Naples : $b Les légendes et la réalité
II
Virgile.
Aujourd’hui, dimanche, fête des Rameaux, Jésus-Christ entre dans Jérusalem, tenant à la main la branche d’olivier. Aujourd’hui, bon lecteur, la paix doit régner partout : les uns se sont disputés avec leurs amis ou leurs maîtresses ; les autres se sont disputés avec une personne indifférente, chérie ou détestée ; l’employé s’est disputé avec son chef de bureau, le mari avec sa femme, l’artiste a dit beaucoup d’injures à l’art, l’écrivain a maudit son propre style, le portier a eu des mots avec le propriétaire : bref tous sont en colère contre quelqu’un. Mais aujourd’hui une petite feuille, un minuscule rameau d’olivier, — et la paix est faite.
Moi aussi, je me suis disputée et longuement avec une personne chérie, tandis que je continuais à l’aimer ardemment dans le secret de mon cœur, tandis que son absence faisait ma maison triste et déserte, tandis que la privation de sa douce présence rendait mes écrits plus secs que la pierre ponce. Cette personne si aimée, la Poésie, depuis longtemps ne veut plus de moi, quoique je la désire ardemment, et, par orgueil, je me tais. Aujourd’hui que l’orgueil se fond dans une infinie tendresse, je veux essayer de faire la paix avec la Poésie en lui envoyant une feuille d’olivier.
Après Parthénope, mythe et femme, vierge et sirène, singulier mélange de fantastique, d’idéal, d’humain et de divin, à qui Naples doit sa poétique origine ; après la poésie de Parthénope, presque déesse, créatrice, surgit la poésie de Virgile, créateur, presque Dieu. Nous connaissons le Virgile des Églogues, des Géorgiques et de l’Énéide ; nous connaissons Virgile, le divin maître du Dante, mais nous connaissons peu Virgile, le Mage, qui a prodigué à la ville aimée entre toutes, les miracles de son pouvoir surhumain. Nous sommes ingrats envers celui qui s’écrie :
Et cependant beaucoup de choses qui nous charment et nous enchantent, nous autres modernes, et qui nous enchaînent dans l’indolente admiration de cette ville belle et oisive, beaucoup de ces choses sont attribuées par la chronique à la magie de Virgile. La chronique est ingénue, simple et de bonne foi. Peut-être fera-t-elle ricaner les sceptiques, car ceux-ci n’ont pas la consolation de sourire ; peut-être se moquera-t-on d’elle, peu importe ! Celui qui aime commenter la chronique, éprouve une jouissance spéciale de ces injures et de cette moquerie. Écoutez donc ce que dit cette chronique si méprisée : Virgile venait de loin, du Nord peut-être, du ciel certainement ; il était jeune, beau, de taille élevée, le buste droit, mais il marchait la tête baissée, murmurant des phrases dans une langue étrange que personne ne pouvait comprendre ; il habitait sur le bord de la mer, là, où la colline de Pausilippe se courbe et s’adoucit, et il errait tout le jour dans les campagnes qui mènent à Baïes et à Cumes ; il errait sur les hauteurs qui entourent Parthénope, regardant, la nuit, les étoiles brillantes et leur parlant son singulier langage ; il errait sur les plages sonores, écoutant l’harmonie des ondes, comme si elles murmuraient, pour lui seul, des paroles mystérieuses. C’est pourquoi la chronique en fit un mage et nombreux furent les miracles de sa magie. Alors Parthénope était infestée d’une quantité de mouches, — des mouches qui se multipliaient en si grand nombre et causaient tant de dégâts, qu’elles faisaient fuir les tranquilles et heureux habitants de la ville enchantée. Virgile, pour remédier à cet inconvénient, fit fabriquer une mouche d’or, selon ses indications, — et une fois faite, lui insuffla la vie par des paroles magiques ; cette mouche d’or s’en allait, volant de-ci de-là, et toutes celles qu’elle rencontrait, tombaient mortes. Ainsi, en peu de temps, furent détruites les vraies mouches qui dévastaient Parthénope.
Voici encore une autre légende : les nombreux marais qui se trouvaient alors dans la ville étaient nuisibles à cause des miasmes qu’ils exhalaient, empoisonnant l’air, causant des épidémies de fièvres paludéennes, de peste et d’autres maladies contagieuses ; ils étaient infestés de sangsues, dont la morsure donnait la mort. Grâce à un puissant exorcisme, Virgile fit mourir les sangsues et assécha les marais, lesquels se peuplèrent de maisons et de jardins, et l’air y devint le plus pur du monde.
Ainsi, en se servant de son pouvoir qui était infini, il monta un jour sur une colline et ordonna à tous les vents de lui obéir ; il fit changer de direction au Favonio, dont la chaude haleine soufflait sur la ville au mois d’avril et brûlait les plantes, les arbres et les fleurs, et la végétation printanière devint plus belle et plus luxuriante.
Une autre fois, dans ce quartier que nous autres modernes appelons Pendino, se trouvait un serpent formidable qui était l’épouvante de tout le monde, car il avait déjà mordu et étouffé un grand nombre d’enfants et de jeunes filles ; quand les hommes se réunissaient pour le combattre, il disparaissait rapidement dans les entrailles de la terre, pour reparaître ensuite plus terrible que jamais. Virgile fut appelé à l’aide, et il s’approcha tout seul de l’endroit où vivait le monstre, refusant tout secours et, avec ses formules magiques, il le dompta aussitôt et le tua. Et même il faut noter que, quoique Parthénope fût bâtie sur une autre ville noire et malsaine, faite de cavernes, de souterrains et de cloaques, qui auraient pu servir de refuges à de semblables reptiles, jamais on n’en vit plus depuis ce temps-là.
Plus tard, une affreuse maladie infectieuse atteignit la race chevaline. Virgile fit fondre un grand cheval de bronze, lui transmit son pouvoir magique et tout cheval à qui l’on faisait faire trois fois le tour de celui de métal, était immanquablement guéri, à la grande colère des vétérinaires et des empiriques, qui se voyaient dépossédés et convaincus de mensonges.
Ensuite, des pêcheurs qui demeuraient à l’endroit que l’on nomma plus tard, Porta di Massa, allèrent trouver Virgile pour se plaindre de la rareté du poisson et lui demander d’accomplir un miracle en leur faveur. Le Mage voulut les satisfaire et fit sculpter un petit poisson dans une grosse pierre, prononça ses incantations et aussitôt que la pierre fut posée à cette place, la mer fut remplie d’innombrables poissons.
Virgile fit mettre sur les portes de Parthénope, du côté des routes de la Campanie, deux têtes augurales et magiques, une qui riait et l’autre qui pleurait : aussi celui qui arrivait à passer sous la porte où la tête riait, en tirait un bon augure pour ses affaires qui réussissaient toujours bien, et c’était le contraire pour celui qui passait sous la tête en larmes.
Ce fut encore Virgile qui, en quelques nuits, fit exécuter la grotte de Pausilippe par des êtres surnaturels, afin de faciliter le voyage aux habitants des villages environnants, qui venaient dans la ville ; ce fut Virgile qui, par ses vertus magiques, fit surgir un potager d’herbes salutaires pour les blessures et excellentes pour assaisonner les aliments ; ce fut Virgile qui enseigna aux jeunes gens le jeu de la palestre qu’ils ignoraient ; ce fut Virgile qui, une nuit, donna aux eaux de la plage Platamonia et de la plage de Pouzzoles, le singulier pouvoir de guérir toute espèce de maladie ; ce fut Virgile qui, appliquant certains remèdes et prononçant certaines conjurations, rendit la santé à nombre de personnes ; ce fut Virgile qui, voulant sauver la compagne de son disciple Albinus, dévoila le mystère de l’antre de Cumes, où les prêtres trompaient le peuple avec de faux oracles, produits par une combinaison naturelle des sons. La chronique ajoute que le Mage Virgile fut aimé, respecté, idolâtré presque comme un Dieu, car jamais il n’employa la magie pour des choses mauvaises, mais seulement pour le bien de la ville et des hommes. La chronique ne dit pas où et quand mourut Virgile ; beaucoup crurent à son immortalité ; d’autres assurèrent qu’il s’était éteint sur cette colline près d’Avellino, qui s’appelle Montevergine, où il s’était retiré pour étudier et où il avait vieilli. De toute façon, les habitants de Parthénope lui consacrèrent un grand monument, qui fut ensuite détruit ; celui qui s’élève à l’entrée de la grotte de Pausilippe, n’est qu’un simple columbarium. Mais il n’y a rien de précis sur l’endroit et l’époque de sa mort.
Eh bien ! Je me suis trompée en disant que nous ne connaissions pas Virgile le Mage. Il n’y a qu’un seul Virgile, et celui que la chronique fabuleuse dessine dans les ombres de la théurgie, est véritablement le poète. En réalité, son unique magie fut la grandiose poésie de son esprit. Dans la chronique, il est toujours le poète. Il est encore le poète dans ses longues pérégrinations à travers cette horrible et magnifique campagne des Champs-phlégréens, où il rêvait, allant du lac Averne au Styx ; il est aussi le poète dans ses longues promenades à travers la Campanie-Heureuse, où il s’abandonnait à son profond amour pour la nature, l’amour des champs fertiles qui s’étendent à l’infini sous le soleil, des prés verdoyants où paît tranquillement le bœuf aux grands yeux dans lesquels le ciel se reflète ; l’amour des bois obscurs et silencieux, où l’âme se calme et s’assoupit dans la paix ; l’amour des collines ensoleillées, où les vents légers font onduler les fleurs embaumées ; l’amour de l’oiseau qui chante et s’envole, de l’insecte doré qui bourdonne, de la feuille jaunie que l’ouragan emporte, du chêne robuste que rien ne peut ébranler ; l’amour profond de la nature qui est le sentiment dominant dans toute son œuvre, qui est la magie par laquelle elle nous enchante encore, qui est la nostalgie de son cœur et le fait s’écrier : O fortunatos agricolas ! et qui donne à ses descriptions tant de couleur, tant de lumière, tant de vie… Il est aussi le poète qui cherche et interroge les coins obscurs de la nature ; c’est lui qui parle aux étoiles scintillantes pendant les nuits d’été ; c’est lui qui écoute le rythme de la mer, comme si c’était le mètre dont la cadence divine doit scander son vers. Il est le poète qui connaît la vertu des simples ; c’est lui qui a découvert certaines lois naturelles, ignorées de tous. Il est le poète qui tue les bêtes, assainit les marais et fait surgir à leur place des palais et des jardins. Il est le poète qui enseigne aux adolescents les jeux où le corps se fortifie et l’âme s’apaise ; c’est lui, rêveur sublime, qui établit les présages de la bonne ou de la mauvaise fortune ; c’est lui qui, comme un aimant puissant, attire à soi le respect et l’obéissance ; c’est lui seul qui est bon, véridique, sincère et sage. Virgile le Mage, c’est Virgile le Poète. Et on ne sait rien de sa mort. Comme Parthénope, la Vierge grecque, il disparaît. Le poète ne meurt pas…