Naples : $b Les légendes et la réalité
VII
Le Secret du Mage.
En l’an 1220 de la Sainte Incarnation, comme régnait à Palerme et à Naples, le grand et bon roi Frédéric II de Souabe, il advint à Naples une très belle histoire qu’il ne vous sera pas désagréable d’écouter, car le sujet en est vraiment curieux. Vous ne trouverez pas une pareille nouvelle, ni dans les historiens, ni dans les élégants conteurs ; moi-même, je l’ai recueillie, quoiqu’elle fût déformée et abîmée par la tradition populaire, et je veux, en vous la contant, la consacrer par ce court récit, afin que plus tard mes petits-enfants en aient une idée claire et nette — ces petits enfants pour lesquels travaille et lutte tout écrivain dédaigneux des faciles succès contemporains. Mais sans m’attarder plus longtemps à ces préliminaires, puisque j’ai expliqué clairement mon intention, voici les faits :
Dans la ruelle des Cortellari, qui, comme chacun le sait, appartenait au quartier de Portanova, il y avait une petite maison, étroite et haute, dont les fenêtres minuscules avaient des vitres sales et plombées. La porte d’entrée était basse et obscure, l’escalier malpropre et roide : rarement on ouvrait les croisées. Les gens passaient vivement devant cette maison, en lui jetant un regard de colère et de peur, ou en murmurant entre les dents une prière et une malédiction. En vérité, dans cette demeure habitaient des gens mal famés ; au premier étage, il y avait un maudit juif, digne descendant de ceux qui crucifièrent Notre Seigneur Jésus-Christ, un juif voleur qui prêtait de l’argent à usure et rognait les pièces d’or ; au second, se trouvait une belle fille, de celles qui sont la tentation et la damnation de l’homme ; au troisième, étaient un mari et une femme, vilains museaux qui le jour faisaient au dehors quelque métier inconnu et équivoque, et qui, le soir, en rentrant, se battaient comme de la laine. Ce qui causait l’épouvante des passants n’était pas spécialement ce chien de juif, le regard provocant de la courtisane ou les cris de la femme rossée par son mari, mais c’était tout cet ensemble et surtout l’idée qu’au dernier étage de cette maison du diable, habitait Cicho le Sorcier. Les âmes qui craignent le Seigneur, faisaient le signe de la croix, — qui est aussi celui de notre salut — et passaient outre ; les esprits sceptiques faisaient les cornes avec les doigts, se tâtaient le genou, prononçaient quelques conjurations, exécutaient les pratiques nécessaires pour conjurer le mauvais œil. Quoique Cicho sortît rarement et encore plus rarement ouvrît les auvents de ses fenêtres, le peuple, qui connaissait sa magie et son pouvoir surhumain, en éprouvait une grande crainte.
Sans doute les allures mystérieuses de Cicho donnaient raison à ce qu’on racontait de lui. On ne savait ni ce qu’il était, ni d’où il venait ; toujours enfermé chez lui, sans ami et sans parent, les épaules voûtées, le pas lent, l’œil fixé à terre, murmurant des paroles grecques, latines ou de quelque langue démoniaque, il aimait peu à parler et pourtant son accueil n’était pas dur ; au contraire, il souriait dans sa longue barbe blanche et ses sombres vêtements étaient toujours propres. En vain, quand il alla demeurer dans la ruelle des Cortellari, les petites femmes d’alentour s’informèrent de lui, osèrent l’interroger, arrêtèrent son domestique et recoururent à tous les moyens que conseille Dame Curiosité. Elles ne purent rien savoir, et Cicho, son origine, sa vie, restèrent dans les ténèbres de l’inconnu. Mais, par la suite, en épiant, en observant, en imaginant, on apprit que Cicho se livrait à des pratiques magiques ; pendant la nuit, jamais sa lampe ne s’éteignait dans la petite chambre où il étudiait sur de gros manuscrits à fermoirs d’argent, qui, généralement, reposaient sur une étagère poussiéreuse ; jamais non plus une mince colonne de fumée ne cessait de sortir du trou noir de sa cheminée ; et sa chambre était pleine de cornues, d’alambics, de fourneaux, d’étranges couteaux de toutes les formes et de tous les genres, et de singuliers instruments de fer destinés à des usages effrayants. On racontait que Cicho passait des heures entières courbé sur une marmite, qui bouillait et dans laquelle certainement dansaient des herbes infernales et maudites, qui donnaient des infirmités, la folie et la mort, quoique le domestique n’achetât jamais au marché que des herbes ménagères, comme de la marjolaine, des tomates, du basilic, du persil, des oignons, de l’ail et d’autres encore. Mais on sait que les sorcières vont sur le pré, la nuit du Sabbat, enchantent la lune, appellent le diable, et cueillent des herbages malfaisants. On rapportait encore que Cicho sortait sur sa petite terrasse, enlevant sur ses mains et sur sa robe une poudre blanche, qui certainement devait empoisonner l’air ; souvent aussi, il allait se laver les mains tachées de rouge dans un seau, dont l’eau se corrompait immédiatement. Ces doigts sanglants donnaient crédit à d’horribles soupçons ; d’autant plus qu’on ajoutait avoir aperçu sur le sol, dans le laboratoire de Cicho, de larges taches d’un rouge-brun, semblables à des flaques de sang, et que celui-ci passait ses nuits à couper, avec ses minces petits couteaux, quelque chose de délicat étendu sur une grande table de marbre blanc. Des bras d’enfants, des pattes de grenouilles, des peaux de serpents, répétait-on partout… Et dans la rue, les commères clignaient de l’œil et se poussaient du coude en disant :
— Cicho le mage, Cicho le sorcier !
— Ce vieux-là cherche le moyen de redevenir jeune !
— Il veut faire de l’or peut-être…
— Ou bien cette pierre qui donne la vertu, la sagesse et une longue vie.
— Allons donc ! il évoque le diable pour devenir Grand Turc.
Cicho écoutait et passait en souriant. Au fond, les commères en avaient peur et n’osaient le maudire qu’à voix basse ; elles obligeaient même les enfants à le respecter. Le sorcier, malgré les bruits qui couraient, avait l’aspect vénérable et l’air satisfait d’un homme qui mûrit une idée belle et féconde. Il semblait dire : « Mon jour viendra, et vous verrez, gens ingrats ! »
Pour éclaircir un peu le mystère et dépouiller sa vie de ce côté surhumain, que Dieu ne permet plus sur la terre, car Dieu fait des miracles seulement pour l’âme et non plus pour le corps, je vous conterai ce qui suit :
Cicho, dans son temps, avait été un jeune homme riche, robuste et beau ; il avait su jouir de sa belle santé, de sa jeunesse et de sa fortune ; il avait été aimé, il avait aussi aimé ; il avait eu des palais, des coursiers de noble race, des pierres précieuses, des vêtements tissés d’or ; il avait été de toutes les fêtes, banquets, bals, tournois, carrousels ; il avait apprécié avec un égal plaisir les baisers des femmes, les beaux coups d’épées des cavaliers, et les vins généreux des festins. Quand ses richesses commencèrent à diminuer, comme il arrive toujours, les femmes et ses amis s’éloignèrent, mais Cicho, qui avait fait dans les auteurs anciens une bonne et grande provision de philosophie, ne s’en émut guère. Si bien que, resté seul, n’ayant rien à faire, il fut pris du désir de se rendre utile aux hommes. Et, après en avoir longuement cherché le moyen, se souvenant de ses jouissances et de ses plaisirs passés, il résolut de trouver quelque chose qui participât directement au bonheur de son semblable — mais à un bonheur fugitif et passager, auquel il voulut donner un fondement solide. Dans ce but, il acheta des livres et des parchemins, il étudia longuement, faisant chaque jour de nouveaux essais, se trompant, recommençant, perdant ses nuits, son argent et le charbon de ses fourneaux. Pendant longtemps sa mauvaise chance le poursuivit et ses expériences ne réussirent pas, mais sa confiance n’en fut pas ébranlée. Il travaillait pour le bonheur des hommes, et ce noble dessein faisait briller devant ses yeux d’encourageantes visions. Enfin, après de longues années de peines et de fatigues, il put croire avoir atteint son but, criant lui aussi, la parole du grec Archimède devant sa découverte. Puis, selon l’habitude des inventeurs, il se plut à parachever sa découverte, à la caresser, à lui donner une forme séduisante, à la perfectionner, de manière à pouvoir dire aux hommes :
— Je vous l’offre belle et complète.
Or, sur la terrasse de Cicho, s’ouvrait aussi la porte d’une petite chambre où habitait Jovanella di Canzio, avec son mari : celle-ci était maligne, rusée, fine, et avait la langue aussi bien pendue qu’une femme peut l’avoir ; son occupation préférée était de connaître les faits et gestes de ses voisins, soit pour en tirer quelques avantages personnels, soit pour en dire du mal. Inutile d’ajouter que la méchante Jovanella épiait constamment le vieux sorcier ; elle se rongeait d’impatience et, la nuit, la curiosité la tenait éveillée dans son lit ; cependant, elle ne réussissait pas à découvrir quelque chose, et, de rage, elle médisait davantage de ses voisins et tourmentait plus encore son mari, Giacomo, qui était garçon de cuisine au Palais Royal. Mais, c’est avec quelque sagesse que le dicton populaire assure que la femme obtient toujours ce qu’elle veut fortement — et malgré les précautions et les mystères adoptés par Cicho, malgré les portes fermées et les fenêtres barricadées, Jovanella connut le secret du sorcier. Peut-être le surprit-elle par le trou de la serrure, par une fente de la porte, par une crevasse du mur ou par tout autre moyen, je l’ignore. Mais ce qui est certain, c’est qu’un jour, Jovanella dit au garçon de cuisine :
— Giacomo, si tu as le cœur d’un homme, ta fortune est faite.
— Es-tu donc devenue une sorcière ? Je m’en étais toujours douté.
— Que le diable t’emporte ! Écoute. Veux-tu dire au cuisinier du Palais que je connais un mets si nouveau et si exquis, qu’il mériterait d’être présenté sur la table du Roi ?
— Femme, tu es folle !
— Que Dieu m’arrache cette langue qui m’est si précieuse, si je dis un seul mot qui ne soit pas vrai !
Et elle finit par le persuader de parler au cuisinier, qui à son tour en informa le majordome, lequel en entretint un comte, et ce dernier osa en toucher un mot au roi lui-même. Cette idée plut au monarque, qui donna des ordres pour que la femme du garçon de cuisine entrât dans les communs du Palais et composât le fameux plat : en effet, Jovanella accourut aussitôt et, en trois heures, tout fut fait. Voici comment : elle prit d’abord de la fleur de farine et la pétrit avec un peu d’eau, du sel et des œufs, maniant longuement la pâte, afin de la rendre légère et fine comme de la toile ; puis elle la coupa avec un couteau en bandes minces qu’elle roula ensuite comme de petits tuyaux ; elle en fit une grande quantité et les mit à sécher au soleil. Puis, elle mêla dans un poêlon de la graisse de porc, des oignons coupés en morceaux minuscules et du sel ; quand les oignons furent frits, elle y ajouta un gros morceau de viande ; après que celle-ci fut bien cuite et eut acquis une belle couleur dorée, elle versa dessus le jus pourpre et épais de tomates qu’elle avait passées à travers un tamis ; elle couvrit le poêlon et laissa mijoter, sur un feu doux, la viande et la sauce.
Quand l’heure du dîner fut venue, elle fit bouillir de l’eau dans un chaudron, où elle jeta les tuyaux de pâte ; tandis qu’ils cuisaient, elle râpa une grande quantité de ce doux fromage qui se fabrique à Lodi, mais qui s’appelle de Parme. Quand la pâte fut à point, Jovanella la retira de l’eau, l’égoutta, la plaça dans un bassin de porcelaine où elle l’assaisonna en y mettant alternativement une cuillerée de sauce et une cuillerée de fromage. Et le fameux mets se présenta ainsi devant Frédéric le Grand, qui en resta étonné et surpris ; il fit appeler la Jovanella, lui demanda comment elle avait pu imaginer un mariage aussi harmonieux et aussi parfait. La misérable femme répondit que la révélation lui en avait été faite par un ange, dans un songe : le puissant monarque voulut que son cuisinier en apprît la recette et fit cadeau à Jovanella de cent pièces d’or, disant qu’il fallait beaucoup récompenser celle qui avait contribué pour une si grande part au bonheur des hommes. Mais la fortune de Jovanella ne s’arrêta pas là, car chaque comte et chaque dignitaire voulut avoir la bienheureuse recette et envoya son propre cuisinier l’apprendre chez elle, en la payant très cher ; et après les dignitaires, vinrent les riches bourgeois, et puis les marchands, et puis les ouvriers, et puis les pauvres, qui tous donnaient à la femme ce qu’ils pouvaient. Au bout de six mois, tout Naples se nourrissait de ce délicieux macaroni — de macarus, mets divin — et Jovanella était riche.
Cependant, Cicho le sorcier, seul dans sa petite chambre, modifiait et changeait sa découverte. Il jouissait à l’avance du moment où son secret étant connu des hommes, la gratitude, l’admiration et la fortune viendraient à lui. Est-ce que la découverte d’un mets nouveau ne vaut pas celle d’un théorème philosophique, d’une comète inconnue ou d’un insecte ignoré ? Oui, n’est-ce pas ? Alors, loué soit celui qui l’a faite. Mais, un jour que le terme était proche, Cicho le sorcier sortit pour respirer dans les rues du Môle ; arrivé près de la porte du Caputo, une odeur connue lui frappa les narines. Il trembla et voulut se consoler, en pensant qu’il s’était trompé. Mais tenaillé par la curiosité, il entra dans la maison d’où était sorti le parfum exquis, et demanda à une femme qui veillait sur la cuisson d’un poêlon :
— Que cuisines-tu là ?
— Du macaroni, vieillard.
— Qui te l’a appris, femme ?
— Jovanella di Canzio.
— Et à elle ?
— Un ange, dit-on. Elle en a fait goûter au roi ; les princes, les comtes, la cour, tout Naples en voulurent. Partout où tu entreras, pâle vieillard, dans la maison la plus pauvre, comme dans le palais le plus riche, tu verras préparer du macaroni. As-tu faim ? Veux-tu goûter de celui-ci ?
— Non. Adieu.
Après être entré dans diverses maisons, se traînant à grand’peine, Cicho le mage eut la certitude de ce qui était arrivé et comprit la trahison de Jovanella. Le gardien du Palais Royal lui répéta l’histoire de l’ange et du rêve. Alors, dégoûté de toute chose, désespéré, il retourna chez lui, renversa les cornues, les alambics, les poêlons, les fourneaux, les marbres et les couteaux ; il cassa, il brisa tout et brûla ses livres de chimie. Puis, il partit seul et ignoré, pour ne jamais plus revenir.
Naturellement, les voisins assurèrent que le diable avait emporté le sorcier. Mais quand Jovanella fut à son heure dernière, après avoir eu une vie heureuse, riche et honorée, comme seuls savent en mener parfois les méchantes gens, quoi qu’en disent les maximes contraires, Jovanella, dans l’angoisse de son agonie, confessa son péché et mourut en criant comme une damnée. Mais une justice même tardive ne fut pas rendue à Cicho le sorcier ; seulement la légende ajoute que, dans la masure de la ruelle des Cortellari, dans la chambre même du sorcier, la nuit du Sabbat, le vieux Cicho revient couper la pâte du macaroni, tandis que Jovanella di Canzio tourne la cuillère à pot dans la sauce de tomates et que Satan d’une main râpe le fromage et de l’autre attise le feu sous la chaudière. Mais que la découverte de Cicho soit diabolique ou angélique, elle a fait le bonheur des Napolitains, et rien ne montre qu’elle ne doive continuer à le faire pendant toute la durée des siècles.