← Retour

Naples : $b Les légendes et la réalité

16px
100%

V
Le Palais Donn’Anna.

Le grand palais gris se dresse dans la mer. Il n’est pas en ruines, il n’a jamais été fini ; il ne tombe pas, il ne tombera pas, car la forte brise marine solidifie et brunit ses murailles : l’eau de la mer n’est pas perfide comme celle des lacs et des fleuves, elle attaque, mais elle ne ronge pas. Les fenêtres hautes, larges, sans vitres, ressemblent à des yeux sans pensée ; dans les vastes porches dont les degrés du seuil sont détruits, le flot d’azur entre en riant et en plaisantant, il incruste des coquilles dans la pierre, il met du sable dans les cours et y laisse la verte et brillante végétation de ses algues. La nuit, le palais devient noir, intensément noir ; au-dessus de sa tête, le ciel est serein et les étoiles de diamants scintillent ; au loin, la mer de Pausilippe est phosphorescente et dans les villas perdues au milieu des bois, se font entendre de mélancoliques chants d’amour et les notes monotones de la mandoline : le palais reste sombre, et sous ses voûtes l’onde marine s’agite… De temps en temps, on croit voir passer lentement une lumière falote dans les vastes salles et des ombres fantastiques se dessiner dans l’embrasure des croisées ; mais elles ne font pas peur. Ce sont peut-être de vulgaires voleurs qui ont trouvé là un bon abri, mais notre magnifique pauvreté ne les craint pas ; ce sont peut-être des mendiants qui ont découvert là un refuge, mais la richesse de notre cœur nous fait les plaindre ; ce sont peut-être des fantômes, mais nous sourions, car nous les aimons, les fantômes, nous vivons avec eux, nous rêvons par eux, et pour eux nous mourons. Oui, nous mourons pour eux, avec le désir d’errer nous aussi sur la mer, sur les collines, dans les églises sombres et humides, dans les salles fraîches où le moyen-âge a vécu.


C’était un soir et ces larges croisées resplendissaient de clarté ; autour du palais, sur la mer, se berçaient des galères joyeuses, drapées de velours qui baignait dans l’eau, ornées de lampions colorés, enguirlandées de fleurs à la proue, et les bateliers se pavanaient dans de riches livrées. Toute la noblesse napolitaine, toute la noblesse espagnole accouraient à une des magnifiques fêtes que la fière Donn’Anna Carafa, femme du duc de Medina-Cœli, donnait dans son palais de Pausilippe. Dans les salles allaient et venaient les serviteurs, les pages vêtus de couleurs rose et grise, les majordomes, avec le collier d’or et la baguette d’ébène ; les belles dames arrivaient continuellement avec de longues traînes de brocart et de hauts cols de dentelles d’où jaillissait la tête comme un pistil de fleur, avec des colliers de perles et de brillants qui tombaient en cascades sur leurs corsages cambrés et séducteurs ; elles étaient accompagnées de leurs maris, de leurs frères et quelques-unes, plus hardies, seulement de leurs amants. Dans la grande salle, à l’entrée, dans son riche vêtement pourpre, lamé et tissé d’argent, se tenait Donn’Anna di Medina-Cœli, un léger sourire sur la bouche, dont la grosse lèvre inférieure s’avançait presque en signe de mépris, inclinant à peine sa tête hautaine devant les femmes, donnant sa main à baiser aux cavaliers qui étaient, comme elle, grands d’Espagne. L’œil gris, aux éclairs d’acier, pareil à celui de l’aigle, montrait la complète satisfaction de cette âme faite d’orgueil et de vanité ; elle jouissait de voir venir à elle tous les hommages, tous les compliments, toutes les adulations. C’était elle la plus noble, la plus puissante, la plus riche, la plus belle, la plus respectée, la plus redoutée ; c’était elle la femme, la grande dame, la reine de la grâce et du pouvoir. Elle pouvait gravir, toute glorieuse, les deux degrés qui faisaient un trône de son grand fauteuil ; elle pouvait aspirer avec vivacité l’ardente haleine que l’ambition satisfaite lui soufflait au visage. Les dames s’asseyaient autour d’elle, lui faisant un cercle brillant, car toutes lui étaient inférieures de naissance, de race, de situation : elle était la seule, la plus grande — l’unique.

Au fond de la grande salle était dressé un théâtre destiné au spectacle. Toute cette réunion d’invités choisis devait d’abord assister à la représentation d’une comédie et à celle d’une danse mauresque ; puis, dans les salles, les danses se seraient déroulées jusqu’à l’aube. Mais la grande curiosité de cette représentation était que les acteurs, par une mode venue de France depuis peu, appartenaient à la noblesse. Donn’Anna Carafa di Medina-Cœli méprisait les mœurs faciles de la France, qui corrompaient la sévère cour espagnole, mais désireuse de conserver la faveur populaire, elle s’apercevait que ces aimables usages plaisaient à tous et étaient adoptés avec enthousiasme. C’est seulement pour cela qu’elle avait consenti à ce que Donna Mercédès de las Torres, sa nièce d’Espagne, jouât un rôle dans la pièce.

Donna Mercédès, jeune, brune, aux grands yeux d’or, aux cheveux noirs, dont les tresses lui formaient un casque sur la tête, était une vraie Espagnole. Elle représentait, dans la comédie, le personnage d’une esclave amoureuse de son maître, qui le suit partout, et dont le dévouement va jusqu’à lui servir d’entremetteuse pour d’autres amours, jusqu’à mourir pour lui d’un coup de poignard destiné à ce cavalier par un père cruel. Elle jouait avec une telle ardeur, avec une telle impétuosité, que toute la salle était émue de la passion malheureuse de la belle esclave Mirza : tous étaient émus, sauf Gaëtan di Casapesenna qui remplissait le rôle du cavalier. Mais ainsi l’avait voulu le poète, qui n’avait mis dans la bouche de ce seigneur que des paroles glacées, et celui-ci, froid, indifférent, inconscient, ne faisait que rester fidèle à son véritable caractère. Seulement, à la fin de la pièce, quand l’infortunée Mirza, blessée mortellement, adressa des paroles de tendresse à celui qui fut sa vie et sa mort, alors la vérité brilla enfin devant les yeux du cavalier et, brusquement saisi par l’amour, il s’agenouilla devant le corps de la pauvre fille, en couvrant de baisers son pâle visage baigné d’une sueur d’agonie. En vérité, il mit une telle fougue dans cet élan, sa voix fut si pathétique et si trempée de douleur, ses gestes furent si désordonnés, son transport fut si violent, qu’il parut à tous réellement supérieur à un véritable acteur et la salle entière éclata en applaudissements.

Seule, sur son trône, Donn’Anna pâlissait mortellement et, sous ses gemmes et sous sa couronne ducale, se mordait les lèvres : ce n’était pas elle la plus aimée.


Les deux femmes se retrouvaient souvent dans les salles du Palais Medina. Elles se regardaient : Donna Mercédès, frémissante de jalousie, l’œil plein d’éclairs, livide, rongeant un frein que haïssait son âme indépendante ; Donn’Anna, pâle de haine, muette dans sa colère. Elles se regardaient : Donn’Anna, impassible et froide ; Donna Mercédès, agitée et fébrile. Elles échangeaient de rares et hautaines paroles. Mais quand la jalousie éclatait, alors leurs bouches étaient pleines d’injures.

— Les femmes d’Espagne s’abandonnent sans résistance à leur amant, disait Donn’Anna, avec sa voix dure et grave.

— Les femmes de Naples se glorifient du nombre de leurs adorateurs, répondait vivement Donna Mercédès.

— Vous êtes la maîtresse de Gaëtan Casapesenna, Donna Mercédès.

— Vous l’avez été, Donn’Anna.

— Vous oubliez toute retenue, toute pudeur, en donnant votre amour en spectacle, Donna Mercédès.

— Vous avez trahi le duc de Medina-Cœli, mon noble oncle, Donn’Anna Carafa.

— Vous aimez encore Gaëtan de Casapesenna.

— Vous l’aimez aussi, mais il ne vous aime plus, Donn’Anna.

La bouillante Espagnole avait la victoire, et Donn’Anna se mourait de rage. Mais la haine glaciale de la duchesse, contre laquelle venait se briser l’ardeur de Donna Mercédès, mettait cette dernière hors d’elle. Toutes deux avaient dans le cœur un horrible secret, toutes deux avaient les entrailles rongées par le féroce serpent de la jalousie ; toutes deux se mouraient d’amour et de colère impuissante. Donn’Anna cachait son angoisse, mais Donna Mercédès la montrait dans l’agitation de son esprit et de son corps. La duchesse agonisait en souriant ; Donna Mercédès agonisait en pleurant et en arrachant ses noirs cheveux. Enfin, elle disparut brusquement du Palais Medina-Cœli et on raconta que, prise d’une soudaine vocation religieuse, elle avait désiré la paix du cloître. On parla beaucoup du mysticisme qui avait envahi celle âme mondaine, des journées que la jeune femme passait agenouillée devant le Sacrement, de la ferveur de ses prières et de ses larmes ardentes ; mais on ne nomma pas le lieu, le pays, le royaume où se trouvait le couvent. En vain Gaëtan di Casapesenna chercha Donna Mercédès en Italie, en France, en Espagne et en Hongrie ; en vain, il fit des vœux à la Madone de Lorette et à saint Jacques de Compostelle ; en vain il pleura, pria, supplia — rien n’y fit : il ne revit jamais sa belle maîtresse. Il mourut jeune, dans une bataille, comme il convient à un chevalier malheureux.

D’autres fêtes eurent lieu au Palais Medina, d’autres hommages saluèrent la riche et puissante duchesse Donn’Anna ; mais elle restait assise sur son trône, l’âme pleine de fiel, le cœur aride et solitaire. Elle était vengée, seulement elle restait seule et abandonnée.


Les fantômes qui habitent le Palais Donn’Anna sont-ils ceux des deux amants ? O divins, divins fantômes ! Pourquoi ne pouvons-nous pas, nous aussi, soupirer d’amour comme vous, même après la mort ?

Chargement de la publicité...