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Naples : $b Les légendes et la réalité

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XV
La Légende de l’Avenir.

Te voilà, belle et hardie lectrice, arrivée à la fin de mes histoires fantastiques, et tu souris — tandis que moi, pauvre auteur, je cherche à m’expliquer ce que signifie l’éclair sombre de tes yeux et l’expression ironique de tes lèvres, pourprées comme la fleur du grenadier. Et je comprends presque, impénétrable sphynx au pur visage marmoréen, la signification de ton rire muet et intelligent. Ces histoires fantastiques dans lesquelles se reflète une si grande partie de la vie napolitaine, ces histoires-là ne t’ont pas épouvantée ; et si ton imagination a suivi les fantômes insaisissables, le petit lutin ou le génie familier, tu n’en as pas eu peur. Ces histoires-là sont vieilles, quelques-unes sont très anciennes et appartiennent au lointain passé qui ne revient pas ; elles ont vécu et sont mortes ; elles ont été des drames humains et sont devenues de vaines paroles, des traditions obscures. Il reste d’elles quelquefois un tableau, une statue, une église, une tombe, un bois ; quelquefois un simple souvenir ; quelquefois un simple nom : mais c’est quand même le passé. Et toi, orgueilleuse lectrice, tu souris au présent, tu souris à l’avenir, tu marches vers la lumière et la joie — mais tu ne veux pas jeter un regard en arrière. Tu consens à lire ces légendes du passé, mais les sirènes, les cavaliers, les dames, les moines, les gras bourgeois, les pâles poètes n’éveillent en toi qu’un sourire de pitié ; ils sont morts, tandis que Naples, sa mer glauque et ses riantes collines fleuries sont vivantes — éternellement vivantes, comme l’amour, la beauté et la jeunesse… Je le sais. Mais je veux te punir du sarcastique ricanement avec lequel tu te moques des chères ombres, des spectres charmants ou des larves terrifiantes qui reposent dans la tradition et dans l’imagination populaire ; je veux te châtier, lectrice méchante ; je veux, en te contant la flamboyante légende de l’avenir, éteindre ton sourire mordant, faire pâlir tes joues, faire frissonner ta chair de marbre — et faire palpiter de peur ton âme légère.


Aujourd’hui la ville est belle, parce que Dieu le veut, car les hommes se soucient assez peu de sa parure ; elle s’orne de fleurs, mais elle est pauvre ; elle sourit, mais sa tunique de pourpre est déchirée et couvre à peine ses belles épaules ; elle est gaie, mais ses rues sont sales et pleines d’ordures ; elle danse et chante sur ses plages parfumées, mais les navires aux flancs arrondis, chargés de marchandises précieuses, ne viennent pas encore dans ses ports ; elle voit ses collines se couvrir de villas, mais la fumée grise des vastes ateliers ne monte pas encore au ciel, pareille à un encens sacré. Qu’importe ! Ce jour béni viendra et alors la cité sera sanctifiée. Pense donc, ô chère âme poétique, à l’heureuse union de l’art et de la nature, pense à la céleste harmonie de l’homme et de son œuvre, pense à la ville qui sera belle et bonne, toute blanche sous le soleil, sans une tache, sans un haillon ; alors, alors… O lointain avenir, ô jour splendide qui, comme celui de Faust, méritera d’être arrêté au passage…

Mais la divine cité que nous aimons, doit disparaître ; nous la croyons immortelle et elle est vouée à la mort ; nous la croyons éternelle et sa vie est ténue comme celle d’un enfant. Elle doit mourir, elle mourra… il faudra dire au voyageur pensif et mélancolique : là fut Naples ! Nous pouvons tout lui donner : le travail qui l’anoblit, le commerce qui l’enrichit, l’eau qui la désaltère, le soleil qui assainit ses rues — mais nous ne pouvons pas retarder sa fin dernière. Elle sera une nymphe souriante, rosée, azurée, blonde de soleil, pleine de jeunesse, frémissante de vie, mais elle ne vivra pas longtemps. La légende prophétique le dit — légende qui est répétée de bouche en bouche, qui circule dans les rues, qui entre dans les boutiques, qui monte jusque dans les salons de la noblesse. Vois-tu cette colline au pied de laquelle s’étendent ces beaux villages baignés par la mer, dont les flancs sont couverts de pampres et de vignes bienfaisantes ; vois-tu cette colline, striée de funèbres raies noires ? C’est elle qui fera mourir Naples : du moins, c’est ce que dit la légende prophétique. Le feu liquide brûle, bout et écume dans les entrailles de cette montagne et s’y accumule pour le jour funeste ; au dehors, une petite nuée de fumée blanche montre à peine le profond travail souterrain. Les biges et les quadriges couraient dans les rues de Pompéi ; les beaux garçons aux tuniques blanches et les douces jeunes filles aux tuniques candides aimaient la clarté rose du soleil ; les séduisantes hétaïres se vêtaient de byssus et se parfumaient de nard ; les jeunes gens et les vieillards allaient au Forum, aux Thermes, aux théâtres ; des couronnes de roses odorantes étaient suspendues sur les portes des maisons ; et cependant la montagne voulut que Pompéi-la-Jolie soit détruite — et quand la montagne le voudra, Naples mourra aussi… Et cette colline, que nous regardons avec admiration, presque avec affection, car elle a une si grande part dans la beauté du paysage napolitain, cette colline sera notre bourreau.

Et personne ne saura ni l’heure, ni le jour. Dans la cité, le monde bruyant se rendra à ses occupations habituelles, courra où le plaisir l’appelle, ira où la douleur le réclame, aimera, haïra, jouira, pleurera — vivra, en somme, comme si rien n’était. Dans le ciel serein, les étoiles brilleront ; dans l’air léger, s’élèvera le même panache de fumée. Puis, sur le cratère paraîtra un point rouge, comme une torche allumée là-haut, comme un charbon ardent ; les Napolitains hausseront les épaules et murmureront :

— C’est toujours la même chose !

L’éruption grandira avec beaucoup de lenteur ; les hommes de science d’alors en constateront les phénomènes et en annonceront la fin prochaine ; mais l’éruption croîtra toujours, continuellement. Un roulement souterrain commencera à faire trembler les vitres des maisons ; trois fleuves de lave brûlante couleront le long de la montagne ; le ciel sombre se teindra de pourpre, le fond de la mer sera rouge et les étrangers arriveront pour contempler l’admirable spectacle, tandis que les Napolitains se presseront sur le Môle, à Santa-Lucia, à Mergellina, sur les terrasses, sur les collines, partout. Mais les habitants des villages qui se trouvent sous la colline, se mettront à fuir et viendront dans la ville, où ils seront accueillis à bras ouverts — et la lave continuera toujours. De nouvelles bouches s’ouvriront et le torrent enflammé arrivera à Résina…

Mais les Napolitains ne craignent rien : le Vésuve est leur ami, il veut s’amuser, c’est un vieux grogneur, mais il se tait vite. Puis, il y a saint Janvier, dont le doigt, levé d’un air impérieux, ordonne à la lave de ne pas avancer ; et le cardinal-évêque de Naples fait promener dans les rues la statue en argent du saint et son précieux sang, qui est conservé dans une ampoule de verre. On prie dans les humbles églises. Cependant un matin, le soleil ne se montre pas, un épais nuage gris cache le ciel et il tombe de la cendre ; les Napolitains sourient encore et vont à leurs affaires, sous cette étrange pluie. Mais le lendemain, le grondement devient tumultueux, les secousses du tremblement de terre se succèdent à des intervalles réguliers, d’horribles convulsions secouent la montagne, dont les flancs sont couverts de bouches de feu : les coulées de lave s’unissent, se mêlent, se fondent, deviennent un fleuve unique qui roule vers Naples ses vagues solidifiées et ardentes : une étouffante puanteur soufrée empoisonne l’air, il pleut des cendres chaudes et lourdes, il pleut de l’eau bouillante, il pleut des petites pierres, il pleut la mort sur la ville. Dans les clameurs désespérées des agonisants, dans le fracas des maisons qui s’écroulent, dans l’horreur du tremblement de terre, dans l’affreuse tempête qui agite la mer, dans les éclairs sanglants qui couvrent le ciel, dans le bouleversement de toute la nature, la lave triomphante et victorieuse entre à Naples — et Naples achève de mourir dans un incendie colossal.

....... .......... ...

Quoi ? tu souris encore, orgueilleuse créature. Je te comprends, car je lis en toi comme dans un livre ouvert. Tu penses ce que je pense ; tu souris de cette mort : cette Naples qui fut créée par l’amour, qui vécut dans l’adoration des couleurs éclatantes, de la musique ardente, des lourds parfums et des nuits d’ivresse, qui aime la violente volupté de la nature et la douceur des baisers, cette ville passionnée saura bien mourir, saura mourir dignement, dans l’apothéose flamboyante d’un océan de feu.

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