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Naples : $b Les légendes et la réalité

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XIII
Providence, bonne Espérance.

Les enfants napolitains sont beaux ; ils jouent et rient comme tous les autres enfants du monde, mais ils ne veulent pas rester tranquilles le soir sous la lumière de la lampe, à moins que la jeune mère, ou la sœur aînée, ou l’aïeule aux lunettes d’or, ou la tante qui tricote des bas, ne leur racontent une longue et belle histoire, qui leur fasse ouvrir leurs grands yeux, jusqu’à ce que le sommeil les fasse devenir tout petits. Sont-ils ainsi tous les enfants du monde ? Je l’ignore : je connais seulement nos jeunes Napolitains qui aiment les histoires du soir sous la lampe. Je voudrais être la mère encore gaie comme une jeune fille, la grande sœur dont l’âme a déjà des instincts maternels, la grand’mère qui se rappelle les joyeuses années d’autrefois, la tante qui n’a pas de passé amoureux, qui n’a plus d’espoir dans l’avenir et dont la main tremblante d’émotion s’appuie timidement sur la tête d’enfants, qui ne sont pas siens : je leur dirai l’histoire de Providence, bonne Espérance. Mais voudront-ils m’écouter, moi qui ai l’habitude de conter aux hommes de noirs et vilains récits ? Bah ! les enfants sont beaux, ils aiment les jolies histoires et ils sont indulgents pour le conteur.

Il y avait donc une fois, dans notre chère Naples, un homme très bizarre. Je ne vous dis pas l’époque précise où il vivait son étrange existence, car vous ne vous souciez guère d’une date, mes enfants, vous qui avez le bonheur d’oublier, et les chiffres ne vous intéressent guère, vous dont la vie est toute une poésie. Cette époque, je la sais, puisque nous autres grandes personnes, nous avons le malheur de savoir trop de choses inutiles, d’accumuler dans notre tête trop de matière qui ne sert à rien — je la sais et je ne vous la dis pas. Il vous intéresse bien davantage de connaître comment était fait cet homme étrange, comment il s’habillait, ce qu’il mangeait, quelles étaient ses habitudes et en quoi consistait sa singularité.

Écoutez-moi tous attentivement, car maintenant le plus beau va commencer : cet homme dont je vous parle était long, long autant qu’un homme peut l’être, si bien que le peuple prétendait qu’il avait grandi dans l’humidité et que sa maman avait eu grand soin de l’arroser souvent, afin de le faire croître, comme s’il avait été un arbuste au lieu d’un individu en chair et en os. Il était aussi très maigre, avec des jambes qui dansaient dans ses pantalons comme dans une gaine trop large, avec des bras qui ressemblaient à deux ailes de moulin, toujours en mouvement. Vous avez déjà vu des moulins, mes chéris, n’est-ce pas ? Oui ? Alors, c’est bien. Continuons.

Cet homme long et maigre n’était pas très vieux, car ses cheveux noirs n’avaient pas un fil blanc et ses yeux sombres, pareils à du charbon, brillaient comme ceux d’un jeune homme ; mais la peau de son visage était jaune comme le parchemin des livres de votre grand-père et formait mille petites rides ; le cou, dont les tendons étaient saillants, rappelait la patte sèche d’une poule morte. Il était toujours habillé de noir, avec des pantalons rendus luisants par l’usure, trop courts sur le pied, laissant voir de gros souliers de cuir et des chaussettes trouées ; il avait un long pardessus dont les basques flottaient et s’envolaient — un pardessus qui s’ajustait mal à la taille, aux épaules, à l’encolure, dont le premier bouton était toujours fourré dans la seconde boutonnière et ainsi de suite. Il portait au cou, en guise de cravate, un mouchoir blanc ; sur la tête, un mauvais chapeau, rouge de honte, tout taché et tout déchiré ; dans la main un bâton noueux, à la pomme aussi grosse que celle d’un tambour-major. On ne savait rien de cet homme, ni qui il était, ni d’où il venait, ni où il allait ; mais tous le connaissaient car, jour et nuit, il errait dans les rues de Naples, longue figure décharnée, qui prenait à la lueur des réverbères d’invraisemblables proportions, et, à la clarté du soleil, l’aspect d’un spectre, échappé du cimetière.

L’homme s’arrêtait à toutes les portes, s’arrêtait sous toutes les fenêtres en jetant son appel habituel ; il attendait un moment, puis repartait. Il connaissait toutes les maisons où il y avait des enfants, il stationnait à l’entrée en criant de sa voix stridente : Providence ! Alors le bambin venait, saluait l’homme et lui donnait un petit sou, un fruit ou un morceau de pain. Il connaissait aussi toutes les maisons où il n’y avait pas d’enfants et restait un instant sur le seuil, en criant : Bonne Espérance. Il avait un accent presque prophétique et tous ceux qui ont le désir d’avoir des enfants, tous ceux qui les attendent, tous ceux qui les aiment et les espèrent, faisaient l’aumône au mendiant. Seuls, les cœurs durs, ceux qui sont égoïstes, ceux qui n’ont jamais affectionné personne, ne lui donnaient rien ; le pauvre gueux connaissait ces maisons-là et ne s’y arrêtait pas. Cependant, au milieu du tapage des chars, des voitures, des métiers bruyants, des vendeurs offrant leur marchandise, il continuait à jeter son cri aigu qui dominait tous les autres : Providence, bonne espérance !

On l’entendait dans les caves profondes, dans les greniers élevés, dans les jardins, sur les terrasses, dans les appartements, et partout son appel portait la gaieté. Le pauvre malade qui, cloué sur son lit, regarde voler les mouches, compte les fleurs de la tenture ou les poutres du plafond, écoutait volontiers ces paroles qui, de la rue, semblaient lui donner la promesse d’une prompte guérison : Providence, bonne espérance ! L’ouvrier qui, dans sa boutique, pendant les chaleurs étouffantes de l’été, sue en tirant l’alène ou en frappant son marteau, se redressait plus vigoureux, pris du vague espoir que le travail serait moins dur, le patron moins exigeant et le pain moins cher : Providence, bonne espérance ! La mère, solitaire qui, le soir, tricote près de la table, sous la pâle clarté de la lampe, pense à son fils embarqué sur un navire de l’État, tremble au moindre souffle du vent et pleure aux rafales de la tempête, souriait à cette voix qui, dans l’ombre, lui disait d’espérer : Providence, bonne espérance !

Mais ce mendiant singulier, qui ne parlait jamais d’aumônes, s’entretenait volontiers avec les enfants de Naples, les connaissait presque tous, savait leurs noms et quelquefois leurs petits secrets. Dans la rue Santa-Lucia, où les marmots sont bruns, maigres, nerveux et ressemblent aux petits poissons de la mer, il s’arrêtait pour regarder les plongeons qu’ils font dans l’eau, les animant du geste et de la voix, agitant son bâton, excitant les plus braves, applaudissant les sauts les plus hardis ; puis les gamins remontaient et venaient s’amuser avec lui, se frottant contre ses longues jambes, tandis qu’un bon rire détendait les rides de l’homme et éclairait son visage.

Dans les beaux quartiers de Chiaia, de Tolède, de la Riviera, il examinait longuement les bambins vêtus de velours et de dentelle, avec des boucles bien peignées, des jolis souliers neufs, des mains gantées — des bambins qui allaient se promener en voiture, accompagnés par leur maman ; des bambins qui n’avaient pas peur du mendiant et quelquefois lui donnaient un bonbon ou un morceau de chocolat, et lui, que personne n’avait jamais vu manger, dévorait ces douceurs avec un sourire de délice, la tête renversée en arrière, les yeux brillants de contentement.

Dans les bas quartiers de Pendino et du Mercato, où les enfants sont pâles et maladifs à cause du mauvais air et de leur nourriture composée de fruits acides, il leur donnait, en se cachant, des petits sous et s’enfuyait avec ses longues jambes, criant et agitant son bâton.

Sur les pentes des collines, là où les enfants ont le visage florissant, les cheveux dorés par le soleil et les pieds nus dans la poussière, il les réunissait autour de lui, faisait des culbutes, se jetait par terre comme un fou et les faisait marcher le long de ses jambes, sur son ventre, sur son estomac, en riant et en chantant ; puis il en saisissait deux, les embrassait désespérément et s’échappait, par les ruelles, semblable à un épouvantail.

La nuit, il vaguait dans les rues de la ville, derrière les enfants qui cherchent les bouts de cigares, et, tâtant par terre avec son bâton, regardant dans l’obscurité avec ses yeux de chat, il trouvait, lui aussi, des « megos » qu’il jetait sans rien dire dans le panier des petits trovatori ; il s’arrêtait sur le seuil des églises où dorment sur le sol, roulés en boule comme des chiens, de misérables petites créatures sans feu ni lieu ; il en prenait deux ou trois et appuyait leurs têtes sur ses genoux, les abritant sous les basques de son pardessus, restant immobile, au froid, assis sur des degrés de pierre, regardant passer les gens aisés et heureux qui rentrent chez eux, et vont embrasser leurs enfants endormis dans la tiédeur du lit.

Providence, bonne espérance, allait le matin et à midi devant les écoles pour voir entrer et sortir les élèves ; pendant les huit jours de l’année où l’hospice de l’Annunziata est ouvert au public, le mendiant se promenait gravement dans les salles, examinant les enfants-trouvés, leur parlant, les caressant, jouant avec eux et leur chantonnant de mystérieuses chansons. Il était singulier de voir comme le mendiant devinait les balbutiements des tout petits, ainsi que les questions incohérentes des plus grandelets, et les enfants le comprenaient, lui, que les hommes ne comprenaient pas.

Une nuit, Providence, bonne espérance disparut, on ne sut plus rien de lui et on ne le vit plus. Un jardinier de Capodimonte raconta l’avoir aperçu dans la nuit, sur une grosse pierre, gesticulant, saluant, s’agitant, envoyant des baisers à la ville plongée dans le sommeil, se jetant par terre, dans la poussière, pleurant, s’arrachant les cheveux, puis se relevant et partant à grandes enjambées. Ceux qui le connaissaient, s’attristèrent de ne plus le voir, de ne plus entendre son cri qui réjouissait le cœur ; les enfants de Naples y pensèrent une, deux fois, puis ils l’oublièrent. On assura dans la suite que Providence, bonne espérance était un grand médecin d’un pays lointain, comme la Suède, la Norvège ou le Danemark, qui s’était fait aimer de la fille unique du roi, l’avait épousée secrètement et en avait eu un fils ; — que le roi ayant su le fait, était entré dans une grande colère, avait exilé le médecin pour toujours, enfermé sa fille dans un appartement et mis le nouveau-né en nourrice ; — que le vieux roi vint à mourir et alors le médecin fut rappelé par le nouveau souverain, son beau-frère, pour prendre sa place à la cour, près de sa femme et de son fils. C’est du moins ce qu’on raconta, mais à Naples, la figure de Providence, bonne espérance est restée traditionnelle auprès des mères, des enfants et des gens du peuple ; l’annonce de son arrivée sert encore à calmer les cris des petits désobéissants, à sécher les larmes des pleurnicheurs et à endormir ceux qui ont la mauvaise habitude de veiller tard, sans savoir que le sommeil…

Les enfants dorment.

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