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Paraboles et diversions

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XII
L’Automne

Dans les villes, nous savons à peine qu’il existe. Nous l’ignorerions tout à fait, sans les marronniers, qui refleurissent. Ah ! oui, ce sont bien des arbres de civilisation, eux, de trop de civilisation ! Avant la fin des longues journées d’août, des grands soirs où le soleil est encore sur l’horizon à l’heure où les hommes prennent leur repos, ils sont déjà tout desséchés, et le froid des premiers matins de septembre mord le pédoncule de leurs feuilles roussies, les arrache, les balaye sur le sol, les entasse contre les seuils. Ils demeurent tout droits, tout décharnés, dans les avenues rectilignes, le long des maisons de pierre immobiles et neutres, qui toutes se ressemblent. On dirait qu’ils ont vécu trop vite, dans une terre artificiellement tiède et grasse de pourritures, et qu’étant les premiers venus aussi, c’est leur droit de s’en aller d’abord. Et puis voilà qu’ils montrent, au bout de leurs branches maigres, de petites feuilles vertes et des fleurs, de vraies fleurs, parce que leur sève n’est pas morte et qu’ils sentent trop de vie encore autour de leurs racines. C’est comme s’ils avaient de la coquetterie, comme s’ils voulaient plaire encore, s’ils voulaient aimer encore, dans le mystère de leurs pétales et de leurs pistils. Dérision, presque péché : on sait que tout cela ne leur servira de rien, qu’elle va périr à son tour, cette seconde jeunesse frêle, anémiée, mensongère, inutilement intrépide et désespérée ; une nuit de gel, et c’est fini, le boueux du matin les jette à l’égout, ces pousses déjà vieillottes, ces fleurs sans fécondité. Et le ciel peut être encore gai, bleu clair et blond, et léger, incroyablement léger : l’hiver est déjà dans la ville. On croit qu’il est partout ; et puis un jour on franchit les murailles, on gagne le pays des arbres. Et chez eux, l’automne est chez lui.

C’est peut-être les jours de pluie, affreusement ternes, sous le dôme mouvant des nuées basses qui courent sous l’éperon des grands vents surgis de la mer de l’ouest, que sa domination se fait le mieux sentir. Il n’y a plus de soleil que sur la terre : les grands arbres l’ont bu durant des mois et des mois, durant la moitié de l’année. Maintenant, ils en sont pleins, ils regorgent d’or : formidable, éclatante, splendide richesse stérile, qui va devenir du fumier.

Parfois, du haut d’une pente raide, on ne les aperçoit que par le sommet de leur chevelure, longues vagues qui déferlent, arrondies, puis croulantes, jusqu’aux champs, retournés, brunis des cicatrices qu’ont laissées les charrues. Parfois la route humide suit leur base, ils escaladent la terre, au pied d’un fleuve, leurs troncs sont noirs, bruns, ou d’une pâleur de marbre, comme les colonnes d’un temple qui n’a pas de fin, pas d’autel, pas de tabernacle, mais invisiblement peuplé de choses augustes, insaisissables et graves. Les platanes sont en or pur, tout neuf, si luisant, si clair qu’on dirait qu’il va tinter ; les peupliers en or plus pâle, comme mêlé d’argent ou reflétant une lueur blanche ; les chênes en or rouge, lourd, somptueux, sculpté dans toute sa profondeur, filigrané comme une cuirasse d’or indien. Et sans fin, sans fin, ces bijoux illusoires tombent du haut de la voûte. Il y a des bûcherons : car leur temps recommence. Ils sont venus avec leurs serpes, leurs cognées, leurs crampons acérés que leurs pieds pesants fixent dans les écorces ; à chaque coup de leurs outils brillants, la pluie d’or se fait plus drue, grésillement froid qui vous poursuit. Son maigre bruit se mêle à celui de l’eau qui dégoutte, et les hommes de la forêt disent : « Sale temps ! C’est de la neige fondue ! » Alors on lève les yeux, on distingue le plomb du triste ciel, les nuées qui s’éplorent, et l’on songe que déjà l’hiver est là-haut, qu’il gèle au-dessus de nos têtes, et que chaque jour, un peu plus, ce grand froid descendra…

La sève coule encore. Sur les blessures des branches et des souches, on met timidement les mains, qu’on flaire : odeur amère, voluptueuse, douloureuse ; on dirait qu’il y a encore là l’ancien parfum des fleurs, on le voudrait surtout, on le voudrait ! On s’efforce à ressusciter ce qui n’est plus, on n’y parvient pas, on frissonne un peu, et je ne sais quoi vous serre le cœur.

J’ignore si c’est pour ce motif qu’on a mis en cette saison la fête des morts. On eût mieux fait de la célébrer en hiver, c’eût été moins triste. Les morts sont morts, inertes, terminés. Mais l’agonie ! On songe à la dérision de tous les espoirs, à l’impossibilité de revivre, n’importe comment, même dans une postérité, dans des rejetons, comme ces arbres tranchés. Ceux qui ne sont plus, comme ils étaient différents de nous, même du même sang et la même terre ! Ils sont partis, ne pensant pas les mêmes choses que moi : ils étaient si peu moi ! Et nos enfants ne seront pas nous-mêmes, ils ne nous comprendront pas, nous ne les comprendrions pas. Il n’y a pas d’espoir que l’univers recommence, il va. On ne sait pas où il va. Le fleuve de la vie ? Vieille image : mais devant nous, c’est comme s’il s’enfonçait sous terre ; on ne le voit plus.

… Et toujours, toujours, ces grands bois qui n’en finissent pas, magnifiques, métalliques, opulents, ayant l’air de dire : « Voilà, on n’est riche qu’au moment de finir ses jours, et d’ailleurs ce n’est pas vrai ; ce qui est vrai, c’est que nous mourons. » Enfin c’est une clairière qui s’ouvre, une clairière d’herbe mouillée, qui ne graminera plus, dont la chevelure ne repoussera plus, si les bêtes ou la faux la viennent tondre. Des colchiques y portent le deuil de la saison, en violet, et puis c’est une haie de ronces. Une araignée est là, au milieu de sa toile semblable à la roue d’un char antique aux mille moyeux, aux mille cercles, et si moite de pluie qu’un rayon du couchant la teinte d’arc-en-ciel. Et je me rappelle un jeu, un jeu cruel de mon enfance : on allait chercher une araignée, on la déposait sur la toile d’une voisine ; et les deux bêtes, tout à coup féroces, se précipitaient l’une sur l’autre et luttaient jusqu’à la mort de la plus faible. C’est un spectacle qu’on ne peut s’offrir qu’en automne. Au printemps et en été les araignées fuient le combat. Quand j’étais enfant, je ne savais pas pourquoi, je ne pouvais pas savoir. Maintenant j’ai compris. C’est qu’en novembre les araignées n’ont plus de fil à tisser ; cette toile est leur dernière. Alors il faut qu’elles la défendent ou qu’elles prennent celles de leurs sœurs. Il n’y a plus de faiblesse ni de générosité, à l’automne…

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