Naples : $b Les légendes et la réalité
XIV
La Légende de Capodimonte.
Là-haut, sur la colline, s’étend l’ombre fraîche du bois verdoyant ; les sentiers s’allongent à perte de vue sous les grands arbres et les feuilles mortes craquent doucement sur la terre brunie. La sève jaillit puissante du sol, gonfle les troncs noueux, se répand dans les branches qui s’entrecroisent, fait frissonner les innombrables feuilles brunes et luisantes ; au pied des arbres, croît une herbe douce, épaisse et touffue. L’anémone fleurit dans les haies et la rose sauvage effeuille sur le sol ses feuilles rosées. Les lézards d’un gris-vert, à la tête mobile et intelligente, à la queue nerveuse et frétillante, glissent, passent et disparaissent. Sous la voûte des allées profondes, la lumière pénètre à peine ; entre les feuilles serrées, le soleil jette sur le sable des petits ronds souriants ; et des rayons minces et dorés traversent l’épais feuillage. Le silence est profond : la ville bruyante est loin, loin… Une odeur vivifiante flotte dans l’air et, de temps en temps, le joyeux gazouillement d’un oiseau fait vibrer l’atmosphère. Ce n’est pas la mesquine et maigre végétation des jardins coupés à angles droits, taillés, peignés, arrangés, poussiéreux et mélancoliques ; ce ne sont pas les plates-bandes de fleurs variées, qui ne donnent ni ombre ni fraîcheur, et obligent à des soins infinis ; ce n’est pas la nature correcte et soignée, impudente et pompeuse, qui s’étale au soleil sans honte, brûlée, séchée. C’est la forte et puissante nature qui jaillit de la terre notre mère et qui inonde la campagne d’un océan de verdure ; c’est la nature pudique et grande de la forêt, qui se couvre d’un manteau de verdure, qui cache son visage divin sous les plantes, qui dissimule ses amours passionnées dans l’ombre discrète, dans les calmes silences, dans les retraites inconnues.
C’est dans le bois immense qu’on rêve le mieux ; on voit de légers fantômes traverser rapidement les carrefours ; quelque délicat visage de femme apparaît au milieu des vieux arbres ; la feuille qui tombe ressemble au bruit d’un baiser. C’est dans le bois aimable et discret qu’on s’aime…
Il errait dans les allées, seul, pâle et triste. La ville l’ennuyait, la maladie qui empoisonnait son âme était incurable. Son œil vitreux fixait les belles choses sans plaisir, sans intérêt : il n’appréciait pas la fête des couleurs, la joie d’une œuvre d’art, le sourire d’une jolie femme — rien ne pouvait détendre ses lèvres crispées. Dans la ville, une jeune fille frêle et pensive, se consumait d’amour pour lui : il ne l’aimait pas ; dans la ville, une femme belle et infidèle, brûlée par une intense passion, se mourait de désespoir pour lui : il ne l’aimait pas. Son cœur était ailleurs. Là-haut, peut-être, dans les brillantes et incomparables étoiles, joyaux ardents du ciel ; là-bas, peut-être, dans les ondes vertes et écumantes, dont le fracas ressemble au rythme d’une poésie monotone et uniforme ; au pôle, peut-être, dans les aubes neigeuses, dans les atmosphères glacées où le soleil ne se réchauffe pas ; dans la noire et affreuse Afrique, peut-être, au milieu des rouges lianes géantes, près des serpents bleutés aux yeux ensorceleurs. Il aimait très loin, dans une contrée inconnue, dans un pays ignoré, une créature mystérieuse qu’il avait créée. Il ne la recherchait pas, il ne la désirait pas : son âme n’avait ni volonté ni aspiration. Il aimait. Son palais restait vide, sa mère se désolait dans la solitude, ses serviteurs dormaient dans les antichambres, les chevaux de sang hennissaient d’impatience dans les écuries. Il ne se souvenait plus de rien. Il traînait sa vie, errant dans les avenues du bois, où il retrouvait la paix ; il traînait sa longue vie, s’épuisant d’amour. Son corps dépérissait, ses joues décharnées avaient la pâleur de la mort, ses yeux avaient perdu tout éclat : cependant, la vie de son âme était ardente et agitée. Il avait la funeste maladie qui tue les hommes : il était possédé par la fatale et incurable passion de l’idéal.
Dans la brume d’une allée, où s’élevait une nuée opaline et irisée, par un matin d’hiver, il la rencontra pour la première fois. C’était une figure mince, sans contours précis, faite d’air, ondoyante ; ce fut un éclair rapide, un miroitement, une lueur, un court moment de lumière. Il courut, anxieux, ranimé ; il ne retrouva rien : la forme exquise avait disparu. Mais il fut pris du désir ardent de revoir le fantôme charmant et il l’évoqua de nouveau, avec toute la puissance de sa volonté. C’était toujours une ombre vaine, lointaine. Quelque chose de blanc et de clair qui flottait, qui ne touchait pas le sol, qui se fondait dans des lignes indécises. Ce rêve, cette chimère, cette apparition était son unique amour : il allait à l’endroit où l’idéale figure lui était apparue, il s’agenouillait et baisait la terre, adorant ainsi l’image fuyante. Chaque jour, la divine créature lui semblait moins lointaine, plus distincte, plus claire. C’était un être céleste, une blanche jeune fille, dont les formes presque enfantines étaient dissimulées sous une robe argentée. Elle se montrait et son visage lumineux lui souriait ; elle agitait la tête, en le saluant. Puis, elle se mettait à marcher et il la suivait, les yeux attentifs, avançant machinalement, concentré dans son ravissement ; elle rasait à peine la terre, abandonnait les sentiers fréquentés, glissait au milieu des arbres, paraissait et disparaissait, se retournant pour sourire, laissant la blanche traîne de sa robe frôler l’herbe, avec un bruissement exquis. Il n’osait pas lui parler et il tremblait, la voix étranglée dans la gorge ; mais il était heureux de contempler ainsi son amour qui fuyait, de le contempler avec des yeux brûlants, dans lesquels brillait la flamme de la folie. Elle circulait dans le bois, s’arrêtant parfois une minute, se penchant pour respirer une fleur, sans la cueillir, ne laissant aucune trace sur l’herbe humide ; à peine la rejoignait-il, qu’elle reprenait sa course. Et lui, sans éprouver aucune fatigue, ne s’apercevait pas que ses jambes devenaient lourdes comme du plomb ; et lui, soutenu par une indomptable énergie, excité, exalté, allait, allait toujours, poussé par une vibration aiguë de ses nerfs. A mesure qu’elle s’approchait du château, la céleste vision cessait de sourire et une vague mélancolie se répandait sur son joli visage ; puis, au moment d’entrer sous la grande voûte, elle se retournait pour la dernière fois, saluait, agitait la main et disparaissait. Il n’osait pas lui crier : reste, reste ! et il tombait sur un banc, épuisé, abattu, mort.
— Pourquoi ne t’assois-tu pas à côté de moi, ô mon doux amour ? Pourquoi ne t’approches-tu pas ? Ne crains rien, je ne frôlerai pas ta belle robe. Tu sais que je t’aime, je sais que tu m’aimes, je sais aussi que nous ne devons pas être trop près l’un de l’autre. Et cependant, tu peux me parler : ainsi le veut le Destin. Mais moi, je t’aime — tu es mon cœur. Mon âme est faite de toi ; tu es mienne et je suis tien ; si tu meurs, je meurs et si je meurs, tu mourras aussi… Comme tu es blanche, ô divine jeune fille ! Tes yeux sont transparents et clairs, mais ils ne me regardent pas ; tes joues ont à peine une transparence rosée, tes lèvres sont exsangues, tes mains sont pâles comme de l’ivoire et ton manteau ressemble à un flocon de neige. As-tu froid, mon cœur ? Ne sais-tu pas que j’ai la fièvre, que mon sang bout dans mes veines comme un torrent impétueux. Tu souris, ma belle ? Oui, calme-moi ainsi… Cette ardeur qui m’enflamme, cet incendie qui me dévore, ne peuvent être calmés que par la caresse de tes mains glacées, que par le baiser de tes lèvres froides. Non ! Ne t’éloigne pas : reste, reste, par pitié pour celui qui t’adore ! Je ne te demanderai plus rien, innocente créature. Tu lis en moi, tu vois que je suis pur, que mon cœur est immaculé comme ta robe, et qu’aucun désir de chair ne vient l’effleurer. Ne fuis pas, ne détourne pas ton céleste visage ; quand tu m’abandonnes, la vie se retire de moi : tout devient sombre, tout devient muet ; et je pleure sur mon rêve envolé, sur mon cœur brisé… D’où viens-tu ? Où vas-tu quand tu me laisses ? Et pourquoi me laisses-tu ? Je t’aime, ne me quitte pas…
La jeune fille ne parlait pas pendant les entretiens d’amour. Elle écoutait, immobile, blanche, toujours prête à partir ; de temps en temps, un indéfinissable sourire lui effleurait la bouche ou une grande mélancolie lui assombrissait le visage ; mais ce sourire et cette mélancolie ne faisaient pas bouger les traits de sa figure, il n’y avait ni froncement de sourcils, ni tension des lèvres : c’était une expression passagère, une lueur intérieure, comme si une lampe mystérieuse se fût allumée derrière un voile.
Elle ne disait rien, mais chaque jour elle restait plus longtemps avec celui qui l’aimait.
Il lui parlait longuement, puis saisi par une brusque lassitude, sa voix baissait peu à peu, et enfin il se taisait. Il la contemplait, extasié ; parfois, elle faisait le geste de s’en aller.
— Ne pars pas ! ne pars pas ! suppliait-il.
Alors, elle restait debout devant lui, ses petits pieds blancs comme des ailes de colombes à peine posés sur le sol, les cheveux joliment ornés de roses argentées, avec un pan de sa robe relevé par une guirlande de fleurs candides.
— Viens près de moi ! viens…
Elle ne s’asseyait pas, immobile, regardant devant elle avec ses grands yeux sans expression.
— Parle-moi, parle-moi… murmurait-il.
Elle n’avait pas de voix et ne remuait pas les lèvres. En vain, il la priait, la conjurait, s’agenouillait — elle ne répondait pas, inflexible et sereine.
Mais, par un crépuscule d’automne, il sut trouver des phrases plus éloquentes pour exprimer son propre désespoir : il frappa la terre de son front, il versa des larmes cuisantes, il adora la jeune fille… Elle semblait se transformer et derrière la blancheur de la peau, le sang avait l’air de courir. Lui, fou d’amour, lui offrit sa vie pour un mot.
— M’aimes-tu ?
— Oui, sembla-t-elle soupirer.
Alors, dans un éclair de passion, il l’étreignit. Un horrible craquement se fit entendre et la divine créature tomba sur le sol, brisée en mille morceaux de porcelaine blanche.
Dans la nuit profonde, tandis que les gardiens dormaient, un murmure s’éleva dans la Salle des Porcelaines au Palais de Capodimonte, un chuchotement, une agitation… Des frémissements couraient d’une vitrine à l’autre, à travers les vitres, des voix étouffées et indignées se disputaient, de fières résolutions s’élaboraient, des projets de vengeance se heurtaient les uns contre les autres. Peu à peu, le calme se rétablit : tout était décidé. Le défilé commença. D’abord, ce fut la blanche Aurore, debout sur son char traîné par quatre chevaux couleur de lys ; elle descendit dans le parc où le misérable gisait sans connaissance, à côté de son idole brisée, et elle le maudit pour toujours ; elle fut suivie par les vingt-quatre jeunes filles qui sont les Heures, dont les doigts candides effeuillèrent des roses empoisonnées sur l’homme évanoui ; ensuite vinrent les Amours, qui plantèrent dans son cœur des flèches aiguës et douloureuses. Le groupe passa. Enfin, parurent les sept rois de France, sur des chevaux immaculés, Charlemagne, saint Louis, François Ier, Henri II, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, galopant dans les avenues : ils touchèrent de leur sceptre et de leur épée le front du malheureux, et chaque coup retentit péniblement dans sa tête. Puis, chaque statuette s’en alla, lui cracha au visage, l’insulta, le piétina : pour lui, chaque coupe fut pleine de ciguë, chaque urne de cendres, chaque vase de plantes malfaisantes et cruelles. Alors, le grand groupe des Titans qui veulent escalader l’Olympe, se mit en mouvement. Jupiter, assis sur son aigle, foudroya le moribond et les Titans l’ensevelirent sous un tas de pierres. Puis chacun reprit son chemin, les statuettes rentrèrent dans leurs vitrines et y restèrent immobiles. Telle fut la vengeance de la froide et blanche porcelaine sur celui qui avait brisé l’immortelle jeune fille…
Et ceci est l’histoire éternelle et fatale. L’idéal une fois atteint, se casse en mille pièces — l’art se venge sur la vie — et l’âme meurt et gît sous un immense sépulcre blanc et froid.