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Naples : $b Les légendes et la réalité

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VII
Ce qui les entoure.

Le matin, si vous avez le sommeil léger, vous entendrez au milieu des rumeurs napolitaines, un bruit de clochettes qui résonnent en cadence, tantôt s’arrêtant, tantôt recommençant après un court intervalle ; et aussitôt les portes battent, les fenêtres s’ouvrent et se referment, des voix s’élèvent, on discute du haut d’une terrasse dans la rue. Ce sont les vaches qui font leur tournée, conduites par un gamin sale et haillonneux : les servantes achètent les deux sous de lait traditionnel, s’attardent sur le pas des portes, se disputent sur la mesure ; beaucoup d’entre elles, pour s’éviter la fatigue de monter et de descendre les escaliers, font glisser de la croisée au bout d’une corde, un petit panier, dans lequel il y a un verre vide et deux sous, et d’en haut elles protestent encore que la quantité n’est pas suffisante, que le vacher est un voleur, et elles ramènent la petite corbeille avec de grandes précautions ; puis, elles referment rageusement les fenêtres.

Les vaches s’arrêtent devant toutes les portes ; quand les bonnes dorment encore, le gamin crie très fort :

— Acalate ó panaro (faites descendre le panier).

Et si elles n’entendent pas, il agite furieusement la sonnaille de la bête. C’est un tableau pittoresque et matinal : ces vaches toutes couvertes de boue, ces gamins aux rudes mains noires qui salissent le verre, ces servantes dépeignées et sans corset, ces commères aux camisoles tachées de tomates.

La seconde partie du tableau est dans l’après-midi ; de quatre à six heures, s’élève un tintement aigu et frémissant : ce sont les troupeaux de chèvres qui dévalent dans les rues de la ville, menés par un chevrier avec un bâton.

Devant chaque maison, le troupeau s’arrête, se jette à terre pour se reposer, le chevrier attrape une bête, la traîne sous la porte pour la traire sous les yeux de la servante, qui est descendue ; quelquefois la maîtresse est méfiante, elle ne croit ni à l’honnêteté de la bonne ni à celle du chevrier — alors chèvre et chevrier montent jusqu’au troisième étage, et sur le palier se forme un conseil de famille, pour surveiller la traite du lait.

Le chevrier et sa chèvre redescendent au galop, donnant de la tête contre quelque malheureux qui monte et ne s’attend pas à cette rencontre : en bas, sous la porte, il y un combat entre le chevrier et ses bêtes pour les faire remuer, jusqu’à ce qu’elles prennent une course folle, surtout quand la nuit s’approche et qu’elles savent retourner sur leurs collines.

Dans toutes les villes civilisées, ces troupeaux de bêtes utiles, mais sales et puantes, ces vaches maculées de boue, ne se voient pas dans les rues : le lait s’achète dans des boutiques propres, blanches et claires.

A Naples, non : cette coutume est trop pittoresque pour qu’on l’abolisse. Aucun Conseil municipal n’oserait le faire. La grande réforme de ces vingt-cinq dernières années, a été d’empêcher les cochons de circuler dans les rues, ce qui était permis auparavant.


Une autre chose très pittoresque, c’est l’envahissement de la rue par les petits boutiquiers ou les marchands ambulants. La via Roma, qui est l’ancienne rue de Tolède et la plus importante de la ville, est abandonnée jusqu’à huit heures du matin aux revendeurs de fruits, d’herbes et de légumes : c’est une avalanche de figues et de fèves, de raisin et de chicorée, de tomates et de piments multicolores ; c’est un ruissellement d’eau, un éclaboussement, un arrosement continuel, un lavage ininterrompu de toutes ces ordures ; puis, après huit heures, la rue n’est plus qu’une mare d’eau sale, dans laquelle nagent des écorces, des trognons de choux, des feuilles jaunies, des fruits pourris, des tomates crevées — et les efforts des balayeurs n’arrivent pas plus à nettoyer les trottoirs et la chaussée de tous ces débris, que toute l’eau de la mer n’arrivait à laver la main ensanglantée de Lady Macbeth.

Cependant, le grand marché de Monte-Oliveto est proche, mais il reste vide, avec la mélancolie des grandes constructions inutiles ; celui de San-Pasquale, à Chiaia, est fermé : le maraîcher napolitain ne veut pas y aller, il veut vendre dans la rue.

Le quartier de la Pignasecca est obstrué par une foire continuelle. Il y a bien des boutiques, mais tout se débite dans la rue ; les trottoirs disparaissent sous les étalages en plein vent et on ne les a jamais vus ; le macaroni, les herbes, les légumes, les denrées coloniales, les fruits, la charcuterie, les fromages, tout est dehors, exposé au soleil, au vent, à la pluie ; le comptoir, le banc, les balances sont dans la rue ; on y fait de la friture, car il y a un artiste célèbre en ce genre ; on y débite des melons, car il y a un vendeur célèbre par sa façon de vanter sa marchandise ; les ânes chargés de fruits vont et viennent — le baudet est le maître calme et puissant du quartier de la Pignasecca.

Le roman expérimental pourrait appliquer ici sa traditionnelle symphonie des odeurs, car elles forment vraiment un orchestre extraordinaire : l’huile chaude, le saucisson rance, le fromage en décomposition, le poivre fraîchement moulu, le vinaigre acide, la morue qui dessale ; et au milieu de ce concert de senteurs étranges, résonne le leit motiv : l’odeur du poisson, surtout du thon, qui se débite en plein soleil, sur des plaques de marbre inclinées. Le matin, le thon vaut vingt sous et le marchand en annonce le prix avec orgueil ; mais, à mesure que l’heure avance, le prix baisse, il descend à dix-huit sous ; quand il arrive à douze sous, la note dominante de cette musique a atteint son apogée.

Du reste, tout cela est très beau — pour le peintre ou le romancier.


Rien de plus pittoresque que le quartier Santa-Lucia, propriété exclusive de messieurs les pêcheurs et mariniers, tresseurs de filets ou vendeurs d’huîtres ; ainsi que de mesdames leurs femmes, vendeuses d’eau soufrée ou de croquets, marchandes de poulpes bouillis ou de piments frits ; ainsi que de messieurs leurs fils, essaims innombrables de petits corps nus et bruns comme du bronze. Dans cette rue, au grand air, on fait tout : la lessive et la conserve de tomates, la coiffure des femmes et l’épouillement des enfants, la cuisine et l’amour, des parties de cartes et des parties de morra. La rue de Santa-Lucia appartient à ceux qui y sont nés. Les quatre ruelles étranglées qui montent du quai vers la colline valent les fondaci du quartier Mercato pour la saleté ; des arcades réunissent les maisons branlantes, des cordes vont d’une fenêtre à une autre, une petite lampe brûle devant une Madone noire et éclaire seule ces sortes de passages, remplis par les immondices de tout un quartier.

Le trottoir n’existe plus du côté de la mer, les habitants s’en sont emparés et l’ont enrichi de nasses, de filets, de jarres d’eau soufrée. Pendant l’été, ils dorment sur le trottoir ou sur le parapet, et grognent contre le passant qui ose les réveiller. Personne ne se risque du côté des maisons, car là, en manière de plaisanterie, les épis de maïs et les écorces de figues volent en l’air, et les gargottes dressent leurs tavolelle[22] jusque sur la chaussée.

[22] Petites tables.

Les habitants supportent que le tramway passe dans leur rue, mais ils le couvrent d’injures souvent et volontiers, car c’est une violation de leur territoire ; les vendeuses d’eau soufrée ont l’air d’hommes habillés en femmes, avec leurs mules à hauts talons, la jupe courte attachée sous les aisselles, les rosettes de perles soutenues par un fil noir autour des oreilles, afin que le poids n’en déchire pas le lobe ; elles sont naturellement agressives et brutales : elles vous forcent à boire de l’eau soufrée, se disputent entre elles et se volent mutuellement. Elles sont indomptables : pour arriver à les diriger, on est obligé de choisir le délégué de police parmi les habitants du quartier et il les traite comme des chiens.

Une fois, deux d’entre elles rossèrent à mort un garde municipal, qui voulait leur dresser une contravention ; mais, le lendemain elles se cotisèrent pour aider une vieille mère, dont le fils était à l’hôpital.


Il est amusant, pour un amateur de couleur locale, de rencontrer, le soir dans la via Roma, une charrette arrangée comme une table, sur laquelle sont disposées des assiettes remplies de figues d’Inde épluchées : un homme pousse la charrette, qui est éclairée par une lampe à pétrole fumeuse, et le véhicule s’arrête de temps en temps. Il repart, laissant quelquefois derrière lui des écorces épineuses, qui font glisser les passants.

Il est amusant, pour un romancier, de flâner après minuit et de voir des hommes qui dorment sous le portique de Saint-François-de-Paule, la tête appuyée sur les bases des colonnes ; de voir des hommes et des femmes qui dorment sur les bancs des jardinets, place du Municipe ; de voir des petits garçons et des fillettes qui dorment sur les degrés des églises de Saint-Ferdinand, de Sainte-Brigitte, de la Madone-des-Grâces, — surtout cette dernière, qui a un large escalier et des balustrades profondes, au centre de la via Roma.

Il est amusant, pour un touriste curieux, d’aller voir le cloître Saint-Thomas-d’Aquin, à deux pas de la via Roma, où il n’y a plus de moines, mais qui est une petite Cour des Miracles, avec ses échoppes toutes grouillantes d’ombres, avec ses maisons grouillantes de pauvres et de malheureux.

Mais en réalité il est très, très cruel que tout ceci existe encore, que des créatures humaines le subissent et que des hommes de cœur supportent que cela soit…

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