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Naples : $b Les légendes et la réalité

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XII
Le Christ mort.

La chapelle est glaciale : pavé de marbre, parois de marbre, tombes de marbre, statues de marbre — un marbre sombre, dont la teinte maladive et humide vient du temps qui a passé sur lui, du soleil qui lui a manqué, de la pâle clarté qui tombe des fenêtres. Aucun ornement d’or, pas de candélabres, pas de lampes votives, pas de fleurs ; mais des frises, des volutes, des mosaïques, des inscriptions, des palmes, des arabesques, des chapiteaux en pierre blanche, grise ou noire — seulement en pierre. Tout y est glacial, tranquille, sereinement sépulcral. Dans les autres églises, il y a la voix du prêtre qui officie, la faible lueur des cierges, le tintement des sonnettes, le craquement d’une chaise, la fumée bleue de l’encens qui donne de la vie et du mouvement ; ici, le prêtre est absent, les cierges sont éteints, les chaises n’existent pas, les sonnettes sont muettes et l’encens ne brûle pas ; ici, la prière n’est pas une manifestation ardente de la foi, elle se meurt et s’arrête sur les lèvres glacées : ce n’est pas une église, c’est une tombe.

— Voulez-vous voir le Christ mort ? me demande le sacristain, d’un ton traînard.

Cette voix humaine et vulgaire me fait tressaillir. Cependant, elle me parle encore de mort.

— Voyons d’abord la chapelle, dis-je tout bas, ayant presque honte de parler.

Ceux qui y gisent, calmes et immobiles, les bras croisés sur le cœur, appartiennent aux plus nobles familles : grands d’Espagne, deux fois princes, deux fois ducs, trois fois comtes, cinq ou six fois marquis. Au-dessus de l’entrée, est la tombe d’un antique chevalier qui alla aux croisades : blessé dans un combat, on le crut mort et il fut emporté pour être enseveli ; mais brusquement tiré de son évanouissement, il sauta hors de la bière, plein de courage, dispersa et déconfit un groupe d’ennemis. Donc, partout des tombes. Partout de pompeuses inscriptions latines, où le sentiment et le regret sont étouffés sous la monotonie conventionnelle de l’éloge. Seuls, les chiffres ont une signification mélancolique : la vie n’est pas longue dans les maisons nobles. Les jeunes filles y meurent vite, ainsi que les jeunes hommes. Chaque tombe porte la grande statue de celui qui y est enterré, ou tout au moins un médaillon, sur lequel se dessinent en relief des profils suaves, des traits altiers et fiers, les ondulations marmoréennes de chevelures dénouées. Dans les familles de vieille race, la beauté pure est traditionnelle — une beauté plus faite d’expression que de plastique. Chaque tombe a sa statue, chaque tombe a son médaillon.

— Voulez-vous voir le Christ mort ? reprend le gardien.

— Finissons de visiter la chapelle, fais-je, singulièrement ennuyée de cette insistance.

Entre une tombe et l’autre, entre les statues et les groupes allégoriques, toujours ce marbre froid. Voici la Pudeur, avec le visage couvert d’un voile ; voilà la Force, la Tempérance, la Gloire, l’Éducation, l’Amour filial — allégories vides et pompeuses qui ne renferment aucune idée. La dernière, c’est la Désillusion : un homme qui cherche par un effort suprême à se dégager d’un filet serré qui l’enveloppe tout entier. Singulière clôture de la vie, singulière fin de toutes les sublimités, de toutes les passions, de toutes les amours. La Désillusion — et plus encore peut-être…

— Pourquoi cette tombe n’a-t-elle pas de médaillon ? demandai-je au guide.

Il ne m’a pas entendue ou ne m’a pas comprise, car il recommence à dire :

— Le Christ mort…

— Voyons le maître-autel, reprends-je, en m’abstenant.

Oui, la dernière tombe à droite, n’a pas de médaillon. Il manque l’effigie de la noble princesse qui y est ensevelie, qui est morte jeune, elle aussi. Le médaillon est lisse, vide, blanc, comme si l’image en avait été grattée. Et c’est aussi triste que dans la salle Ducale, à Venise, où le portrait de Marino Faliero est recouvert d’un voile noir. Le maître-autel est nu, sévère. Sur la paroi, au fond, en haut, il y a un tableau, une Vierge de la Pitié, pâlie et décolorée, qui soutient sur ses genoux le corps livide du Christ.

La peinture est abîmée, brune, sombre ; un rat a fait un trou dans la côte de Jésus. En dessous, faisant partie du maître-autel, se dresse un grand groupe en marbre qui représente la Déposition de la Croix : toujours le même sujet, toujours la mort.

— Et voilà, répète triomphalement le gardien, en faisant quelques pas, et voilà le Christ mort.

Il se trouve au pied du maître-autel, à gauche. Sur un large piédestal, est étendu un matelas de marbre : sur cette couche glacée et funèbre, gît le Christ mort. Il a la taille d’un homme — d’un homme vigoureux et fort, dans la plénitude de l’âge. Il gît allongé, abandonné, roidi ; les pieds sont rigides et unis, les genoux légèrement infléchis, les reins creusés, la poitrine gonflée, le cou amaigri, la tête soulevée sur des coussins, mais penchée du côté droit, les mains jointes. Les cheveux sont embroussaillés, comme trempés par la sueur de l’agonie. Les yeux sont entr’ouverts, et aux paupières semblent encore trembler les dernières larmes, les plus douloureuses. Sur le matelas sont jetés dans un désordre artistique, tous les attributs de la Passion : les clous, la couronne d’épines, l’éponge imbibée de fiel, le marteau. Sur le piédestal, sous les coussins, est gravée cette inscription : Joseph Sammartino, Neap. ; fecit, 1753. Et rien de plus. C’est-à-dire, non, il y a quelque chose de plus ; sur le Christ mort, sur ce beau corps brisé, une pitié religieuse et délicate a jeté un suaire aux plis souples et transparents, qui voile sans cacher, qui ne dissimule pas la plaie mais la masque, qui ne couvre pas la douloureuse blessure, mais l’adoucit. Sur un corps de marbre qui semble de chair, est drapé un linceul de marbre que la main voudrait presque toucher. Rien ne manque donc en cette profonde création artistique : il y a le sentiment qui fait palpiter la pierre, en troublant notre cœur ; il y a l’audace du créateur qui rompt avec toute règle, et il y a la facture d’une forme élevée, pure, exquise. Ce cadavre était vivant peu de temps auparavant, il se tordait dans les angoisses d’une effroyable agonie, jeune et robuste, il se révoltait devant le martyre, il se révoltait devant la mort. Ce n’était pas une défaillance, ce n’était pas une faiblesse : sa chair ne voulait pas mourir, son corps ne voulait pas mourir. Sous les plis du drap, la tête a un caractère stupéfiant : le front lisse est plein de pensées ; les yeux pleurent d’une torture physique, mais les lèvres entr’ouvertes ont un vague sourire, qui ressemble à une espérance. C’est vrai, la douleur est passée du corps dans l’âme ; c’est vrai, l’âme est affligée, mais ce n’est pas du désespoir, mais ce n’est pas de la désolation… L’âme, comme les lèvres, est abreuvée de fiel, seulement l’amertume est adoucie par une goutte de joie. Ce Christ exprime une douleur suprême et aussi une suprême espérance ; le mystère de cette tête divine est si puissant, l’admiration pour cette merveilleuse œuvre d’art est si profonde, la pitié pour ce beau mort est si grande, que le penseur tressaille et se plonge dans ses réflexions, que l’artiste reste ébloui et que le croyant se penche, en pleurant, sur ces pieds roidis, et les couvre de larmes et de baisers.

Ce devait être une singulière âme d’artiste que celle de ce sculpteur, qui a donné à l’art ce Christ mort. Dans son œuvre, il y a toute son âme — une âme qui renfermait deux amours parfaitement égaux : l’un pour une femme, l’autre pour l’art. Le premier fut malheureux et atrocement amer. Seul, celui qui a connu le déchirement d’une pareille souffrance, peut faire passer toute la poésie de cette souffrance dans le marbre inanimé ; seul, celui qui a vécu dans les larmes, dans la misère, dans l’exaltation d’un sentiment solitaire et passionné, peut traduire dans le marbre l’angoisse sombre et solitaire de ce Christ. Le sculpteur a su, a senti — il a su ce qu’est le supplice subtil qui grince comme une scie inexorable ; la tristesse grise, monotone, où tout est cendre, tout est dégoût, tout est nausée ; le chagrin vaste et lent comme un fleuve de larmes ; la désolation bruyante et tumultueuse pareille à un torrent qui entraîne tout sur son passage. Celui qui a fait ce Christ a haleté d’amour, a souffert et a pleuré ; il a aimé et un frisson mortel a secoué sa chair ; il a aimé et une affreuse convulsion a brisé sa vie ; il a aimé et n’a pas connu la joie, l’espérance, le plaisir ; il a aimé et a consumé sa propre existence dans la cruelle volupté du désespoir. Seul, celui qui aime, a pu créer ce Christ mort ; seul, celui qui souffre avec emportement et aussi avec une joie aiguë, a pu mettre dans une statue toute l’épopée de la douleur. Chaque coup de ciseau qui a taillé, brisé, caressé, adouci le marbre, a été une parole, une plainte, un gémissement, un cri, un éclat furieux de cet amour. La passion de l’homme vivant a créé la passion du Christ mort. Et il en est jailli une âme d’artiste, qui a imprimé son propre caractère à un chef-d’œuvre de l’art.

....... .......... ...

— Pourquoi cette tombe n’a-t-elle pas de portrait ? demandai-je de nouveau, en sortant de l’église, tandis que le gardien faisait résonner ses clefs.

— Le sculpteur n’a pas eu le temps de le finir…

— Quel sculpteur ?

— Sammartino.

— Ah !

— … Il mourut avant de l’achever. On le trouva, une nuit, dans une ruelle sombre, avec un poignard dans la poitrine.

....... .......... ...

Comme dans l’angoisse de l’agonie, la tête du sculpteur mort dut ressembler à celle du Christ mort !

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