Naples : $b Les légendes et la réalité
VI
Ce qui les ruine.
Une pauvre femme qui a besoin de cinq francs pour payer son propriétaire, va les emprunter à donna Carmela, qui donne de l’argent cu a credenza. Avant d’y aller, elle hésite beaucoup, elle a peur, elle a honte, mais ne pouvant faire autrement, elle se décide. Donna Carmela est une femme grosse et grasse, qui exerce généralement une profession de luxe : elle raccommode des dentelles, pique ces grands couvre-pieds fourrés de coton dont on se sert dans la petite bourgeoisie ou exécute des broderies d’or sur velours — enfin une profession pour la forme, qui lui laisse de longs loisirs. Mais son véritable métier est de prêter de l’argent aux pauvres gens. Donna Carmela est bavarde et affectueuse pendant son premier entretien avec la pauvre femme ; elle l’encourage, elle la plaint et si cela est nécessaire, elle lui confie qu’elle-même est aussi fort gênée ; puis, elle la renvoie, toute consolée, avec cinq francs dans la main, c’est-à-dire avec quatre francs cinquante. Le prêt est fait pour huit jours et l’intérêt est de deux sous par franc. On paie par avance : aussi, sur les cinq francs, la pauvre femme laisse cinquante centimes. La semaine passe, et la malheureuse n’a pas de quoi rendre les cent sous, alors, rouge de honte, elle prie donna Carmela de se contenter d’une autre semaine d’intérêt : donna Carmela ne dit rien et empoche ses dix sous. Ainsi se passent quatre, cinq, jusqu’à dix semaines, sans que la misérable créature puisse jamais réunir les cinq francs — et chaque lundi, il lui faut payer l’intérêt, qui est de dix pour cent par semaine. Mais, dès la cinquième semaine, donna Carmela est devenue une hyène, il faut la supplier pour l’empêcher de hurler, de faire des scènes, de casser quelque chose, car elle veut son argent, elle veut « son sang », elle a besoin de son « capital » et l’intérêt, assure-t-elle, ne lui sert à rien. Sur le seuil des portes, devant les bassi, à l’entrée des ateliers, chaque samedi, on entend la voix furieuse de donna Carmela : depuis le matin, elle est en tournée pour exiger qu’on la paie, et elle fait trembler hommes et femmes avec sa manière de parler, impérieuse et violente ; à un certain endroit, on lui doit un franc, dans un autre cinq, dans un troisième dix, et on n’ose pas se rebeller devant elle car on n’a rien à lui donner et on peut toujours avoir besoin de son aide. Cette grosse femme est implacable, elle a conscience de sa puissance : si une servante ne la paie pas, elle la menace d’aller faire du scandale chez sa maîtresse ; si une femme ne la paie pas, elle la menace d’aller tout raconter à son mari ; si un ouvrier ne la paie pas, elle le menace d’aller trouver son patron, dont elle sait l’adresse. Elle est habile et prudente, audacieuse et mal embouchée ; elle garde toujours l’allure d’une bienfaitrice, à qui ces ingrats rongent les os et boivent le sang. Et, en effet, personne ne lui donne un coup de couteau, personne ne l’assomme, personne ne l’insulte, et ce qui est plus fort encore, personne n’a le courage de lui désavouer son prêt : l’honnêteté du peuple napolitain n’est pas capable d’escroquer une usurière. On ne lui reproche même pas ses emportements : on essaie toujours de l’apaiser.
Quand une pauvre femme napolitaine a besoin d’un tablier, d’une robe, d’un mouchoir de cou ou d’une chemise et n’a pas d’argent pour les acheter, elle se décide à se rendre chez donna Raffaela, qui donne la roba cu a credenza[20]. Cette autre usurière, achète à bon marché de la toile, de la percale et des mouchoirs de coton dans des magasins en liquidation, et les revend aux pauvres gens. Chaque objet, naturellement, est vendu beaucoup au-dessus de sa valeur ; c’est donc un premier bénéfice. Puis, il faut encore payer l’intérêt de dix pour cent par semaine sur le montant de l’achat. Ces dettes, continuellement compliquées et augmentées, pèsent sur l’existence de ces malheureuses pendant des mois et des mois, si bien que, souvent, le tablier est usé, la robe est salie, les chemises sont trouées, la misérable femme en a payé trois fois la valeur, mais la dette n’a pas été amortie ; donna Raffaela est furibonde, elle crie comme un énergumène, elle veut arracher du cou de la femme le mouchoir qu’elle lui a vendu, elle veut lui enlever le tablier qu’elle porte, et s’en va hurlant :
[20] Qui donne la marchandise à crédit.
— Chesta è robba mia ! T’aie arrobata ó sango mio ! (ces affaires sont à moi ! Tu m’as volé mon sang !)
Et, comme l’autre usurière, elle finit par encaisser cinq ou six fois son capital ; comme l’autre, elle est nécessaire aux pauvres gens, qui ne réagissent jamais contre ses violences ; comme l’autre, elle ne risque jamais que peu d’argent à la fois, préférant faire beaucoup de petites affaires où il n’y a aucun risque à courir, que de grosses affaires qui offrent toujours du danger.
Les agences privées de prêts sur gages représentent l’usure légalement organisée ; ces agences ne sont pas des succursales du Mont-de-Piété, car celles-ci doivent se conformer aux tarifs de la grande Institution de Miséricorde ; mais ce sont des spéculations dûment autorisées et vivant avec leurs propres capitaux. Elles sont, en général, exercées par des femmes, profondément adroites dans leur ignorance et dans leur vulgarité, et qui disposent de peu d’argent. Avant tout, dans ces agences, l’objet est horriblement déprécié, s’il n’est pas en or. On y paie un droit d’enregistrement fantastique, puis un tant pour cent pour l’inscription, puis l’intérêt d’un mois payé d’avance, et tout cela est si bien embrouillé, si bien organisé, a une apparence si parfaitement légale, que l’on paie cinq pour cent par mois d’intérêt sans avoir le droit de se plaindre. Je connais la femme d’un employé, qui fut obligée d’engager dans une de ces agences, tenue par une grosse donna Gabriela, son unique robe de soie — sa toilette de mariée — qui lui avait coûté deux cent cinquante francs ; elle en eut trente-six francs, dont elle toucha seulement une trentaine, laissant six francs pour l’intérêt, l’inscription et le droit d’enregistrement. Pendant six mois, craignant qu’on ne vendît sa robe et n’ayant pas les trente-six francs, elle paya cinq francs à la fin de chaque mois, c’est-à-dire qu’elle remboursa l’argent prêté ; le septième mois, elle ne put pas même verser les cent sous et la robe fut vendue. Elle alla à l’agence pour toucher le surplus, car la robe était neuve et avait dû atteindre un bon prix ; mais elle vit sur un registre que l’objet avait été dégagé pour trente francs.
Puis, elle eut le plaisir de rencontrer donna Gabriela au théâtre, se pavanant dans la fameuse toilette de noce, couverte de bijoux retirés de l’agence. Car, beaucoup de ces prêteuses aiment à se parer des objets qu’elles ont en dépôt, et souvent la femme du peuple voit le lacetto d’or qu’elle a été obligée d’engager, entourer le cou de l’impegnatrice[21], qui porte les boucles d’oreilles d’une voisine et le manteau de velours de la dame du troisième ; aussi, ce sont derrière les portes et derrière les fenêtres, quand l’impegnatrice passe, des soupirs étouffés, des larmes essuyées furtivement, des pâleurs subites : la prêteuse sur gages semble être une idole hindoue, à laquelle on sacrifie l’or et le sang.
[21] Prêteuse sur gages.
Quelques impegnatrici, plus adroites et plus calculatrices, engagent de nouveau à la Banque les objets d’or ou de matières précieuses ; elles gagnent encore dans cette petite opération, car la Banque prête honnêtement le tiers de la valeur, tandis qu’elles n’en donnent que le cinquième ; ainsi elles augmentent leurs capitaux et mettent les objets en sûreté.
Mais pourquoi, me demandera-t-on, les pauvres gens ne s’adressent-ils pas directement à la Banque ? Pourquoi se font-ils dépouiller par ces agences ? C’est parce que dans les deux succursales de la Banque gouvernementale, les démarches demandent du temps — et beaucoup de personnes n’ont pas suffisamment de patience, ne savent comment s’y prendre, veulent en finir vite, ont un besoin pressant de cet argent et préfèrent entrer dans une des premières agences qu’elles trouvent sur leur chemin, où on les sert immédiatement, sans formalité et sans paroles inutiles. Et puis, dans ces administrations du gouvernement, il y a toujours beaucoup de monde : une personne timide y rougit de honte et préfère entrer dans la pénombre discrète des agences privées, où une grande discrétion est observée. Et puis, encore, la foule est si grande dans ces grands établissements, le vendredi et le samedi, à cause du lotto qui, on le sait, a lieu dans l’après-midi du samedi, que les Banques gouvernementales sont débordées et le peuple se déverse dans les agences privées.
Maintenant, calculez : chaque passage a sa donna Carmela ; chaque rue a sa donna Rafaela ; chaque carrefour a son agence autorisée et, dans certaines impasses sombres, on prête sur gages à chaque pas. Calculez, multipliez, pensez à la misère, pensez au terrible jeu du lotto — d’un côté, l’activité et la tromperie ; de l’autre, l’honnêteté et l’ingénuité, le besoin et la faim. Le peuple napolitain, dans les spasmes d’une souffrance infinie, se meurt lentement, rongé par un chancre effroyable : l’usure !