Naples : $b Les légendes et la réalité
V
Ce qui les perd.
Le Lotto a une première forme littéraire, rudimentaire, barbare, fondée sur la tradition orale comme certaines fables et certaines légendes. Tous les Napolitains qui ne savent pas lire, vieillards, enfants, femmes — surtout les femmes — connaissent par cœur la Smorfia ou la Clef des Songes et en font rapidement l’application sur n’importe quel rêve ou sur n’importe quelle chose de la vie quotidienne. Avez-vous rêvé d’un mort ? Jouez le numéro 47. Mais il parlait, ce mort… alors jouez le 48. Mais il pleurait, ce mort… alors jouez le 65. Mais, il vous a fait peur… alors, jouez le 90. Un jeune homme a-t-il reçu des coups de couteau d’une femme du peuple ? Le numéro 17 veut dire l’accident ; le 18, le sang ; le 41, le couteau ; le 90, le peuple. Il faut jouer ce quaterne. Une casserole tombe par terre, un enfant a la rougeole, un cheval s’emporte, un gros rat traverse la chambre, allez vite jouer les numéros correspondants.
Tous les événements, grands ou petits, sont considérés comme une source mystérieuse de gain. Une fillette meurt-elle du typhus ; aussitôt sa mère va jouer les numéros concordants et s’écrie, toute consolée :
— M’ha fatte bbene pure murenna ! (elle m’a fait du bien, même en mourant.)
Une veuve, parlant de l’amour que lui portait son mari, mort depuis quelques années, ajoute mélancoliquement que si cet amour avait véritablement été profond, le défunt lui serait apparu en rêve et lui aurait indiqué des numéros à jouer ; et c’est un ingrat, puisqu’il l’a oubliée, car il sait bien qu’elle est pauvre et a besoin d’être aidée.
Salvatore Daniele assomme une vieille femme : jouons ; et le peuple s’écrie :
— Chella à mmorta, mo almeno ce refrescasse a nnuie, che simmo vive ! (Puisqu’elle est morte, à présent, ayons-en au moins quelque soulagement, nous qui sommes vivants !)
Salvatore Misdea, le Calabrais sanguinaire, tue un jour, dans un accès de colère, sept soldats : jouons. La loi condamne Misdea à mort : jouons. Sur les portes, dans les bassi, au coin des rues, les numéros sont discutés par des comités et des sous-comités, et le jeu est établi. Rien ne sort naturellement, et ce sont des lamentations sans fin.
Cette science de la smorfia est si profonde, si complètement passée dans les habitudes courantes du peuple, que toutes les injures ayant un numéro relatif, se disent en argot de lotto. Une femme donne un coup de poing à une autre et lui casse la figure ; devant le juge, elle se disculpe, en déclarant :
— M’ha chiammate sittantotto ! (elle m’a appelée soixante-huit !)
Or, le juge doit prendre la smorfia et voir à quel outrage répond ce numéro.
La kabbale existe davantage pour les classes supérieures que pour les inférieures, mais elle y pénètre également. Certes, le peuple n’achète pas les nombreux journaux kabbalistes hebdomadaires, aux titres étranges : le Vrai ami, le Trésor, l’Éclair, la Corne d’abondance, dont l’abonnement coûte dix francs par an et qui sont faits par une rédaction inconnue ; le peuple ne correspond pas non plus avec ces professeurs de mathématiques qui demeurent au vico Nocella, à San-Liborio ou au vico Zurali, et qui offrent, à la sixième page des journaux, la fortune pour dix francs ; mais le peuple voit, dans cette annonce, qu’un individu « sait les numéros » — aussi, il va l’attendre dans la rue, devant la porte de sa maison, lui met dans la main une pièce de deux francs et celui-ci s’en contente : c’est une petite affaire !
L’assistito[15] est un chancre qui ronge les familles bourgeoises, un pâle convulsionnaire qui mange beaucoup, qui feint d’avoir ou qui a réellement des hallucinations, qui ne travaille pas, qui parle par énigmes, qui prétend se livrer à de cruelles mortifications et qui vit aux crochets de ceux qui le vénèrent. Mais, la réputation de l’assistito arrive jusqu’au petit peuple par l’entremise de la bonne, du domestique, de la blanchisseuse, des fournisseurs de la maison ; et l’assistito y étend son action mystique, fantastique, y recueille de petits gains imprévus, y fait des adeptes et finit par marcher dans la rue, toujours entouré de quatre ou cinq personnes qui le courtisent et étudient chacune de ses paroles.
[15] L’assistito est un homme qui se prétend « assisté » par les esprits.
Mais celui qui aide le peuple, celui qui est sa providence, sa foi, son inébranlable croyance, c’est le moine. Il monaco sai numeri[16]. Voilà le dogme. S’il ne les dit pas, c’est parce que le Seigneur lui a défendu de secourir le pécheur ; s’il les dit et qu’ils ne sortent pas, c’est parce que le joueur n’a pas eu confiance ; s’il les dit et qu’ils gagnent, la nouvelle se répand en une minute, et le pauvre moine est affligé d’une popularité dangereuse. Il est comme l’artiste qui a fait un chef-d’œuvre. Malheur à lui, s’il n’en produit pas d’autres : il est perdu. Le moine qui a seulement fait prendre un ambe, peut avoir l’espérance de vivre tranquille ; mais s’il a indiqué un terne qui est sorti, il faut qu’il se tienne sur ses gardes. On cherchera à le séduire de toutes manières, avec des dons, avec des cadeaux d’argent, avec des offrandes, avec des messes, avec des aumônes ; on lui enverra les enfants, les femmes, les aïeuls qui l’attendront dans la rue, à la porte de l’église, près du confessionnal, à l’entrée du couvent ; on cherchera à connaître sa mère, son frère, sa tante ; on l’assiégera du matin au soir ; on le rouera de coups de bâton ; on le séquestrera ; on le torturera ; on le laissera mourir de faim, pour qu’il donne les numéros dans son agonie. Ces choses-là sont arrivées. Souvent, pour échapper au péril, un moine se fait changer de couvent par son supérieur, et quand il est disparu, le peuple raconte que la Vierge l’a emporté.
[16] Le moine sait les numéros.
Le lotto est l’épidémie qui empoisonne toutes les classes de Naples. La contagion passe du savetier qui est assis devant la porte de son échoppe, à la pauvre ouvrière qui vient faire ressemeler ses vieilles chaussures ; celle-ci la communique à son amoureux, un garçon de café, qui la donne à son patron, lequel la répand parmi ses clients, et de là, elle gagne les maisons, les bureaux, les gargottes, les églises mêmes. La bonne du cinquième étage, à droite, joue, espérant ne plus être domestique ; mais les autres servantes, à tous les étages, jouent, aussi bien la femme de chambre au premier qui a quarante francs par mois, que la vajassa[17] du sixième, qui en gagne huit, et toutes ont la douce espérance de sortir du service ; et elles se communiquent leurs numéros, les discutent sur le palier, se les disent par la fenêtre, se les télégraphient par signes. La marchande de fruits, qui trotte sans cesse sous le vent et la pluie, joue également et aussi la femme du tailleur qui coud sur la porte, la femme de l’épicier qui débite de la cannelle avariée, la blanchisseuse qui passe ses journées les doigts dans l’eau de savon, la marchande de châtaignes qui se brûle la face et les mains à la chaleur du feu, la vendeuse de noix qui a les mains toutes noircies par l’acide gallique — toutes jouent au lotto, fidèlement et ardemment.
[17] Bonne à tout faire.
Dans l’atelier étroit, où travaillent une douzaine d’ouvrières, tandis que l’enfant de la couturière dort dans son berceau et que dans un coin mijote le lard du dîner sur le fourneau, une d’entre elles donne des numéros, l’autre prétend en avoir de meilleurs et la patronne déclare savoir les seuls vrais — que toutes jouent.
Les coiffeuses populaires, les capere, le tablier roulé autour de la taille, la chevelure en désordre, les mains grasses et humides, portent des numéros à leurs clientes, en reçoivent d’autres en échange et sont un des principaux véhicules de la terrible maladie ; dans les ateliers où les ouvriers napolitains sont mal rétribués pour un travail long et pénible, le lotto jette ses racines profondes ; dans toutes les écoles populaires, maîtresses et élèves jouent en société, réunissant les sous de leur déjeuner ; dans les maisons louches où sont enfermées les malheureuses pécheresses dont Naples fourmille, le lotto est une des plus grandes espérances — peut-être une espérance de rédemption.
Mais ne croyez pas que le mal reste dans les classes populaires. Non, non, il monte dans la bourgeoisie, il pénètre dans le commerce, il arrive jusque dans l’aristocratie. Les jeunes filles à marier qui n’ont pas de dot, jouent en cachette ; tous les nombreux employés du Municipe, des banques, de l’Intendance, de l’octroi, jouent aussi ; tous les petits rentiers qui n’ont pas assez de quoi vivre et rien à faire, étudient la Kabbale, jouent désespérément et demandent toujours des avances sur leurs maigres revenus ; tous les commis de magasins, qui gagnent soixante francs par mois, connaissent les « vrais » numéros et les jouent toutes les semaines. Les magistrats font aussi de belles rentes au lotto ; payés misérablement, pourvus d’une nombreuse famille, ruinés par les fréquents changements de domicile, exposés à des tentations qu’ils repoussent avec une inflexibilité digne d’un meilleur sort, ils mettent tout leur espoir dans le lotto.
Les petits commerçants, qui se débattent continuellement au milieu des traites impayées et protestées, et qui livrent un combat quotidien à la faillite, finissent par s’accrocher à cette planche de salut, vaine et incertaine — le lotto. Les grands banquiers, qui vivent sur la pointe d’une aiguille, dans la terreur de leurs différences à la Bourse, cherchent aussi dans le lotto une lueur d’espérance.
Les dames de l’aristocratie jouent, un peu par genre, un peu pour avoir un bijou nouveau, un peu pour payer une note de couturière que le mari ignore et ne soldera jamais. Et les employés de la banque du lotto, quoique habitués au mal, car ils vivent dans cette atmosphère morbide et terrifiante, ces employés, ces postieri ne peuvent résister à la tentation et jouent aussi. C’est pourquoi, le samedi à quatre heures, ceux qui sont le plus malades, le plus gravement atteints par la contagion, ne peuvent plus attendre et ils vont au siège même du Banco di Lotto, dans une rue étroite, entre la via Pignatelli et la via di Santa-Chiara, pour assister au tirage des numéros.
Mais toutes les servantes, les commerçants, les vendeurs, les ouvrières ou les ouvriers, les demoiselles de magasin ou les employés, ne peuvent quitter l’endroit où ils sont. Alors un gamin va au plus proche bureau de lotto et prend la liste des cinq numéros sortis. Les personnes franches et nettes se mettent à la porte ou à la fenêtre ; celles plus timides ou honteuses restent à l’intérieur et tendent l’oreille. L’enfant revient en courant, se plante à l’entrée de la ruelle et crie les numéros d’une voix de stentor :
— Vintiquattro !
— Sissantanove !
— Quarantanove !
— Otto !
— Sittantacinche !
Silence universel : tout le monde pâlit…
Plus le peuple napolitain a d’argent, plus il joue. Malgré sa pauvreté, il trouve toujours six sous, cinquante centimes, le samedi, pour les risquer au lotto ; il recourt à tous les expédients, il invente, il cherche, il finit par trouver. La plus grande misère ne consiste pas à dire qu’il n’a pas dîné, mais à dire qu’il n’a pas pu jouer :
— Nun m’aggio potuto jucà manco un viglietto. (Je n’ai pas pu jouer même un numéro.)
On en reste épouvanté. Entre le vendredi soir et le samedi matin, c’est tout un va-et-vient de gens qui veulent jouer et qui n’ont pas d’argent ; les ouvriers se font avancer une journée, les servantes volent horriblement sur la dépense, les mendiants sont plus nombreux dans les rues, et, dans les petits ménages, tout ce qui peut encore être vendu, se vend, tout ce qui peut encore être engagé, s’engage au Mont-de-Piété ou chez le prêteur sur gages.
Avant tout, il y a des numéros qui jouissent de la faveur populaire, des numéros qui se jouent toujours, parce que c’est une tradition, parce que c’est une obligation, parce qu’on ne peut faire autrement : il y a l’ambe célèbre, le 6 et le 24 ; le terne fameux, le 15, le 28 et le 81 ; le terne de la Vierge, le 8, le 13 et le 84. Ces ternes, heureusement pour le gouvernement, ne sortent guère que tous les vingt ans ; quand, après de longues années d’attente, il y a quelques mois, l’ambe 6 et 24 est sorti, l’administration a dû payer deux millions de petits gains, de cinq ou dix francs chacun ; et tout Naples s’est couverte de petites tables, ce qui veut dire que toute la population a dîné, déjeuné ou soupé avec son bénéfice, pour recommencer à jouer, la semaine suivante, avec une plus grande ardeur.
Et chaque personne a ses numéros préférés, qu’elle joue chaque semaine, depuis des années, avec une inébranlable confiance ; un décrotteur en jouait un depuis trente ans, que son père lui avait laissé en héritage avec sa caisse pour cirer les chaussures ; trois ou quatre ambes étaient sortis en ces trente ans, mais pas un terne.
Un portier en joua un pendant quarante-cinq ans sans jamais rien gagner ; la première semaine que, par un hasard étrange, il l’oublia, le terne sortit — et le pauvre homme mourut de douleur.
Il y a toujours les numéros correspondants au grand événement de la semaine, rixe ou suicide, coups de revolver ou empoisonnement ; et enfin il y a les numéros cabalistiques, et ceux arrachés à l’assistito ou au moine.
Ces numéros, il faut les jouer à tout prix, et ils représentent une moyenne variable de cinquante centimes à deux francs par semaine. Quand le Napolitain n’a plus que deux sous, il va les jouer au gioco piccolo ou lotto clandestin.
Ce sont, en général, des femmes qui tiennent ce genre d’entreprise, laquelle n’est qu’une vaste escroquerie. Une de ces créatures, sale, déchirée, porte un registre, dans une grande poche, sous sa robe : le joueur ou la joueuse s’approche, dépose deux sous et dit ses numéros ; en échange, on lui donne un chiffon de papier gras, sur lequel sont inscrits les chiffres au crayon et l’invariable promesse de donner un écu pour l’ambe, quarante écus pour le terne. La femme fait son tour dans le quartier, tous la connaissent, tous savent le métier qu’elle fait, tous l’attendent. La dénoncer ? Personne ne l’oserait, c’est une bienfaitrice.
Les recettes sont nombreuses, naturellement : les pièces de deux sous finissent par former des centaines de francs ; mais les tenancières du gioco piccolo risquent la prison.
A la promenade, on rencontre les équipages de riches bourgeois, qui sont arrivés à cette fortune grâce au lotto clandestin ; la police les connaît parfaitement, mais ne peut rien contre eux, car ils ont des agents qui opèrent à leur place, et eux, ils ne paraissent jamais. Le peuple a une confiance aveugle en ces tenanciers du gioco piccolo ; mais bien souvent, dans l’après-midi du samedi, si les sommes à payer sont trop élevées, ceux-ci se hâtent de disparaître, emportant leurs registres, sans régler personne. Qu’importe !
La semaine suivante, une autre femme ou un autre agent recommencent leurs tournées et le peuple vient auprès d’eux, comme attiré par un charme invincible. Quelle joie pour celui qui joue et pour celui qui empoche l’argent de frauder le gouvernement !
De temps en temps, la police arrête quatre ou cinq de ces agents ou de ces courtières, les condamne à la prison et à de fortes amendes. Cela ne sert à rien. Une fois la peine finie et l’amende payée, ils recommencent avec plus d’ardeur. Il y en a qui ont subi cinq condamnations pour le gioco piccolo, qui ont pignon sur rue, qui se plaignent des persécutions du gouvernement et qui appellent leurs histoires avec la police : una disgrazia ![18] L’Administration a eu beau mettre le billet du lotto à deux sous, cela a été inutile ; la fraude a continué, plus forte et plus florissante que jamais, appuyée sur cette grande folie qui est le jeu.
[18] Un accident.
Maintenant, voici ce que la statistique nous apprend : le jeudi, le vendredi et le samedi[19] de chaque semaine, les vols domestiques sont plus nombreux ; pendant ces trois jours, il y a davantage d’engagements au Mont-de-Piété ; pendant ces trois jours, les agences privées de prêts sur gages, sont pleines de monde ; pendant ces trois jours, mais surtout dans l’après-midi du samedi, les rixes sont plus fréquentes ; pendant ces trois jours, pendant cette période fatale, il se passe les choses les plus vilaines, les plus laides, les plus ignobles, les plus horribles ; et enfin, pendant ces trois jours, le peuple napolitain se met dans les mains de l’usure — le véritable chancre, dont il meurt…
[19] C’est le samedi, à trois heures de l’après-midi, que se fait le tirage du lotto, dans un endroit spécial, sous la surveillance de la police et de l’Administration.