Naples : $b Les légendes et la réalité
XI
Mégaride.
A l’endroit où la mer du Chiatamone est le plus agitée et vient se briser en écume blanche contre les noirs rochers qui sont les formidables fondations du château de l’Œuf ; là, où le regard mélancolique du penseur découvre un paysage triste qui glace le cœur, il y avait autrefois, dans le temps des temps, cent ans au moins avant la naissance du Christ-Rédempteur, une vaste île fleurie qui s’appelait Mégaride ou Megara, ce qui signifie « grande », dans le doux idiome grec. Ce morceau de terre s’était détaché de la plage Platamonia, mais sans beaucoup s’éloigner ; et comme si le ferment printanier eût passé de la colline à l’île par les flots de la mer, quand la belle saison couronnait de roses et de jasmin les montagnes, l’île fleurissait également au milieu de l’onde salée, comme un gigantesque bouquet que la nature y faisait surgir, comme un autel élevé à Flora, la déesse parfumée. Pendant les nuits d’été, de douces musiques s’élevaient au-dessus de l’île et, sous les rayons de la lune, il semblait que les nymphes marines, ombres légères, se livraient à des danses sacrées et enivrantes ; aussi le passant qui se trouvait sur la rive, par respect pour la divinité, détournait les yeux en s’éloignant et les couples d’amants qui aimaient à errer, enlacés le long de la plage, envoyaient un salut à l’île divine et baissaient la tête pour ne pas troubler la danse auguste. Certes, l’île, avec ses buissons verdoyants, ses bois profonds, ses fraîches prairies et ses roseaux jaseurs, devait être habitée par des Dryades et des Néréides : autrement, elle n’aurait pas été si gaie sous le soleil, si magique sous la clarté lunaire, toujours colorée, toujours sereine, toujours odorante. Elle était divine, puisque des déesses y demeuraient.
Mais Lucullus, le fort guerrier, l’ami des lettrés, le premier parmi les épicuriens, habitué à satisfaire tous ses caprices, aimait les villas entourées d’eau de toutes parts ; il était mortellement las de son splendide palais de Rome, de sa maison de campagne de Baia, de sa villa de Tusculum, de sa villa de Pompéi. Il en voulut une dans l’île de Mégaride et il l’eut. Il viola la demeure des nymphes marines, pour en faire sa propre demeure ; il voulut posséder les prés, les bosquets de roses, les falaises qui descendaient mollement dans la mer : ses belles esclaves prirent la place des sirènes. Celles-ci regrettèrent seulement les grottes de corail, au milieu des algues vertes et allèrent se plaindre à Poseidon, qui ne les écouta pas. La villa magnifique fut construite et des jardins dignes d’un empereur jaillirent comme par enchantement ; dans les viviers se battirent les murènes à la vilaine tête de serpent et à la chair délicate ; dans les volières gazouillèrent les oiseaux les plus rares, destinés aux estomacs les plus délicats ; sous les portiques de la villa résonnèrent la cythare et le théorbe en l’honneur de Servilia, la sœur de Caton, l’épouse de Lucullus, la plus belle des dames romaines. Il y eut des danses joyeuses, de magiques illuminations, des jeux, des festins, comme seul Lucullus savait en donner. Il y eut des parfums de nard, des coupes de cristal teinté où des perles se dissolvaient dans le vin généreux ; il y eut des toges de pourpre, des péplums de byssus, des gemmes merveilleuses, des couronnes de roses — il y eut l’éternel cantique à la beauté et à l’amour. Là, accoururent pour se réchauffer à la lumière des yeux de Servilia, les jeunes gens timides qui n’osaient pas prononcer une parole devant elle et les jeunes gens hardis dont le verbe dépassait le regard en audace, des hommes mûrs et graves qui souriaient encore à l’amour, des vieillards qui soupiraient après la jeunesse ; et Servilia riait, jeune et gaie, heureuse de cet encens d’amour, — elle riait toujours, charmeuse et cruelle comme une sirène. Et Lucullus, philosophe placide et époux plus placide encore, jouissait des triomphes de sa femme. Il aimait les fêtes somptueuses qui duraient du soir aux premières lueurs de l’aube, les longs repas où le nectar succède au nectar, où l’imagination du cuisinier domine celle du poète et fait fondre sur les fourneaux les richesses d’un roi ; il aimait converser avec les lettrés, auxquels il offrait des vases d’or, des animaux précieux, des maisons et des jardins pour leur montrer la générosité d’un simple particulier. Servilia montait la pente souriante du plaisir et il descendait, tranquille, vers la paix de la vieillesse. Pour se divertir, il faisait creuser un canal d’eau vive, il faisait bâtir un palais, il refoulait la mer au loin, agrandissant ainsi les limites de son île chérie ; Servilia se laissait parfumer par ses femmes, prenait des bains de lait d’ânesse, portait à ses oreilles délicates deux lourdes perles qui lui déchiraient la chair, se parait de tuniques semblables à de l’air tissé, se chaussait de sandales qui coûtaient des prix fabuleux ; et, assise devant le miroir d’acier, elle se contemplait…
Elle était dans le triomphe de la beauté et de la jeunesse. Les yeux ardents de ceux qui l’aimaient, lui donnaient une auréole de feu, dans laquelle elle marchait, gracieuse salamandre, sans se brûler ; les soupirs de ceux qui l’aimaient, formaient autour d’elle une nuée dans laquelle il lui plaisait de respirer. La mer venait doucement battre les bords de Mégaride, et n’osait pas devenir violente ; le soleil la caressait avec tendresse, les zéphirs légers faisaient onduler ses champs de fleurs ; sous la tranquille lumière de la lune, l’île paraissait toute blanche, neigeuse, lactée, baignée par l’infinie douceur de l’air. Et Servilia, étendue sur son lit d’ivoire, vêtue d’étoffes tissées d’or, se laissait éventer par ses esclaves, frémissait de plaisir sous la brise marine, regardait distraitement la théorie des danseuses, en murmurant :
— C’est moi, c’est moi, la sirène !
Et l’air murmurait, lui aussi, après avoir joué avec la chevelure odorante de la jeune femme :
— C’est elle, c’est elle la sirène ! Servilia, quand elle soulève une guirlande de fleurs, est belle comme Flore ; Servilia, quand elle porte sur la tête le croissant brillant et au côté le carquois d’argent, est belle comme Diane ; quand Servilia sort du bain, sans ornements, les cheveux défaits, toute parfumée et enveloppée dans sa tunique blanche, se laisse essuyer par ses esclaves, elle est…
— … belle comme Vénus, murmurait l’esclave amoureux.
— Plus belle que Vénus, ajoutait Servilia, dans son orgueil olympien.
Et ceci fut entendu par les nymphes océanides ; Vénus sut que Servilia l’avait offensée et, cette fois, Poseidon écouta la prière de sa belle maîtresse.
Ronge, ronge, ô pieuvre molle, grise, flasque, pareille à une loque déchirée ; incrustez-vous, incrustez-vous, ô mollusques, ô coquillages, pour miner les fondements ; jetez vos racines, ô algues glauques, pour arracher une petite motte de terre ; fouillez, fouillez, ô animalcules de corail ; frappe, frappe la roche, ô vague persistante, fais-y un trou couvert de sable, couvert de plantes, un trou perfide, noir et profond ; creusez, creusez, ô petites et patientes puissances de la mer ! Les Néréides pleurent, et pleurent aussi les Sirènes, car Vénus fut offensée et Poseidon est en colère !
Servilia rit et chante. Lucullus est à sa villa de Tusculum et la vie est un don heureux — la vie dans l’amour, dans la richesse, dans le luxe, dans les plaisirs les plus délicats, dans les folies les plus coûteuses. Être jeune, être saine, être riche, être joyeuse, être admirée, louée, exaltée, glorifiée, idolâtrée — et aimée jusqu’à la dernière palpitation de la vie ! Mais la mer s’agite sourdement, la terre frémit, un horrible craquement se fait entendre, un cri féroce monte au ciel, les ondes s’élèvent en vagues menaçantes, et l’île Heureuse, l’île Mégaride disparaît dans le gouffre des eaux, engloutie avec la villa, les jardins, les viviers, la beauté, l’orgueil et peut-être avec le premier soupir d’amour de Servilia.
— Buvons aux Dieux Infernaux ! fait tranquillement Lucullus, dans sa villa de Tusculum, à l’annonce du funeste événement, en répandant sur le sol quelques gouttes du vin généreux.
Veux-tu fouiller la profondeur de la mer, ô hardi plongeur ? Es-tu lassé des sirènes de la terre ? Va sur la plage rocheuse de Chiatamone, retiens ta respiration et précipite-toi dans les eaux ; en un éclair, tu seras au fond et tu verras les arches de la villa, les jardins de Lucullus et sa belle épouse qui est devenue la sirène de la mer. Mais ne te laisse pas séduire par la vision enchanteresse, et remonte à la surface, ô hardi plongeur : sur la terre, tu trouveras des sirènes comme Servilia, qui ne pourront pas t’aimer et te feront mourir de douleur…