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Naples : $b Les légendes et la réalité

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VI
La Barque-Fantôme.

Les connais-tu ? Les connais-tu, ces jours sales et tristes, quand l’Ennui immortel prend la couleur grise, l’odeur nauséabonde et la pesanteur opprimante du brouillard hivernal, quand le ciel est stupidement anémique, quand le soleil ressemble à une lanterne fumeuse et à demi-éteinte, quand les fleurs pâlissent et les fruits pourrissent, quand les joues des femmes ont l’air d’être poudrées de cendres, quand la main des hommes paraît être en liège, quand la ville pue l’eau-de-vie et la campagne le lait aigre ? C’est dans ces jours-là que l’imagination, exaltée par sa propre fièvre, ne trouve pas de pâture, n’a plus d’apaisement, et se nourrit horriblement d’elle-même, en se disséquant, en s’examinant. Dans ces jours-là la Poésie, cette délicate et mince Vierge, irrémédiablement malade, languit, penche la tête et meurt sans un gémissement, sans un soupir — et l’Art, la Vierge forte et robuste, frappée mortellement, agonise en se tordant les bras, exhalant dans des plaintes lugubres son propre désespoir. En vain, l’artiste cherche à se plonger dans son rêve préféré — le songe disparaît. En vain, il essaie de faire vibrer toutes les cordes de la blonde lyre ; sous sa main tremblante, les cordes se cassent, avec un son qui se prolonge dans l’air comme un sinistre présage. O jours sombres, cruels et maudits !

Mais pourquoi dans ces jours-là ne cherchons-nous pas à mourir ? Pourquoi ne fermons-nous pas les yeux, nous laissant rouler dans un abîme sans fond, où il serait si doucement douloureux de finir la vie ? Pourquoi ne parlons-nous pas d’amour, jusqu’à ce que la voix s’éteigne dans notre gorge aride et la parole ne devienne plus qu’un murmure indistinct ?… Viens donc m’écouter : je t’entretiendrai d’amour, toi, fantôme fuyant et insaisissable, être divinement malfaisant, humainement bon, infiniment cher, beau comme une réalité, horrible comme une illusion, toujours lointain, toujours présent, qui vit dans des régions inconnues et qui est en moi : chimère, être humain, nébuleuse, mirage, prisme, apparence, image fugitive, idée odieuse et adorable ou qui emplit ma vie…


L’as-tu jamais vue la barque-fantôme ? L’as-tu jamais vue, mon amour ?

… Écoute-moi. Je ne sais quand advint l’histoire d’amour que je vais te conter. Qu’importe ! Aujourd’hui, hier, demain, le drame de la passion est multiforme et unique. Le cœur bat à se briser aussi bien sous une toge de laine, que sous une cuirasse d’acier ou un pourpoint de velours, et la folle palpitation n’en cause pas moins la ruine d’une existence ; que les bras de la bien-aimée soient entourés de voiles sacrés ou nus sous les cercles métalliques des bracelets, qu’ils soient cachés par des étoffes soyeuses ou à peine voilés par des dentelles transparentes, ils n’embrasseront pas avec une ardeur plus ou moins grande. Qu’importe une date ? Thécla était belle. Son visage avait cette blancheur chaude et vive, qui devient rosée sous les baisers ; dans ses grands yeux voluptueux, s’allumaient d’étranges étincelles d’or ; ses lèvres arquées étaient faites pour ce sourire long, profond et conscient que peu de femmes connaissent ; ses tresses épaisses, brunes, s’assombrissaient dans un noir bleuté. On l’appelait Thécla, un nom à la fois dur et doux, qui dans le vocabulaire fantaisiste des noms signifie « cœur coupable ». Les appellations ont aussi leur fatalité. Jeune fille, Thécla avait ignoré l’amour, orgueilleuse et indifférente ; mariée à Bruno, elle avait ignoré la passion, épouse fière et glacée. Cependant, elle avait vu le cœur de Bruno brûler et se consumer pour elle, ce rude et dur cœur qui n’avait jamais aimé — mais ce souffle ardent de désir ne l’avait pas réchauffée, cette voix anxieuse et tremblante ne l’avait pas émue, et la passion de Bruno était restée inutile. Celui-ci le savait, car Thécla le lui avait dit. Elle ne mentait jamais. Elle s’était mariée, sans haine, mais sans enthousiasme. Bruno, lui, ne pouvait se résigner et sa froide épouse était l’insoutenable tourment de son existence. La ride de son front, la cruauté de son regard, le ricanement de sa lèvre, l’amertume de sa bouche, le fiel de son âme — tout cela venait de Thécla. Il aurait pu mourir, mais quand on aime, on a rarement ce courage. Il aurait pu tuer Thécla, mais il n’y pensa pas : on ne tue pas une femme vertueuse, et celle-là possédait une grande et fière vertu.


Mais comme tout sentiment élevé en rencontre toujours un autre qui le dépasse et le domine, ainsi la vertu de Thécla fut dépassée et dominée par un amour immense. Ce fut une grande défaite ; ce fut un grand triomphe. Brusquement, sa fierté se noya dans l’humilité, son orgueil fut brisé, englouti… Aldo était singulièrement beau : un charme irrésistible vibrait dans sa voix harmonieuse, ses paroles brûlaient comme du feu liquide, et son regard mettait dans l’âme une épouvante exquise. Mais tout cela n’eût pas existé, que Thécla l’aurait quand même aimé. Ce fut une nuit, dans une salle brillante de lumières, qu’ils se rencontrèrent. Ils ne surent rien se dire. Cependant entre ces deux êtres qui se séparèrent sans un sourire, sans un salut, un lien indissoluble s’était noué. Ils marchaient l’un vers l’autre devant infailliblement se rencontrer.

— Que fais-tu à la fenêtre, Thécla ? Il y a une heure que tu regardes dans l’ombre, comme si tu y voyais quelque chose ?

— Je regarde la mer, Bruno, répondait-elle avec l’infinie mélancolie de ceux qui commencent à aimer.

— La brise du soir te fait mal, Thécla, tu es pâle comme une morte.

— Laisse-moi ici, je t’en prie.

— Tu es triste, Thécla, à quoi rêves-tu ?

— Je ne rêve pas, Bruno.

— Dis-moi ce qui t’attriste ?

— Rien ne peut m’attrister.

— Thécla, ta main est glacée et tes lèvres sont brûlantes, tu souffres, tu trembles, tu chancelles…

— Je meurs…

Mais un soir, après plus de vingt nuits que l’insomnie angoissée s’était assise à son chevet trempé de larmes, Thécla se sentit secouée tout entière, comme si un appel puissant l’eût éveillée.

— Me voici, murmura-t-elle.

Et muette, rigide, avec la démarche uniforme d’une automate, traînant derrière elle son long vêtement blanc comme un suaire, d’un pas rythmique qui effleurait à peine le sol, ses longs cheveux défaits sur ses épaules, ses yeux grands ouverts dans l’obscurité, elle traversa la maison et sortit sur la terrasse qui donnait sur la mer. Aldo était là.

Elle alla à lui. Ils se regardèrent dans l’ombre, sans un mot, sans un soupir.

L’amour triomphant, dédaigneux d’une vaine expansion, les étouffait.


O nuits inoubliables créées pour l’amour ! ô éternelle beauté du golfe de Naples, créé par l’amour ! Pendant les nuits de printemps, quand la terre en rut trouble les sens et tente l’âme, quand l’air est trop chargé du parfum des fleurs, on peut descendre vers la mer, entrer dans une barque, fuir la côte et, étendu sur des coussins, contempler l’azur sombre du ciel, l’ondoiement voluptueux des flots et l’ardente palpitation des étoiles qui semblent vouloir se détacher du noir firmament pour se précipiter dans l’éther. Pendant les morbides nuits d’été qui succèdent aux journées ardentes et angoissées, quand la terre se repose, épuisée par la longue et passionnée caresse du soleil, heureux celui qui peut se faire bercer dans une barque, comme dans un hamac, tandis que le fort parfum marin le fait songer au Tropique, à sa splendide et monstrueuse végétation, à ses filles brunes et rieuses qui se promènent sous les tamariniers.

Pendant les douces nuits d’automne, quand la lune maladive s’unit à la blanche mélancolie du ciel, à la pâleur languide des étoiles, à l’idéale nébulosité des collines, quand la nature entière est toute floconneuse d’écume, il y a des personnes qui choisissent la mer pour confidente et vont lui conter les découragements de leur vie, tandis que la molle courbe de Pausilippe semble s’abaisser et vouloir disparaître dans l’onde. Pendant les tempétueuses nuits d’hiver, quand la bourrasque montre dans la ville la misère des rues étroites et sales, noyées sous l’eau des gouttières, quand l’âme sent le besoin impérieux d’un spectacle plus grandiose et plus majestueux, il n’y a pas d’impression plus belle que de se trouver en haute mer, dans l’ombre noire où le péril est d’autant plus grand qu’il est plus caché. Mais le plus heureux de tous est celui qui jouit de ces nuits en caressant les cheveux de la femme aimée, qui, en la serrant contre son cœur, rêve de l’enlever dans le pays cher aux amants et qui, en l’étreignant, espère mourir avec elle, sous le ciel profond, dans la mer triomphante. Plus heureux qu’eux tous, plus enviables dans leur bonheur, étaient Aldo et Thécla.


— Aldo, la mer est trop noire.

— Je t’aime, Thécla.

— Je t’aime, Aldo. Soutiens-moi avec ton bras puissant, mon amour. Pourquoi ce batelier se tait-il ?

— Son travail est dur peut-être. Nous lui donnerons de l’argent… Tu m’aimeras toujours, toujours, Thécla ?

— Toujours Aldo, cette torche jette une lueur sanglante sur nos visages et sur la mer. On dirait qu’elle éclaire des cadavres et une tombe, amour…

— Que crains-tu de la mort ?

— Qu’elle me sépare de toi.

— Jamais. Dieu doit nous châtier ensemble.

Le silence se prolongea. Ils se regardaient, tandis qu’à leur passion s’unissait la note douce d’une tendresse grave, comme un pressentiment. La barque volait sur l’eau ; le batelier ramait avec une grande force, sans tourner la tête pour regarder les amants.

— Il ne te semble pas, Aldo, que nous sommes loin de la plage ?

— Tant mieux, ma très douce.

— Pourquoi cet homme ne parle-t-il pas ?

— Il nous envie peut-être, Thécla. Il est jeune, il a sans doute au cœur un amour sans espoir.

— Interroge-le, Aldo. Demande-lui pourquoi il cache son visage ?

Tout d’un coup, le batelier se retourna. C’était Bruno, c’était la figure de la haine. Aldo et Thécla se serrèrent l’un contre l’autre en s’embrassant, et la barque chavira sur le baiser des deux amants, sur le cri de fureur de Bruno. Trois fois, les amants revinrent à la surface, enlacés, serrés, le visage empreint d’une béatitude céleste ; trois fois revint à la surface un masque contracté par la colère…


Écoute-moi, amour. A une certaine heure de la nuit, sur la belle rive de Pausilippe, sur la joyeuse plage de Mergellina, sur la sombre berge de Chiatamone, sur la grève bruyante de Santa-Lucia, sur le quai sale du Môle, sur les galets éternellement agités du Carmine, la barque-fantôme apparaît et passe rapidement sur l’eau ; les amants s’embrassent longuement, la tête du mari se retourne pleine de rage et l’embarcation chavire. Encore trois fois, et l’éternel baiser, et l’éternel rictus de la haine viennent à la surface. Chaque nuit, la barque-fantôme apparaît. Mais tout le monde ne la voit pas. Dieu permet seulement à ceux qui aiment, à ceux qui aiment éperdûment de la contempler. Elle se montre seulement aux amoureux, qui pâlissent en l’apercevant : c’est la preuve de l’amour, une preuve infaillible et étrange.


L’as-tu vue ? L’as-tu vue, toi, la barque-fantôme ? Oh ! malheureuse, si j’avais été seule à l’apercevoir…

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