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Naples : $b Les légendes et la réalité

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VIII
Ce qui les soutient.

Quand une femme du peuple napolitaine n’a pas de fils, elle ne se tourmente pas en secret de sa stérilité ; elle ne suit pas d’admirables cures pour guérir, comme une jeune épousée de l’aristocratie ; elle n’élève pas un petit chien, une chatte ou un perroquet, comme une petite bourgeoise sentimentale. Un beau matin de Dimanche, elle s’achemine avec son mari, vers l’Annunziata, où sont hospitalisés les Enfants-Trouvés, et, au milieu des garçons et des filles sevrés ou déjà grandelets, elle choisit celui pour lequel elle éprouve le plus de sympathie ; après avoir fait la déclaration d’usage au Directeur de l’établissement, elle emporte triomphalement dans ses bras la Figlia della Madonna[23].

[23] On appelle Figlia della Madonna — fille de la Madone — les Enfants-Trouvés.

Elle aime cette petite créature qui n’est pas sienne, comme si elle l’avait mise au monde ; elle souffre de la voir souffrir, que ce soit de maladie ou de misère, comme si cette enfant sortait vraiment de ses entrailles ; dans le petit monde enfantin napolitain, les plus battus sont certainement les fils légitimes, car on ne doit pas frapper une « fille de la Madone ». Une tendre pitié fait dire à la mère adoptive :

— Puverella, non aggio core de la vattere, è figlia della Madonna ! (Pauvre petite, je n’ai pas le courage de la battre, c’est une fille de la Madone.)

Si l’orpheline croît en santé et en beauté, la mère en est glorieuse comme si c’était son œuvre propre, elle cherche à l’envoyer à l’école ou au moins chez une couturière, car certainement, par sa grâce ou sa distinction, l’enfant doit être fille d’un prince ; en aucun cas, que ce soit de misère ou de maladie, la mère adoptive ne rend, comme elle a le droit de le faire, la fillette à l’Annunziata. Et, en revanche, celle-ci lui porte une affection profonde, réellement filiale ; et, plus tard, le souvenir de l’Annunziata disparaît, et cette mère fictive possède réellement une fille.


Mais, il y a plus encore : une mère a cinq enfants, le dernier tombe gravement malade ; elle fait le vœu à la Madone, pour que son fils guérisse, d’adopter un Enfant-Trouvé. Le fils meurt, mais la mère, portant autour du cou le mouchoir noir, qui est son unique signe de deuil, accomplit le vœu, tout en larmes. Et, peu à peu, la créature vivante console la mère de la créature morte et il ne reste en elle qu’un souvenir très doux, tandis que fleurit dans son cœur une immense gratitude pour la figlia della Madonna !

Quelquefois le fils guérit : le premier jour de sortie, la mère le prend dans ses bras et le porte à l’église de l’Annunziata ; elle lui fait baiser le maître-autel, puis ils vont dans l’intérieur de l’établissement choisir un petit frère ou une petite sœur. Et, au milieu des cinq ou six enfants légitimes, la pauvre créature abandonnée n’est jamais intruse, elle ne craint pas d’être chassée, elle mange comme les autres, elle travaille comme les autres, les frères la surveillent pour qu’elle ne s’amourache pas de quelque débauché, elle se marie et pleure à chaudes larmes quand elle quitte la maison — elle y revient souvent, comme à un refuge et à une consolation.


Voici un cas fréquent de pitié : une mère trop faible ou fatiguée par le travail, n’a pas de lait. Il se trouve toujours une amie, une voisine ou quelqu’étrangère charitable qui offre son lait ; elle allaitera deux enfants en même temps, qu’est-ce que cela fait ? Le bon Dieu lui enverra du lait en quantité suffisante. Trois fois par jour, la mère au sein aride, porte la petite créature chez la mère heureuse et, assise mélancoliquement sur le pas de la porte, elle regarde son enfant sucer la vie. Il faut avoir vu cette scène et avoir entendu le ton doux, humble et reconnaissant avec lequel elle dit, en reprenant son fils dans ses bras :

— O Signore t’o renne la carità che fai a sto figlio ! (Le Seigneur te rende la charité que tu fais à cet enfant !)

Et la mère nourricière finit par adorer ce second enfant, et quand on le sèvre, elle souffre de ne plus le voir ; de temps en temps, elle va le retrouver, lui porte un sou de bonbon ou une médaille de la Vierge : le petit a deux mères.

J’ai encore vu une autre chose : une pauvre femme faisait des ménages et ne pouvait garder son enfant avec elle ; elle le confiait à une autre pauvre femme qui piquait des bottines et travaillait chez elle — c’est à dire dans la rue. Celle-ci mettait les deux enfants, le sien et celui de son amie, dans le même sportello[24], elle attachait une ficelle au bord du berceau et l’autre extrémité à son propre pied, et tout en cousant, elle fredonnait une chanson pour endormir les deux bébés — et tout en cousant, elle faisait aller son pied en avant et en arrière pour balancer rythmiquement le berceau où reposaient les deux petites créatures.

[24] Berceau en osier.

Voici encore un autre fait : une femme qui était en service, confiait la garde de son fils à une amie ; mais celle-ci lui conduisait l’enfant pour le faire téter, et elle venait de très loin, suant, sous le soleil, portant ce lourd fardeau dans ses bras. L’entrevue avait lieu sur le palier ou dans la cuisine, et généralement le dialogue suivant avait lieu :

— S’è stato cuieto, almeno. (Il a été tranquille au moins.)

— Cuieto sí, ma tene sempe fame. (Tranquille, oui, mais il a toujours faim.)

— Core de mamma soia ! (Petit cœur de sa maman.)

Puis, quand le nourrisson avait fini de téter, l’amie reprenait cet enfant qui n’était pas sien, en lui disant :

— Iammocenne, á casa, já, core de la zia, saluta a mammà. (Maintenant, retournons à la maison, petit cœur de sa tante, et salue ta maman !)

Et elle s’éloignait, tranquillement, sans murmurer, tandis que la mère, de la fenêtre de la cuisine, jetait un dernier regard sur son fils.


Le peuple naturellement ne peut donner d’argent à de plus pauvres que lui, puisqu’il n’en a pas ; mais on voit et on entend des charités plus tendres, plus délicates.

Par exemple, une cuisinière était toujours de mauvaise humeur quand sa maîtresse lui commandait du bouillon ; elle n’était heureuse que lorsqu’on lui ordonnait du macaroni, des légumes, du riz, ou bien de grosses soupes, bien nourrissantes. On la soupçonna pendant longtemps d’être gourmande ou affamée, quoiqu’à son corps affaibli et fatigué, le bouillon fût plus nécessaire que le macaroni : en réalité, elle donnait son premier plat, tous les jours, aux deux enfants de la portière et préférait leur offrir une belle assiettée de soupe que trois cuillerées de bouillon : elle ne mangeait qu’un peu de viande.

Le soir, quand elles s’en vont, les servantes emportent dans un paquet des restes du dîner, si leur maîtresse a la bonté de les leur laisser ; ces restes ne sont pas pour elles, ils nourrissent un petit frère, un neveu, une vieille mère ou une pauvre femme qui n’a pas autre chose.

Aucune servante ne mange tout ce que vous lui donnez : une moitié, tout quelquefois, est destiné à une autre personne.

Et les malades dans les hôpitaux, les détenus dans leurs prisons, trouvent toujours une sœur, une tante, une marraine, une amie, une maîtresse qui se torturent toute la semaine, afin d’acheter le jeudi ou le dimanche des oranges pour calmer la soif du malade la nuit ; et qui lavent, en se cachant, la chemise du prisonnier, afin qu’il puisse la mettre le lendemain, bien blanche et bien repassée.

Il faut aller à la porte des hôpitaux, les jours de visites, voir la foule de femmes qui se tiennent là, pâles, anxieuses, haletantes. J’en ai vu une, dont le mari venait de mourir à l’hospice, aller, dans une seule journée, chez le directeur, chez tous les médecins, chez la supérieure des Sœurs, chez les Sœurs, chez les internes, chez les garçons de salle, pleurer, prier, s’arracher les cheveux, les conjurant au nom du Christ, de ne pas disséquer son mari. Elle supportait l’idée de la mort, mais l’autopsie l’exaspérait.


Il n’y a pas de femme qui, mangeant dans la rue et voyant un enfant la regarder, ne lui donne aussitôt un petit morceau de ce qu’elle mange, même si c’est du pain sec. A peine une femme enceinte s’arrête-t-elle dans la rue, tous ceux qui mangent ou qui vendent des choses qui se mangent, sans qu’elle témoigne aucun désir, lui en offrent, l’obligent à en prendre, ne voulant pas être cause d’une envie dissimulée.

Les pauvres gens qui errent dans les rues, sont secourus par la population : celui-là donne un morceau de pain ; celui-ci, deux ou trois tomates ; cet autre, un oignon ; ce quatrième, une cuillerée d’huile ou une poignée de charbon. Ainsi, une femme du peuple, pour faire un peu de bien, laissait une mendiante venir cuire, sur son propre feu, les rares comestibles que la pauvresse avait recueillis. Puisque le feu devait s’éteindre, une fois la cuisine finie, ne valait-il pas mieux laisser en profiter une autre ?

Une femme faisait une charité plus ingénieuse encore : elle-même était fort pauvre et mangeait seulement du macaroni cuit dans de l’eau salée, assaisonné d’un peu de fromage râpé ; mais la voisine, plus pauvre encore, n’avait que des croûtons de pain rassis. Alors la moins misérable donnait à son amie, l’eau où avait cuit le macaroni, une eau blanchâtre et trouble dans laquelle l’autre faisait tremper son pain durci, et au moins cela avait un certain goût de macaroni.


Une jeune ouvrière avait été soignée à l’hôpital d’une pneumonie ; puis, une fois guérie, elle en était sortie, pâle, affaiblie, épuisée. Cependant le médecin de l’hospice, pour la préserver d’une phtisie probable, lui accordait, chaque matin, quatre doigts d’huile de foie de morue qu’elle devait venir prendre. Elle arrivait à l’aube, avec son verre, jusqu’au moment où elle fut complètement rétablie : alors, on la prévint qu’on ne lui donnerait plus sa médecine. Elle se troubla, pâlit, pleura, pria la Sœur de ne pas lui retenir cette huile — enfin, on finit par découvrir qu’elle la donnait, par charité, à une pauvresse : celle-ci, dominant son dégoût naturel, s’en servait pour assaisonner son pain ou pour y faire frire un sou de piment rouge.


Je me souviens encore d’un autre fait. Un jour, au larghetto Consiglio, une femme enceinte, fut prise des premières douleurs, s’abattit par terre et accoucha au beau milieu de la rue. Le tumulte fut grand : la malheureuse ne se plaignait pas, mais par pitié ou par émotion, les autres femmes criaient et pleuraient. En peu d’instants, de tous les bassi, de toutes les boutiques, de tous les sous-sols, sortirent des langes pour emmaillotter le poupon et des draps pour envelopper l’accouchée. Une mère offrit le berceau de son enfant mort ; une autre baptisa le nouveau-né, en faisant le signe de la croix sur son mignon visage ; une troisième alla quêter dans les maisons avoisinantes : une quatrième, qui était servante, s’offrit d’aller faire le service de la malade à sa place ; et enfin, la femme du boulanger partagea son lit avec la malheureuse, et le mari dormit sur une table pendant dix jours, avec un sac sous la tête. Et cette misérable créature pleurait d’émotion, toutes les fois qu’elle embrassait son fils…

FIN

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