Les sentiers dans la montagne
XIV
MACROCOSME ET MICROCOSME
Les biologistes constatent que l'embryon humain récapitule—très rapidement durant les premiers mois de son évolution, plus lentement dans les derniers—toutes les formes de vie qui ont précédé l'homme sur cette terre.
La tache arrondie qu'est le germe devient une sphère creuse, une sorte de sac à paroi double, qu'on appelle Gastrula et dont l'orifice d'invagination resserré prend le nom de Blastopore. C'est la vie protozoaire, le début, encore gélatineux, de la vie animale, à laquelle succède, à la suite de transformations qu'il serait trop long d'énumérer, la vie polypéenne.
Puis, de chaque côté de la tête, apparaissent les «arcs branchiaux», qui correspondent aux branchies des poissons. A la fin du premier mois, les membres ne sont encore que de simples bourgeons; par contre, l'embryon est pourvu d'une queue qui, repliée, lui touche presque le front. Il a alors l'aspect d'un têtard et vit d'une vie toute aquatique, baigné dans le liquide amniotique qui représente pour lui l'eau dans laquelle évoluent librement les embryons des poissons et des batraciens.
Il s'agit maintenant de prendre une résolution et de savoir ce qu'on en fera. Il se trouve à peu près dans la situation où se trouvait la vie à l'origine des espèces; et la nature, comme pour humilier l'homme ou s'humilier elle-même en se remémorant ses erreurs et ses hésitations, recommence ses tâtonnements, ses impairs, ses repentirs et ses expériences ratées. Des formes ébauchées, comme la corde dorsale, se résorbent, les reins primitifs disparaissent pour faire place aux reins définitifs qui sont gigantesques et remplissent la plus grande partie de la cavité péritonéale. Gigantesque est aussi le foie qui envahit presque toute la cavité viscérale, gigantesque la tête presque aussi grosse que le reste du corps; et dans cette gigantesque tête se forment les vésicules oculaires primitives qui sont également énormes, comme est énorme la vésicule ombilicale. C'est la période incohérente et monstrueuse qui correspond à l'époque de démence et de gigantisme où la nature, encore inexpérimentée, ébauchait aveuglément des êtres incertains, formidables, hétéroclites, déséquilibrés, à la fois oiseaux, crocodiles, éléphants et poissons, comme si elle n'avait pas encore pris son parti, opéré ses classifications, dégagé ses lois et acquis le sens des proportions, de la mesure et des conditions essentielles au maintien de la vie qu'elle créait.
Voilà, en gros, la récapitulation qui se passe sous nos yeux; mais dont, sans doute, beaucoup d'incidents nous échappent ou ne fixent pas assez notre attention, car il est possible qu'ils reproduisent des formes que nous ne connaissons pas, qui n'ont même pas laissé de traces géologiques, attendu que le nombre des espèces disparues est infiniment plus grand que celui des espèces que nous connaissons.
Le docteur Hélan Jaworski peut donc très justement affirmer que la période embryonnaire correspond à la période géologique. Et de même que dans la grande évolution terrestre, nous voyons disparaître peu à peu les poissons cuirassés, les monstrueux reptiles, les gigantesques mammifères, dans la petite évolution embryonnaire, nous voyons se dissoudre le rein primitif, la corde dorsale, la vésicule ombilicale, le foie diminuer, la disproportion de la tête au reste du corps s'amoindrir, en un mot la nature s'assagir, reconnaître ses torts, profiter de son expérience, réparer de son mieux ses erreurs et, peu à peu, acquérir le sens de l'équilibre, de l'économie et de la mesure.
Entre la période géologique qui correspond à l'apparition de l'homme sur la terre et la naissance de l'enfant, le docteur Jaworski trouve d'autres analogies ingénieuses mais un peu plus risquées. L'accouchement est, en effet, précédé d'un déluge en miniature causé par le déchirement des enveloppes fœtales qui laissent échapper le liquide amniotique. Puis, l'enfant, au moment où il entre dans la vie, connaît brusquement une sorte de période glaciaire. Il passe, en effet, d'un milieu où règne une température de plus de trente-sept degrés, à l'air extérieur qui en compte à peine seize ou dix-huit. L'impression de froid est si terrible qu'elle arrache au nouveau-né son premier cri de douleur.
Quelle est la signification de cette étrange récapitulation?
Le docteur Jaworski est d'avis que si la petite évolution embryonnaire qui prépare la naissance de l'homme, répète la grande évolution terrestre, cette dernière ne serait de son côté qu'une vaste période embryonnaire qui préparerait une naissance qu'on ne peut pas encore imaginer. Je ne sais s'il réussira à étayer suffisamment cette gigantesque hypothèse. S'il y parvient, il nous aura réellement fait faire, ainsi qu'il le promet, «un pas dans l'essence des choses». En attendant, par ses travaux préparatoires, il nous aura toujours fait faire un autre pas très utile, vers une vérité, incontestable, cette fois, qui, pour être moins inattendue n'a jamais été mise en lumière avec autant de patience et n'est pas moins grosse de conséquences.
Le docteur Jaworski entreprend donc de démontrer que le corps de l'homme réunit en lui, nettement reconnaissables, tous les êtres vivants qui existent actuellement sur cette terre et qui y ont existé depuis l'origine de la vie. En d'autres termes, chaque être résume en lui tous ceux qui l'ont précédé; et l'homme, le dernier venu, renferme l'Arbre biologique tout entier, à tel point que si l'on dissociait son corps, si l'on pouvait séparer chacun de ses organes et les maintenir isolément en vie, on parviendrait à reconstituer toutes les formes existantes, à repeupler la terre de toutes les espèces qu'elle a portées, depuis le protoplasme primitif jusqu'à cette synthèse, cet aboutissement que nous sommes.
On pourrait aller plus loin et affirmer, comme le font les occultistes orientaux, que nous renfermons également en nous, en germe ou à l'état d'ébauche, tous les êtres, toutes les formes qui viendront après nous. Mais ici nous quitterions la science proprement dite pour nous égarer dans une hypothèse naturellement invérifiable.
Ainsi donc, ce n'est pas seulement au figuré, comme le pressentait le langage courant quand il parle de l'arbre vasculaire, des rameaux nerveux, de la grappe ovarienne, ce n'est pas seulement par analogie mais au pied de la lettre et dans toute la rigueur scientifique que notre cœur n'est au fond qu'une méduse, que nos reins sont des éponges, que nos intestins représentent les polypes et notre squelette les polypiers, que nos organes reproducteurs sont des vers ou des mollusques, que la colonne vertébrale et la moelle épinière remplacent les échinodermes, tandis que les brachiopodes et les cténophores renaîtraient de notre œil, que les reptiles se retrouveraient dans notre appareil digestif et les oiseaux dans notre appareil respiratoire; et ainsi de suite.
Je le répète, il ne s'agit pas ici de métaphores et de correspondances plus ou moins approximatives, élastiques et plausibles, mais de constatations rigoureusement et méticuleusement établies.
Je ne puis naturellement vous mettre sous les yeux les détails de la démonstration du docteur Jaworski. Elle ne saurait admettre la moindre solution de continuité, et, à travers les trois volumes publiés jusqu'ici, nous mène à des conclusions qu'il est bien difficile de contester. On affirmait sans trop y croire et sans y regarder de trop près que l'homme est un microcosme. Il semble bien prouvé aujourd'hui que ce n'est pas seulement littérairement défendable, mais scientifiquement exact. Nous sommes une colonie préhistorique, immense et innombrable, une agglomération vivante de tout ce qui vit, a vécu et probablement vivra sur la terre. Nous ne sommes pas seulement les fils ou les frères des vers, des reptiles, des poissons, des batraciens, des oiseaux, des mammifères ou de n'importe quel monstre qui a souillé ou épouvanté la surface du globe; nous les portons en nous, nos organes ne sont qu'eux, nous en nourrissons tous les types, ils n'attendent qu'une occasion pour s'évader de nous, reparaître, se reconstituer, se développer et nous replonger dans la terreur. A leur propos, aussi justement qu'à propos des pensées secrètes, des vices et des fantômes qui nous peuplent, on pourrait répéter le mot que le vieillard d'Emerson disait à ses enfants affolés par une étrange figure dans la sombre entrée: «Mes enfants, vous ne verrez jamais rien de pire que vous-mêmes!» Si toutes les espèces disparaissaient et que seul l'homme subsistât, aucune ne serait perdue et toutes pourraient renaître de son corps, comme si elles sortaient de l'Arche de Noé, depuis le protozoaire presque invisible, jusqu'aux formidables colosses d'avant le déluge qui lècheraient les toits de nos maisons.
Il est donc assez probable que toutes ces espèces prennent part à notre existence, à nos instincts, à tous nos sentiments, à toutes nos pensées; et nous voici une fois de plus ramenés aux grandes religions de l'Inde qui avaient pressenti toutes les vérités que nous découvrons peu à peu et, il y a des milliers d'années, nous affirmaient déjà que l'homme est tout et doit reconnaître son essence en tout être vivant.