Paraboles et diversions
VII
Méditation sur les parfums
Le salon est tout plein de choses que des amis ont envoyées pour le Nouvel An, surtout des bonbons et des fleurs, et voilà que je ne puis plus m’en arracher, que je m’y attarde au lieu d’aller travailler, engourdi et pourtant les nerfs tendus comme un animal qui bâille et s’alanguit, et dont on devine pourtant, à je ne sais quoi, qu’il pourrait subitement bondir. Moments très rares, exquis, dangereux, où l’on n’est plus soi, où la conscience s’évanouit, où l’on se dit : « Qu’est-ce que j’ai, mais qu’est-ce que j’ai ? » sans trouver la force de réagir. Il faut un hasard, un appel de l’extérieur pour vous ravir à cet énervement ; mais enfin, voilà qui est fait, on est sorti du lieu du mystère, on se reprend, on peut penser. Et alors on réfléchit : « Je sais ce que c’était, j’aurais dû comprendre : l’enchantement, la magie obscure des odeurs. »
Elles flottaient, mêlées, insidieuses, légères, insaisissables, puissantes. Celles des fleurs presque animale, voluptueuse, tragique pour les orchidées ; subtile, aérienne, pour les roses et les violettes ; sucrée, affadissante et puis parfois un peu amère pour les bonbons et les fruits, confits dans leur verdeur ou leur âcreté. Et maintenant que j’y ai échappé, je songe au pouvoir des parfums, je songe aussi combien on a peu cherché depuis que les hommes méditent et écrivent, à démêler les causes de ce pouvoir et de ce charme, à cultiver les plaisirs que peut donner le sens de l’odorat. Il éveille en nous des échos profonds, voilà tout ce que je sais d’abord ; il suscite les associations d’images les plus fortes et les plus involontaires.
Puis, en concentrant davantage ma pensée, il me semble m’apercevoir que toutes ces associations d’images se rapportent aux souvenirs les plus anciens de mon enfance… L’autre jour en montant mon escalier, par un temps de brouillard, ce fut tout à coup la mémoire abolie d’une petite pièce, qui servait de resserre, dans la ville de province que j’ai habitée il y a quarante ans, en hiver. Cela sentait la poussière comme aujourd’hui, quand le soleil commençait d’aspirer vers lui l’humidité visible, l’humidité blanche et mouvante qui montait du sol et qui s’était chargée des particules ténues qu’elle avait prise aux vieilles choses. Ces vieilles choses, je les vois : un meuble Empire, avec des coussins tout crevés, des instruments de jardinage, et les branches noueuses, sans feuilles, d’un figuier qui avaient cru dans l’angle d’un mur, et s’entre-croisaient devant la fenêtre poudreuse. Je commençais à peine à savoir parler, alors, et cependant tout m’apparaît : les traits du tableau sont nets, précis, il n’en manque aucun.
Quelquefois, la cause odorante qui évoque l’image est ridicule, prosaïque, presque inavouable. Ce sont des barils de saumure qu’un épicier roule sur le trottoir ; et je distingue le premier port de mer où j’ai promené mes tout petits pieds quand je portais encore mes cheveux sur le dos, ma mère qui me tenait par la main, les canons de bronze fichés en terre, et qui servaient à amarrer les navires, les hauts mâts des islandais, avec leurs vergues en croix, sans voiles, et la couleur de l’eau, jaune dans le port, verte et blanche au delà de l’estacade. Et même, même est-ce qu’on peut le dire, est-ce qu’on ne se moquera point ? Voilà un pot de colle, sur un coin de ma table : et si je l’approche de moi, c’est une vieille dame qui ressuscite, une vieille dame chez qui l’on me conduisait quand j’étais tout petit. Elle était très bonne, elle me caressait beaucoup, je l’aimais bien… mais c’était ainsi que cela sentait dans sa chambre et j’ai de la confusion, presque des remords, que ce soit ce souvenir un peu pénible, un peu risible, qui fasse jaillir son ombre des cendres où elle est enfouie.
… Et il y a aussi, par contre, des parfums très délicats, très précieux, qui m’attristent, ceux qu’on tire de certaines fleurs et qu’exhale l’élégance de certaines toilettes quand il fait un peu froid, en automne. L’air mouillé les macère, les vieillit en un instant, les pervertit ; et je me rappelle alors avec une intensité douloureuse des anniversaires très anciens où l’on me conduisait dans un cimetière parmi des feuilles mortes et des bouquets agonisants. La senteur de ces bouquets se transformait de la sorte, elle m’inquiétait, elle me donnait l’idée de la mort ; et voici que de belles femmes vivantes, heureuses, et qui rient, soulèvent cette vision et s’en iront sans savoir pourquoi je suis devenu tout à coup un peu grave, un peu absent ! Chose étrange, on ne peut résister à cette association d’une odeur et d’un souvenir. L’image se dresse sans qu’on ait la force de la repousser, justement parce qu’on ne la prévoyait pas, parce qu’on ne savait pas qu’elle allait naître ; et on l’accueille sans déplaisir, on la regarde, on lui dit : « C’est toi ? Je t’avais oubliée : que ma vie est déjà longue ! » Une sorte d’étourdissement vous vient, et véritablement on a dans la bouche une saveur un peu amère, dont on repasse le goût par culte du passé.
Il arrive aussi qu’on écoute des sons. Vous connaissez ces grosses baies bleues et noires qui croissent sur des arbustes aux branches tourmentées et qui dégagent la même odeur que certains insectes ? La première fois que je respirai celle-ci, c’était sur une terrasse, alors que passaient des soldats tumultueux, en route pour une grande guerre et de grands désastres ; et aujourd’hui encore, quand la senteur juteuse de ces fruits monte jusqu’à moi, il me semble que j’entends des clairons et des cris.
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » C’est donc vrai ? Oui, cela est vrai. Mais ce qui est faux, c’est qu’il y ait entre ces trois sens de la vue, de l’odorat et de l’ouïe la relation mystique qu’on a voulu établir. Il n’y a très probablement qu’association dans la mémoire. Le sens de l’odorat est un sens méprisé, parce qu’il nous sert de moins en moins. Nul n’en fait chez nous l’éducation comme on fait l’éducation de nos oreilles et de nos yeux. Quand nous nous servons de notre odorat, nous ne le faisons pas exprès, on ne nous avertit pas de le faire exprès, on ne nous dit pas : « Tâche de bien sentir », comme on nous répète de nous efforcer à bien voir ou bien entendre. Et alors nous n’enregistrons que des impressions d’odorat confondues avec celles de la vue et de l’ouïe qui ont été éprouvées en même temps. Voilà, je crois, l’explication de ces fausses correspondances de sensations sur lesquelles on a voulu fonder toute une théorie poétique ; et peut-être a-t-on eu raison tout de même, s’il est vrai — et c’est vrai — que les parfums fassent sourdre, des profondeurs de notre inconscient, des images colorées ou auditives. Mais ce n’est pas à cause d’une espèce « d’unité de nos sens ». C’est parce que nous n’avons pas cultivé l’un d’eux. Et je connais pareillement des sauvages qui n’ont qu’un même mot pour le toucher et pour l’ouïe. Ils n’ont pas assez réfléchi sur eux-mêmes. Et ce serait, après tout, une chose assez belle et caractéristique qu’un poète ne soit qu’un sauvage qui n’a pas assez réfléchi sur lui-même ou qui n’a pas réfléchi de la même façon, qui croie encore à du mystère, là où nous savons qu’il n’y en a pas…
Et pourtant, pourtant, il y a sans doute encore du mystère. Au mois de mars, alors que la terre demeure, dans nos pays, nue et sans germes, n’avez-vous pas prévu, quand soufflent certains vents du sud ou d’orient, que le printemps allait venir ? Et vous ignoreriez tout de l’époque, du pays et de la saison, vous seriez enfermé dans un cachot ne laissant rien voir qu’un coin du ciel, vous diriez : « Le printemps va venir, cela sent le printemps, le vent a passé sur des plaines ou des monts où il y a déjà des herbes et des feuillages. » Il n’y a point cependant d’odeur particulière d’herbes et de feuillages. C’est ainsi que vous annoncez parfois, à cause d’une tension particulière de vos nerfs, qu’un orage va venir. Les parfums se sentent, et ils se pressentent. Ils ont plusieurs manières d’arriver jusqu’à nous, par des ondes dont nous ignorons encore la nature ; et il se peut que ce soit ainsi que les abeilles et les vautours soient avertis de la place où est la fleur, et la proie. Il n’y a plus d’odeur, alors, il n’y a plus ce petit grain de matière en somme pondérable qui parvient jusqu’à nos narines. Et je ne sais pas ce que c’est, personne au monde ne sait ce que c’est, ne pourrait expliquer ce que c’est, excepté, j’imagine, les abeilles et les vautours, s’ils pouvaient parler, et s’ils avaient une intelligence logique de même nature que la nôtre. Ils diraient qu’il y a quelque chose qui vibre et qui les prévient.