Paraboles et diversions
Quelques Bêtes et Gens
I
Journal d’un Bœuf gras
C’est moi qui suis le Bœuf Gras. Il n’y a pas de plus beau titre. Il n’en est pas de plus sûr. Les autres souverains, je les méprise. A quoi Guillaume II, empereur d’Allemagne, doit-il son trône ? A ce que Frédéric II, le seul grand homme de la famille, n’a pas eu plus d’enfants que moi. Il règne en vertu des hasards d’un héritage collatéral. Et le président de la République ? Il préside en vertu des hasards d’une élection disputée. Et pour tous les autres, c’est la même chose : héritage, hasard, loterie. Mais moi, on m’a pesé ! Et je pesais plus que tous les autres bœufs. Je suis le Bœuf des bœufs, personne n’a rien à dire à cela. C’est la science et la vérité qui m’ont élu. La science et la vérité marchent avec moi, rien ne les arrêtera : j’irai, avec elles, jusqu’à l’abattoir.
Car je sais que j’irai à l’abattoir. C’est ce qui fait la supériorité des bœufs sur les hommes. Ils savent comment ils mourront et à quoi servira leur mort : à nourrir des hommes. Mais les hommes qui meurent, à quoi servent-ils ? A rien. Voilà pourquoi on les accompagne avec des chants mélancoliques, des costumes noirs, de laides fleurs flétries, et des prêtres qu’on cache au fond de carrosses faits comme des catafalques. Mes prêtres, à moi, sentaient le vin, comme Silène. Ils étaient vêtus de blanc, de pourpre et d’amarante. Des Bacchantes les accompagnaient. Des buccins ivres sonnaient sur mon passage. Des hommes vêtus en bêtes dansaient devant la bête que je suis. Et on me tuera, comme un dieu.
Je suis né, dans une crèche, à Chailly, près de Pouilly-en-Auxois, ainsi que presque tous ceux de ma race, animaux magnifiques, blancs de robe, droits de l’échine, carrés du derrière, brefs de corne, et si courageux que, lorsqu’ils ruminent, ils ne se meuvent même point pour laisser passer les chars nommés automobiles. Nous ne nous dérangeons que pour les chiens roquets, animaux féroces qui nous mordent les jambes. Trois grands princes ou savants, avertis de ma venue au jour, s’empressèrent à me visiter. Ils apportaient des dons : du fenouil odorant, du sucre et du sel. L’un était le curé de Chailly, l’autre le maire de Chailly, et le troisième le gendre d’un président de la République, Cunisset-Carnot, l’homme du monde qui connaît le mieux les bêtes de l’air, des champs et des eaux. Et m’ayant considéré, ces hommes, inspirés par les puissances célestes et qualifiés par leurs fonctions officielles ou leurs connaissances, s’écrièrent : « Sa gloire dépassera les limites de notre comice agricole. Il sera Bœuf Gras ! »
ainsi que l’écrivit M. Fernand Gregh qui voulut bien me consacrer une ode.
Entouré de soins, je crûs en corpulence et en tranquillité. On me sevra avec du petit-lait, du son, de la bouillie d’avoine, des fromages de tourteau. Du printemps à l’automne, je passais les jours et les nuits dans les breuils, foisonnant d’herbe grasse, et quand la lune était pleine et radieuse, je mugissais pour la louer. Des grands prés lointains, qui s’étendaient jusqu’aux larreys boisés, d’autres mugissements répondaient, reprenant le chœur. Alors je m’endormais, content d’avoir donné, à la campagne bleue, ce qu’il lui faut de musique pour qu’elle soit parfaitement belle.
On m’apprit aussi à ruminer. C’est tout une science. Il faut ruminer vautré par terre, lentement, doucement, avec les dents du fond, et ne penser qu’à ruminer. Et quand on sait ruminer, on sait le fond des choses, on est heureux, rien au monde ne saurait vous troubler. Le moment vient que je vais mourir : mais je rumine. Voilà pourquoi les taureaux sont fous. Ils passent leur temps à courir, ils chargent les chiens roquets, qu’il faut respecter, ils ruminent mal. Aussi restent-ils maigres : ils ne seront jamais Bœuf Gras. Je ne conçois pas pourquoi ils sont au monde.
Tous les quinze jours, on me pesait sur une grande bascule, et chaque pesée était un triomphe. Je devenais vaste, gras, puissant, placide et pacifique comme la terre, et d’un blanc légèrement teinté de rose, comme une fleur de pommier. Lorsqu’on me mit à la charrue, j’acceptai sans plainte cette gymnastique, sachant que ma chair en deviendrait plus ferme. Je fus récompensé par ma victoire au Comice agricole, où le préfet lui-même me rendit hommage.
Je compris, au discours de ce haut fonctionnaire, pourquoi j’avais vécu. Mon existence et mon embonpoint glorifiaient la République. Jamais, sous l’Empire, il n’y avait eu un bœuf comme moi ; car les bœufs ne sauraient engraisser convenablement sous le régime de la tyrannie. Le député radical-socialiste fit entendre, en un discours très étendu, que la protection qu’il avait toujours accordée à l’arrondissement où j’étais né n’était pas étrangère à l’éclat de mon poil et à la prospérité de mes flancs. Ensuite une fanfare joua la Marseillaise, les clairons de Sidi-Brahim et l’Internationale. Fatigué, je me couchai parmi mes bouses. Alors on me mit sur la tête une couronne de roses. J’en conclus que j’avais fait tout ce qu’on demandait de moi.
Quelques semaines plus tard, j’étais devenu plus lourd encore et plus beau. Un homme vint, qui donna pour m’avoir un grand nombre de pièces d’or, qu’il comptait par pistoles, sans doute afin que l’antiquité de ce vocable ajoutât quelque chose de plus à la majesté de ma personne. Il me fit voyager dans un char rapide, que traînait une locomotive. J’avais déjà vu passer beaucoup de trains : je fus satisfait de voir à quoi cela servait. Cela sert à empêcher les bœufs de se fatiguer. Mon nouveau maître était sympathique. Il était grand, gros, d’un blond presque blanc, si pareil à moi que je pense qu’il était un peu de ma famille. A toutes les stations, il venait prendre de mes nouvelles, et buvait à ma santé des liqueurs blanches, rouges et vertes, dans des calices de verre.
Nous arrivâmes à Paris, dans un endroit nommé la Villette. Un sanhédrin d’hommes sages, appelé jury, m’examina très longuement. Je fus flatté de voir que ces hommes avaient des redingotes et des cravates blanches, comme si j’avais été le préfet. Ils m’accordèrent leurs suffrages, et le grand jour arriva.
On me mit sur une voiture ornée de drapeaux, de statues et de femmes. D’autres femmes, très déshabillées, suivaient dans d’autres chariots. Plusieurs en contractèrent des fluxions de poitrine, des pneumonies infectieuses, des tuberculoses galopantes, et moururent de la sorte, pour m’avoir connu. Des bouchers de la Villette étaient déguisés en Romains. L’un d’eux, qui déjeuna chez un marchand de vins, durant que mon cortège fit halte, s’appelait, paraît-il, Lucullus. J’entraînais également à ma suite un éléphant, un lion malade, plusieurs chameaux et des mousquetaires. Les échevins des plus beaux quartiers de Paris me présentèrent leurs devoirs. Une foule énorme applaudissait, jetant vers moi des rondelles de papier multicolores, semblables à des fleurs. La police réprimait toute manifestation attentatoire à l’honneur de mon nom et de ma famille. Je vis qu’elle assommait, avec raison, quelques misérables fous qui voulurent crier : « Mort aux vaches ! »
On me conduisit, en triomphe, à travers de larges voies, bordées de hautes maisons, qui regorgeaient de monde. Des enfants manifestèrent leur enthousiasme en soufflant dans des corps de carton. Ou buvait, on mangeait en célébrant mon nom et ma gloire. Des femmes se firent embrasser par des hommes ivres, jusque sous mon ventre. Et tout cela était si ridicule, si falot et obscène, qu’il me prit un grand dégoût. Je me sentis lassé et blasé de gloire, j’aspirai au repos. On me le donna. On me le donnera à jamais.
Car maintenant, je vais mourir ! Peu m’importe, j’ai vécu ma vie. Mon nom va retentir une dernière fois dans un corridor sombre, clamé par de jeunes hommes vigoureux et sanguinaires, armés de lourds maillets d’acier. Mais mon cadavre encore sera glorieux. Le marchand boucher, qui m’acheta, à qui j’appartiens, le décorera une dernière fois de roses en papier, après m’avoir ôté la peau. Et les peuples défileront devant mon corps gigantesque avant qu’il soit mis en pièces. Ceci est le sort des dieux et des rois.