Naples : $b Les légendes et la réalité
LA RÉALITÉ
I
Où ils habitent.
Vous ne connaissez certainement pas la vraie Naples. Vous avez tort, car le touriste sincère doit tout visiter. Laissez de côté les descriptions littéraires qui parlent de la Via Caracciolo, de la mer glauque, du ciel de cobalt, des jolies femmes et des vapeurs violettes du soleil couchant ; toute cette rhétorique à base de golfe bleu et de collines fleuries, toutes ces phrases faciles et banales sont faites pour les voyageurs qui ne veulent pas être ennuyés par la vue de la misère. Mais vous, touriste sincère et intelligent, vous ne devez pas ignorer cette partie de la ville, vous devez connaître la vraie Naples.
Peut-être, vous a-t-on fait parcourir une, deux, trois rues des bas quartiers, et en avez-vous eu horreur ? Mais vous n’avez pas tout vu : les Napolitains qui vous conduisaient, ne connaissent pas eux-mêmes tous les bas quartiers. Avez-vous seulement suivi la via dei Mercanti ?
Elle est large d’environ quatre mètres, si bien que les voitures n’y peuvent passer : elle est sinueuse et se tord comme un boyau : les maisons, très élevées, la plongent, pendant les plus belles journées, dans une lumière livide et morte ; au milieu de la rue, un ruisseau noir et fétide, est immobile, comme embourbé, formé d’eau de savon et de lessive, d’eau de la soupe ou du macaroni, — un mélange puant qui soulève le cœur. Dans cette via dei Mercanti, qui est une des principales artères du quartier du Port, il y a de tout : des boutiques obscures où s’agitent des ombres qui vendent toutes les marchandises possibles, des agences de prêts sur gages, des banques de lotto ; et, de temps en temps, une entrée noire, un passage boueux, l’échoppe d’un marchand de friture d’où sort l’odeur infecte de l’huile rance, ou le comptoir d’un charcutier d’où s’échappent des exhalaisons de fromages pourris et de lard corrompu.
De cette rue, partent une quantité d’autres ruelles encore plus étroites, mais également sales et obscures, et chacune d’elles pue d’une manière différente : le vieux cuir, le plomb fondu, l’acide nitrique ou l’acide sulfurique.
Diverses autres rues descendent au quartier du Port : elles sont roides, petites, mal pavées. La via Mezzocannone est toute peuplée de teinturiers : au fond de chaque boutique brune, brûle un feu vif sous une grosse chaudière, dans laquelle des hommes demi-nus agitent un mélange fumant ; sur le pas de la porte sèchent des chiffons rouges ou violets ; sur les pavés disjoints, coule toujours un liquide gluant et multicolore. Une autre rue, nommée les Gradelle di Santa Barbara[1] a aussi son originalité : de chaque côté habitent de misérables créatures qui, par oisiveté pendant le jour ou par sombre haine de l’homme, jettent par la fenêtre, sur les passants, des écorces de figues et d’oranges, des trognons de pommes, des épis de maïs, et toutes ces immondices restent sur les gradins, si bien que personne n’ose plus passer par là. Il y a encore une autre rue qui conduit à Portanova, où finit la via dei Mercanti et où commence celle dei Lanzieri : vraiment ce n’est pas une rue, c’est un passage, une impasse, une espèce de canal noir, qui se glisse sous deux arches et où semblent être réunies toutes les ordures d’un village africain. Là, à un certain endroit, on ne peut plus avancer : le sol est glissant et le cœur manque…
[1] Gradins de Sainte-Barbara.
Et avez-vous été dans le quartier Vicaria ? Parmi toutes les rues qui le sillonnent, une seule est propre, la rue du Dôme ; toutes les autres sont pareilles à celles de la vieille Naples, étroites, étouffées, assombries, bordées de maisons étayées, qui tombent de vieillesse. Il y a un Vicolo del Sole[2], ainsi appelé parce que le soleil n’y pénètre jamais ; il y a un Vicolo del Settimo Cielo[3], ainsi nommé à cause de l’éloignement d’une bande de ciel, qui paraît entre les hautes et vieilles demeures. Autour de la petite place des S. S. Apostoli, rayonnent trois ou quatre ruelles : Grotta della Marra, Santa Maria a Vertecœli, Vicolo della Campana, où végète une population maigre et pâle, empestée par la fabrique de tabac qui est proche, empestée par sa propre saleté ; et les alentours de Castelcapuano semblent vraiment le centre de toute cette pourriture matérielle et morale, sur laquelle se dresse le symbole de cette population misérable et nécessairement corrompue : la prison.
[2] Ruelle du Soleil.
[3] Ruelle du septième Ciel.
Et le quartier Mercato ? Ah oui ! ce quartier historique où Masaniello a fait la révolution, où l’on a coupé la tête à Corradino de Suède ; oui, oui, les dramaturges et les poètes en ont parlé. Mais au diable la poésie et le drame ! Aucune rue n’est propre ; on dirait que le balayeur n’y est jamais passé depuis des années, et c’est peut-être la saleté d’un seul jour !
Là se trouve le Lavinaio[4], la grande source dans laquelle se lavent tous les haillons de la vieille et pauvre Naples ; le Lavinaio, le large ruisseau où la malpropreté vient se nettoyer superficiellement. Dans le quartier Mercato, il y a une quantité de petites ruelles, mais, étant une femme, je ne puis vous dire ce que sont ces passages immondes, car, ici, l’abjection devient si profonde, si basse, si misérable, la nature humaine se dégrade tellement, que la rougeur de la honte me monte au visage.
[4] La Sentine.
Vous ne connaissez sûrement pas, touriste de passage, ces maisons rongées par l’humidité, dont le rez-de-chaussée plonge dans la boue, et où, au dernier étage, on brûle l’été et on gèle l’hiver ; où les escaliers sont des réceptacles d’ordures ; où tous les détritus humains et tous les animaux morts sont jetés dans les puits intérieurs ; où la vinella, cette minuscule cour centrale, sert de dépotoir à toutes les immondices ; où le système de latrines, quand il y en a, résiste à n’importe quelle désinfection.
Vous ne connaissez pas ces maisons délabrées, dont chaque pièce abrite au moins quatre personnes, des poules et des pigeons, des chats efflanqués et des chiens galeux ; ces maisons branlantes où on fait la cuisine dans une armoire, où on mange, on dort, on meurt dans la chambre à coucher ; des maisons en ruines dont la cage inférieure de l’escalier est habitée par des humains, au-dessous du niveau du sol.
Vous ne connaissez pas ces galeries qui relient les maisons les unes aux autres ; ni ces ignobles constructions de bois qui sont suspendues parfois aux murs de ces demeures, ni ces entrées étroites, ni ces ruelles étranglées, ni ces impasses, ces culs-de-sac, ces passages, ces fondaci sans jour ni air.
Vous ne connaissez pas ces maisons où il y a au premier étage une agence de prêts sur gages, au second des chambres meublées pour étudiants pauvres, au troisième une fabrique de feux d’artifice ; dans d’autres, il y a au rez-de-chaussée un billard, au premier un hôtel où l’on paie trois sous par nuit, au second un refuge pour les enfants abandonnés, au troisième un dépôt de chiffons. Oui ! touriste qui passez rapidement, vous ne connaissez pas toute cette misère, parfois pittoresque, parfois lamentable, et pourtant, croyez-moi, la vraie Naples vaut la peine d’être vue…