Naples : $b Les légendes et la réalité
IV
La Légende de l’Amour.
Un grand silence règne dans ce long après-midi de juillet ; personne ne passe dans les rues brûlées par le soleil ; les Napolitains dorment dans le lourd assoupissement de l’été ; tout près, sous ma fenêtre, dans un poêlon où bout de la graisse, des poissons verts d’un arôme violent, craquent et frémissent ; au loin, dans une ruelle transversale, un orgue joue une valse languissante et mélancolique ; un moustique bourdonne et frappe contre les vitres les plus hautes de la croisée entr’ouverte. Nous sommes tristes, et le sang qui nous monte à la tête, nous donne un peu de vertige ; nous avons une âme de plomb et la bouche amère ; nous avons le désir de l’ombre profonde et des boissons glacées — parce qu’il y a autour de nous la violence d’une passion sèche et rude, parce qu’il nous semble assister au spasme et entendre les sanglots convulsifs de la nature qui se meurt d’amour pour le soleil. Les rues sont blanches, poudreuses et aveuglantes ; les maisons jaunes, rouges et blanches font des taches éclatantes ; les collines resplendissent de lumière ; la mer brille comme un millier de miroirs ; sur le sommet du cratère quelque chose brûle et fume, et le ciel est sombre dans sa sérénité. Tout est clarté ardente, tout est intensité de couleurs, chaque chose se condense et rayonne ; on dirait que les pierres veulent se fendre, que les maisons veulent s’ouvrir, que les collines veulent s’élancer vers le ciel, que la mer veut se changer en un métal liquéfié, que les montagnes veulent lancer des laves de feu — et tout reste immobile, sombre et grave. C’est l’amour qui fait tout vibrer et palpiter, car vous savez certainement que toutes les choses à Naples, depuis les pierres jusqu’au ciel d’azur, sont amoureuses…
Vous ne connaissez pas l’histoire des quatre frères ? Je vais vous la conter. Il y avait une fois, dans la nuit des temps, quatre frères qui s’aimaient cordialement et ne se quittaient jamais. Ils étaient braves, jeunes, frais, robustes, et les couronnes de roses faisaient bien sur leurs chevelures bouclées. Chacun d’eux brûlait en secret pour une jeune fille, dont ils se taisaient le nom ; mais un méchant sort réunit les amours des quatre frères sur la tête d’une seule femme. Elle ne voulait aimer aucun d’eux. Une terrible guerre aurait vite éclaté entre les quatre hommes et le sang fraternel aurait coulé, si, une nuit, la belle n’eût disparu pour toujours. Mais eux, patients et amoureux, l’attendent depuis des millions d’années : ils se sont changés en ces quatre collines, délicieuses et fleuries, qui de leurs noms s’appellent Poggioreale, Capodimonte, San-Martino et le Vomero — et l’un à côté de l’autre, immobiles, amoureux, ils attendent le retour de celle qu’ils aiment. Les printemps fleurissent sur leurs têtes, l’été s’enflamme, l’automne pleure, la noire saison s’attendrit, et les coteaux ne se lassent pas d’attendre. Mais l’amour de la belle absente ne revient pas et elle est toujours présente dans l’âme passionnée des quatre frères.
Savez-vous la deuxième histoire ? Il y avait une fois un jeune homme charmant et aimable, dont le visage exprimait à la fois la gaieté d’une âme innocente et la mélancolie d’un cœur sensible : il était en même temps joyeux sans éclat et sérieux sans dureté. Qui le voyait, l’aimait et l’on venait à lui comme à un ami, pour jouir de sa compagnie. Mais le beau jeune homme était malheureux, très malheureux : un amour ardent s’était glissé dans son âme, dont la flamme qui montait jusqu’au ciel, n’arrivait pas à incendier le cœur de celle qu’il aimait. C’était une paysanne, qui possédait la beauté du corps, sans avoir celle de l’âme ; c’était une de ces femmes charmeuses, froides et dédaigneuses qui ne peuvent ni jouir ni souffrir. Elles semblent être taillées dans de la pierre — dans une pierre polie, dure et glaciale ; elles se brisent en petits morceaux, mais ne s’amollissent jamais ; elles tombent foudroyées, mais ne meurent pas. Telle était Nisida, celle qui fut en vain aimée par le beau jeune homme et que rien ne put toucher. Alors celui-ci, qui s’appelait Pausilippe, adorant sans espoir la belle créature qui vivait en face de lui, pour fuir cette vue qui était à la fois son tourment et sa joie, voulut se précipiter dans la mer et finir ainsi sa misérable existence. Mais les Dieux en avaient décidé autrement et le bel amoureux resta à moitié chemin dans l’eau, changé en un coteau qui se baigne dans la mer, tandis que la femme fut métamorphosée en un écueil qui se dresse en face de lui. Il devint la merveilleuse colline où accourent les joyeuses sociétés pour s’amuser et se promener sur ses pentes fleuries ; elle, fut l’île tragique où vivent les voleurs et les assassins que les hommes ont condamnés au bagne ou à la prison — ainsi la récompense est aussi éternelle que le châtiment.
Et il y a encore l’amour qui est le prodigieux éblouissement, le mirage fatal, l’aveuglement de celui qui, hardi et fort, a voulu fixer le soleil. C’était un pêcheur habile et heureux, celui dont je vous raconte l’histoire, et toutes ses journées se passaient entre ses lignes et ses filets, joyeux, quand la pêche était abondante, furieux, quand la tempête troublait l’onde et rendait sa fatigue inutile. C’était un homme simple et bon, silencieux et ignorant de l’amour ; mais un jour, tandis qu’il était assis sur la rive et plongeait ses lignes dans la mer, devant lui, surgit une nymphe marine, au corps blanc et provocant, aux longs cheveux blonds agités par le vent, au regard vert et transparent comme le cristal ; elle chantait suavement et ses doigts nacrés volaient sur la lyre. Son chant était si attrayant, si mélodieux, que le pauvre pêcheur sentit son cœur se fondre ; brûlé par l’ardent désir de rejoindre la sirène et de mourir dans un embrassement suprême, il se précipita dans la mer. Trois fois, il remonta à la surface ; trois fois, il disparut dans la mer — trop heureux de pouvoir payer de sa vie une pareille jouissance ! L’endroit où il mourut fut appelé Mergellina, de son propre nom, et on prétend encore que pendant les nuits phosphorescentes d’été, la sirène reparaît sur les eaux vertes.
Il y a ensuite la pitoyable histoire de l’amour heureux qui est combattu et vaincu par la mort : une petite histoire ingénue comme les autres. Un riche seigneur, appelé Sebeto, habitait un palais de marbre, dans une campagne, près de Naples. Par amour, il avait épousé une femme appelée Megara qui lui avait voué une égale tendresse. Il l’aimait par-dessus tout et dépensait pour elle toutes ses richesses ; or, il advint qu’un jour, elle voulut aller se promener en felouque dans le golfe de Naples. Du côté de la plage Platamonia, où la mer est toujours agitée, comme les bateliers voulaient lutter contre le vent, la felouque chavira, Megara se noya et devint un écueil. A cette horrible nouvelle, Sebeto sentit son cœur se briser et fondit en larmes si amères et si abondantes que toute sa vie s’en fut en eau, allant se jeter dans la mer où Megara était morte.
Et toutes les fontaines de Naples sont alimentées par des pleurs : celle de Monteolveto est formée par les larmes d’une religieuse qui gémit sur la passion de Jésus-Christ ; celle des Serpents par les larmes de Belluccia, une servante amoureuse de son maître ; celle des Miroirs est faite des larmes de Corbussone, cuisinier, amoureux fou de la Reine dont il préparait les ragoûts et les sauces ; celle du Lion, des larmes d’un prince napolitain qui avait pour ami unique un lion, dont la mort misérable lui causa une peine extrême ; celle de la fontaine Medina des larmes de Neptune, épris d’une statue magnifique qu’il ne put rendre vivante.
Mais l’amour est encore dans cette dernière histoire que vous allez entendre. On y parle d’un noble seigneur, appartenant à la plus haute société de notre ville, qui tomba éperdûment amoureux d’une jeune fille dont la famille était ennemie de la sienne ; c’était un cavalier de caractère violent, de tempérament fougueux, prompt à la vengeance comme à la colère. Cependant pour obtenir la femme aimée, il serait devenu humble comme un pauvre à qui manque le pain. Mais l’amour des deux jeunes gens au lieu de diminuer et d’adoucir le ressentiment de leurs parents, ne fit que l’exaspérer — et, malgré les prières et les intercessions de tous genres, la noble famille Capri ne voulut pas consentir au mariage. Et même, pour porter remède à cette folle passion, elle décida d’embarquer la jeune fille sur une felouque et de l’envoyer dans un pays éloigné. Cependant celle-ci, qui se sentait mourir de douleur à l’idée de quitter son bien-aimé, quand elle fut hors du port, s’agenouilla et prononça une courte prière, puis s’élança dans les ondes d’où jaillit aussitôt une île verdoyante et azurée. Mais l’amour ne s’apaisait pas dans le cœur du noble Vésuve — c’était le nom du noble cavalier — et la colère bouillonnait toujours dans son sein ; aussi, quand il apprit la cruelle nouvelle, il commença à pousser d’ardents soupirs et à verser des larmes de feu, signe de la passion intérieure qui l’agitait ; et il se gonfla tellement qu’il devint une montagne, dont les entrailles brûlent d’un éternel incendie. Et il reste toujours devant la belle Capri, sans jamais pouvoir la rejoindre ; il frémit d’amour, lance des éclairs, se couronne de fumée, et l’ardeur de sa passion déborde en lave brûlante…
O âmes blessées, ô âmes affligées, ô vous en qui l’amour a planté dans le cœur les sept épées de douleur, n’ayez pas l’espérance de guérir ici votre délicieuse souffrance. Oui, les pierres elles-mêmes sont amoureuses : la passion fait perdre la santé aux hommes bien portants et tue ceux qui sont malades…