voûtes, ces salles, jusqu'aux meubles, aux tableaux qu'il y rencontre, lui sont familiers et qu'il en reconnaît tous les aîtres, tous les recoins, tous les détails. Qui de nous, ne fût-ce qu'une fois dans sa vie, n'a vaguement éprouvé une impression analogue? Mais souvent les réminiscences sont si nettes que celui, en qui elles se réveillent, peut servir de guide dans la maison ou le parc qu'il n'avait jamais parcouru et décrire d'avance ce qu'on trouvera dans telle pièce ou au détour de telle allée. Est-ce réellement souvenir d'existences antérieures, phénomène télépathique ou mémoire ancestrale et héréditaire? La même question se pose au sujet de certaines aptitudes ou facultés innées, en vertu desquelles on voit des enfants de génie, musiciens, peintres, mathématiciens ou simples artisans, connaître d'emblée presque tous les secrets de leur art ou de leur métier avant de les avoir appris. Qui oserait en décider?
Voilà à peu près tout ce qu'on peut invoquer en faveur de la réincarnation. Ce n'est pas suffisant pour emporter la balance. Mais toutes les autres suppositions, théories ou religions, hors le spiritisme, qui du reste s'accorde parfaitement avec les existences successives, ont de moins solides étais et même, à dire le vrai, n'en possèdent point du tout. Ils auraient donc mauvaise grâce de reprocher à celle que nous examinons la fragilité de ses arguments.
Encore une fois, qu'il serait souhaitable que tout cela fût vrai! Il n'y aurait plus d'incertitudes morales, plus d'inquiétude de la justice. Et c'est si beau, si parfait, que c'est peut-être réel. Un tel rêve, fait depuis si longtemps, depuis l'origine du monde, par tant de milliards d'hommes et qui, malgré des déformations nombreuses et profondes, fut en somme l'unique rêve de l'humanité, il est bien difficile d'admettre que d'un bout à l'autre il soit faux. Il n'est pas possible d'établir qu'il est fondé; mais au rebours de la plupart des religions qui en dérivent, il n'est pas possible non plus de démontrer qu'il est imaginaire et fabriqué de toutes pièces; et, dans le doute, pourquoi ne serait-il pas permis à la raison qu'il ne froisse jamais, de l'accepter, et au cœur d'espérer et d'agir comme s'il était vrai, en attendant que la science le confirme ou l'infirme ou nous en donne un autre qu'elle ne sera peut-être jamais à même d'élaborer?
Ce qui rebute d'abord beaucoup de ceux qui l'étudient, c'est l'affirmation trop assurée et arbitraire de mille petits détails, interpolations probables, comme en toutes religions, d'esprits inférieurs animés d'un zèle étroit et maladroit. Mais ces détails, regardés d'un peu haut, n'altèrent en rien les grandes lignes qui demeurent incommensurables, admirables et pures.
VI
Du reste, que la réincarnation soit admise ou rejetée, il y a sûrement survivance, puisque la mort et le néant ne se peuvent concevoir: et tout se réduit une fois de plus au problème de l'identité continuée. Même dans la réincarnation, cette identité, à notre point de vue actuel et borné, n'aurait qu'un intérêt relatif, attendu que toute mémoire des existences antérieures étant abolie, elle nous échapperait forcément. Demandons-nous, au surplus, si cette question de la personnalité sans solution de continuité a réellement l'importance que nous y attachons; et si cette importance n'est pas une erreur, un aveuglement passagers de notre égoïsme, de notre intelligence terrestres. Toujours est-il que nous l'interrompons et la perdons chaque nuit sans nous en inquiéter. Il nous suffit d'être assuré que nous la retrouverons au réveil pour nous tranquilliser. Mais supposons que ce ne soit pas le cas et qu'un soir on nous avertisse que nous ne la récupérerons point, qu'au matin suivant nous aurons oublié toute notre existence passée et recommencerons une vie nouvelle sans aucun souvenir qui nous rattache à l'ancienne. Aurions-nous la même épouvante, le même désespoir que si nous avions été prévenu que nous ne nous réveillerions point et serions précipité dans la mort? Je ne le crois pas, je pense même que nous en prendrions assez allègrement notre parti. Peu nous chaudrait que nous eussions à perdre la mémoire d'un passé, mêlé comme tous les passés, de plus de maux que de biens, pourvu que la vie continuât. Ce ne serait plus notre vie, elle n'aurait plus rien de commun avec celle de la veille; néanmoins nous ne croirions pas la perdre et nous garderions je ne sais quel espoir de retrouver ou de reconnaître quelque chose de nous-même dans l'existence à venir. Nous aurions soin de préparer celle-ci, de la mettre à l'abri du malheur et de la misère, de la rendre d'avance aussi agréable, aussi heureuse que possible. Il pourrait, il devrait en être de même, non seulement si nous croyons à la réincarnation, parce que le cas serait à peu près identique, mais encore si nous n'y croyons pas, puisqu'une survivance quelconque est presque certaine et que l'anéantissement total est réellement inconcevable.
VII
Peut-être, avec un peu de courage et de bonne volonté, nous serait-il possible, dès cette existence, de regarder plus haut et plus loin, de dépouiller un instant cet étroit et morne égoïsme qui ramène tout à soi, de nous dire que l'intelligence ou le bien que nos pensées et nos efforts répandent dans des sphères spirituelles n'est pas entièrement perdu, même quand il n'est pas certain que le petit noyau de mesquines habitudes et de médiocres souvenirs que nous sommes en jouisse exclusivement. Si les bonnes actions que nous avons faites, les intentions ou les pensées hautes ou simplement honnêtes que nous avons eues, s'attachent et profitent à une existence où nous ne reconnaîtrons pas la nôtre, ce n'est pas une raison suffisante pour les estimer inutiles et leur dénier toute valeur. Il est bon de nous rappeler parfois que nous ne sommes rien si nous ne sommes tout, et d'apprendre dès maintenant à nous intéresser à quelque chose qui ne soit pas uniquement nous-même et à vivre déjà de la vie plus vaste, moins personnelle, moins égoïste qui bientôt, et sans aucun doute, quelle que soit notre foi, sera notre vie éternelle, la seule qui compte et la seule à laquelle il soit sage de nous préparer.
VIII
Si l'on n'admet pas la réincarnation, Karma n'en subsiste pas moins; un Karma mutilé, il est vrai, écourté, sans ampleur, dont l'horizon est borné par la mort, qui commence sa besogne et fait de son mieux dans le peu de temps qu'il a devant soi; mais moins négligeable, moins impuissant, inactif et désarmé qu'on ne croit. En agissant dans son étroite sphère, il nous donne une idée assez exacte, bien que fort incomplète de ce qu'il ferait dans la grande que nous lui refusons. Mais ceci nous ramènerait à la question très discutable de la justice en ce monde. Elle est à peu près insoluble, parce que ses opérations décisives, étant intérieures et secrètes, échappent à l'observation. Après bien d'autres qui du reste l'avaient fait mieux que moi, j'en ai parlé ailleurs, notamment dans Sagesse et Destinée et dans le Mystère de la Justice; mais, comme dirait la sultane Schéhérazade, il n'y a pas d'utilité à le répéter.
IX
Revenons donc au Karma proprement dit, au Karma idéal. Il récompense le bien et punit le mal dans la suite infinie de nos vies. Mais d'abord, se demandera-t-on, qu'est-ce que ce bien, qu'est-ce que ce mal, qu'est-ce que la pire ou la meilleure de nos petites pensées, de nos petites intentions, de nos petites actions éphémères, au regard de l'immensité sans bornes du temps et de l'espace? N'y a-t-il point disproportion absurde entre l'énormité du salaire ou du châtiment et l'exiguïté de la faute ou du mérite? Pourquoi mêler les mondes, les éternités et les dieux à des choses qui, monstrueuses ou admirables d'abord, ne tardent pas, même dans les dérisoires limites de notre vie, à perdre peu à peu toute l'importance que nous leur accordions, à s'effacer, à disparaître dans l'oubli? Il est vrai, mais il faut bien parler des choses humaines en êtres humains et à l'échelle humaine. Ce que nous appelons mal ou bien, est ce qui nous fait du mal ou du bien, ce qui nuit ou profite à nous-même ou aux autres; et tant que nous vivrons sur cette terre, à peine de disparaître, il nous faudra bien y attacher une importance qu'en eux-mêmes ils n'ont point. Les plus hautes religions, les plus altières spéculations métaphysiques, dès qu'il s'agit de morale, d'évolution et d'avenir humains, furent toujours obligées de se réduire aux proportions humaines, de devenir anthropomorphes. Il y a là une nécessité irréductible, en vertu de laquelle, malgré les horizons qui tentent de toutes parts, il convient de borner ses pensées et ses regards.
X
Bornons-les donc et demandons-nous encore, en demeurant cette fois dans notre sphère, ce qu'est en somme ce mal que punit Karma? Si l'on va tout au fond des choses, le mal provient toujours d'un défaut d'intelligence, d'un jugement erroné, incomplet, obscurci ou borné de notre égoïsme qui ne nous fait voir que les avantages prochains ou immédiats d'un acte nuisible à nous-même ou aux autres, en nous cachant les conséquences lointaines mais inévitables qu'un tel acte finit toujours par engendrer. Toute l'éthique, en dernière analyse, ne repose que sur l'intelligence; et ce que nous appelons cœur, sentiments, caractère, n'est en fait que de l'intelligence accumulée, cristallisée, acquise ou héritée, devenue plus ou moins inconsciente et transformée en habitudes ou en instincts. Le mal que nous faisons, nous ne le faisons que par un égoïsme qui se trompe, qui voit trop près de soi les limites de son être. Dès que l'intelligence élève le point de vue de cet égoïsme, les limites s'étendent, s'élargissent, finissent par disparaître. Le terrible, l'insatiable moi qui nous cache la face de l'abîme perd son centre d'attraction et d'avidité, se reconnaît, se retrouve et s'aime en toutes choses. Ne croyons pas aveuglément à l'intelligence des méchants qui réussissent, au bonheur dans le crime. Il faudrait voir l'envers, c'est-à-dire la réalité souvent affreuse de ces succès; et puis, cette intelligence, sous forme d'habileté, de ruse, de déloyauté, est de l'intelligence spécialisée, canalisée dans un étroit circuit et, comme un jet d'eau étranglé, très puissante sur un point; mais non pas de l'intelligence véritable et générale, large et généreuse. Dès que s'ouvre celle-ci, il y a nécessairement honnêteté, justice, indulgence, amour et bonté, parce qu'il y a horizon, altitude, expansion, plénitude; parce qu'il y a connaissance instinctive ou consciente des proportions humaines, de l'éternité de l'existence et de la brièveté de la vie, de la situation de l'homme dans l'univers, des mystères qui l'enveloppent et des liens secrets qui le rattachent à tout ce qu'on voit comme à tout ce qu'on ne voit pas sur la terre et dans les cieux.
XI
Karma punirait donc le défaut d'intelligence? Et d'abord pourquoi pas? C'est le seul mal réel sur cette terre; et si tous les hommes étaient souverainement intelligents, il n'y aurait plus de malheureux. Mais où serait la justice? Nous possédons l'intelligence que la nature nous a donnée; c'est elle et non point nous qui devrait être responsable. Entendons-nous. Karma ne punit pas à proprement parler; il nous met simplement, après nos existences et nos sommeils successifs, au plan où notre intelligence nous avait laissés, entourés de nos actes et de nos pensées. Il constate et enregistre. Il nous prend tels que nous nous sommes faits, nous donne l'occasion de nous refaire, d'acquérir ce qui nous manque et de nous élever aussi haut que les plus hauts. Nous nous éléverons forcément, mais la lenteur ou la rapidité de notre ascension ne dépend que de nous. En fin de compte, l'injustice apparente qui accorde aux uns plus d'intelligence qu'aux autres, n'est qu'une question de date, une loi de croissance, d'évolution, qui est la loi fondamentale de toutes les vies que nous connaissons, depuis l'infusoire jusqu'aux astres. Nous ne pourrions nous plaindre que d'être venus plus tard que les autres; mais les autres à leur tour, avec plus de raison, pourraient se plaindre d'avoir été appelés trop tôt, de n'avoir pu profiter tout de suite de tout ce qui depuis leur naissance fut acquis. Il eût donc fallu, pour éviter nos récriminations, que d'emblée nous fussions tous sur le même plan, que nous fussions tous nés en même temps. Mais alors, l'univers eût été parfait, complet, immuable; immobile depuis le premier moment de son existence et de la nôtre. C'eût peut-être été préférable, mais il n'en est pas, il n'est sans doute pas possible qu'il en soit ainsi; en tout cas, aucune métaphysique, aucune religion, pas même la première, la plus grande, la plus haute, mère de toutes les autres, n'a eu l'idée d'écarter l'indiscutable, l'indubitable loi du mouvement infini, de l'éternel devenir; et il faut convenir que tout semble lui donner raison. Il est probable que rien ne serait s'il en était autrement; et que quelque chose ne peut être qu'à condition de devenir meilleur ou pire, de monter ou de descendre, de se composer pour se décomposer et se recomposer, et que le mouvement est plus essentiel que l'être ou la substance. Il en est ainsi parce qu'il en est ainsi. Il n'y a rien à faire, rien à dire, il n'y a qu'à constater. Nous sommes dans un monde où la matière périrait et disparaîtrait plutôt que le mouvement; ou plutôt où matière, espace, durée, existence et mouvement ne sont qu'une seule et même chose.
XII
Mais nous vivons aussi dans un monde où notre raison ne rencontre que l'impossible, l'insoluble et l'incompréhensible. Les interprétations suprêmes ne font que déplacer l'énigme, pour nous permettre d'entrevoir de plus haut l'immensité sans bornes où nous nous débattons. Donc, à côté des explications puériles, qu'à la suite de déformations successives toutes les religions ont tirées de la religion source, trois hypothèses finales s'offrent à notre choix: d'une part, le néant, l'inertie et la mort absolus qui sont inconcevables; d'une autre, le hasard et ses éternels recommencements sans modifications, sans espoir, sans but et sans fin, ou qui, s'ils mènent à quelque chose, mèneraient soit à l'anéantissement inconcevable, soit à la troisième hypothèse; le meilleur devenir infini, jusqu'à l'absorption totale dans l'imperfectible, l'immuable, l'immobile qui, comme je l'ai dit ailleurs, devrait déjà avoir eu lieu dans l'éternité qui nous précède, attendu qu'il n'y a aucune raison pour que ce qui n'a pu se faire dans cette éternité se puisse faire dans l'éternité à venir, laquelle n'est pas plus infinie, n'a pas plus d'étendue, n'offre pas plus de chances et n'est pas d'une autre nature que l'éternité passée.
La religion mère elle-même, la seule qui soit encore acceptable, rende compte de tout et qui ait tout prévu, ne sort pas de cette dernière impasse en étendant à des milliards d'années la durée d'un jour de Brahma, c'est-à-dire la période d'évolution, d'expiration, d'extériorisation et d'activité, et à un nombre égal de milliards d'années la durée d'une nuit de ce dieu, c'est-à-dire la période d'involution, d'inspiration, d'intériorisation, de sommeil ou d'inertie, pendant laquelle tout est réabsorbé dans la divinité ou l'unique absolu. Elle n'en sort pas davantage en multipliant ensuite ces jours et ces nuits par cent années qui forment une vie et cette vie par cent vies qui mènent à des chiffres qui ne sont plus exprimables; après quoi, un autre univers recommence.
Il y aurait donc également ici ou recommencement éternel sans espoir et sans but, ou, si progression il y a, perfection finale et immobilité qui devraient déjà être atteintes. Que chacun tire de tout ceci les conclusions qu'il voudra, qu'il pourra, ou s'incline, une fois de plus, en silence, devant l'Inconnaissable.
FIN