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Paraboles et diversions

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V
L’Envers de Ponce-Pilate

— … On élève depuis quelque temps beaucoup de statues à Michel Servet, dit M. Costepierre : il en est une à Annemasse, tout près de Genève, une à Paris ; en voici maintenant une troisième dans l’Isère, qu’on vient d’inaugurer dans un flot de discours. Je ne saurais m’en plaindre : Servet était un homme intéressant, un médecin qui mêlait à beaucoup de ratiocinations singulières sur les phénomènes de la biologie des vues justes et neuves ; enfin il nous paraît aujourd’hui révoltant qu’un homme soit brûlé pour avoir exprimé une opinion quelle qu’elle soit, sur le mystère de la Sainte-Trinité. Mais j’avoue que j’éprouve en même temps de l’estime pour les pasteurs de la confession calviniste qui ne craignent pas de prendre part à ces manifestations ; et s’il est vrai, comme on me l’a dit, qu’ils attendirent, pour élever une statue au fondateur de leur religion, que la mémoire de sa victime eût été d’abord l’objet d’un tel honneur, ne faut-il pas louer une décision si délicate ? Ils auront donné là un bel exemple.

— Sur ce dernier point je ne suis pas de votre avis, dit M. Coltat-Chamot. L’honneur tardif qu’on fait à Michel Servet a été entouré à Genève, quoi que vous en disiez, de restrictions telles que je ne saurais les approuver : « L’erreur de Calvin fut celle de son siècle », a-t-on dit. Si cela est vrai, et s’il n’y eut point de protestations en 1553 contre le supplice de ce jeune médecin aragonais — mais il y en eut — qu’en faut-il conclure, sinon qu’il faut blâmer le siècle, mais qu’on ne saurait excuser les hommes de ce siècle, puisque ce sont eux qui le firent tel ?

— Mon ami, répondit M. Costepierre, les choses sont beaucoup moins simples que vous me paraissez le penser. Croyez-vous qu’il y a cinq siècles les habitants de notre Occident européen fussent, comme vous l’êtes, persuadés que le premier devoir de l’homme est de vivre heureux sur cette terre en s’arrangeant pour faire seulement le moins de mal possible, peut-être le plus de bien, à ceux qui comme lui jouissent de la bonne lumière ? Je ne m’en tiens pas pour assuré. On peut même affirmer qu’il n’en était rien. Tous pensaient que ce monde n’est qu’un lieu de passage. Que dis-je ? le sein obscur d’une mère où se développent lentement de tristes et douloureux embryons qui ne doivent naître à la vie, une vie éternelle et la seule véritable, que dans le moment même qui suit ce que nous appelons la mort. Et alors si l’un de ces pâles et souffrants embryons est une cause de mal radical pour ses frères, s’il doit par son contact et ses mouvements funestes les entraîner à la damnation, leur faire perdre cet avenir magnifique, ne doit-on pas le détruire ? Nous supprimons encore, de nos jours, ceux qui ont attenté à notre existence terrestre, pourtant si brève. Comment voulez-vous qu’il y a cinq cents ans, alors que tout le monde croyait à la vie éternelle, alors qu’on ne vivait que dans l’espoir de cette vie éternelle, on n’ait pas été aussi sévère pour ceux dont on estimait que les actes et l’enseignement la pouvaient compromettre ?

— C’était stupide ! protesta M. Coltat-Chamot.

— Cela vous paraît ainsi, poursuivit M. Costepierre, et vous ne réfléchissez pas que si l’échafaud révolutionnaire demeura dressé, pendant plus d’une année, sur le sol de Paris, qu’il inonda de sang, ce fut pour des causes fort analogues. On venait d’instaurer un nouvel évangile, on proclamait que la Raison allait procurer aux hommes le bonheur non pas dans l’au-delà, quand ils ne seraient plus que des ombres sans corps, mais sur cette terre même. Et l’on parvint du même coup à cette conviction que quelques citoyens, que beaucoup de citoyens, dans un intérêt personnel, un intérêt criminel et intéressé, ne voulaient point laisser régner cette libre et radieuse Raison, et que c’était leur faute si l’on n’était pas heureux tout de suite : voilà pourquoi on mit ces citoyens à mort.

— On a eu la main rude, dit M. Coltat-Chamot, mais dans ces gens-là il y avait des traîtres ! Ce n’est donc pas la même chose.

— Vous trouvez que ce n’est pas la même chose, dit M. Costepierre, parce que vous estimez que la Révolution devait avoir lieu, et aboutir, parce que vous pensez que puisqu’elle a créé l’état de choses actuel, que vous jugez meilleur que l’ancien, il faut lui pardonner. C’est une opinion. Elle est soutenable, et c’est elle que résumait un esprit hardi, vigoureux, quelquefois tranchant, quand il a dit que cette Révolution devait être « prise en bloc », et comme telle, pour le bien qu’elle apportait, mise au-dessus du blâme. C’est bon, j’entends : mais alors supposez que ceux de la Réforme aient proclamé, de nos jours, que tous les actes de la vie de Calvin devaient être pris en bloc, et mis au-dessus du blâme ? Ils pourraient justifier cette attitude en déclarant qu’ils estiment leur religion fort bonne, ce qui est le droit de chacun, qu’ils l’aiment mieux comme Calvin l’a faite que comme la faisait Michel Servet, et que d’ailleurs Calvin en introduisant, peut-être sans le vouloir, dans la pensée religieuse, le principe du libre examen, a rendu à l’humanité un tel service que cela vaut bien…

— Quelques fagots ! compléta ironiquement M. Coltat-Chamot.

— Ma foi, fit ingénument M. Costepierre, je vous céderai que j’ai du mal tout de même à digérer les fagots. Malgré tous mes efforts pour entrer dans l’âme des générations disparues, j’ai plus de facilité à sentir les passions révolutionnaires que celles des théologiens. Je me le reproche parfois. Mais c’est que les premières sont tellement plus près de nous ! Aussi dois-je vous avouer que mes sympathies, dans l’affaire qui nous occupe, ne vont pas à Calvin, mais à Pierre Paumier.

— Je ne connais pas ! dit M. Coltat-Chamot.

— Je ne le connaissais pas plus que vous jusqu’à ce jour, dit M. Costepierre, et j’en suis confus, car celui-là fut vraiment l’homme au-dessus de son temps : une espèce de miracle ! C’est M. Édouard Conte, dans la Dépêche de Toulouse, qui vient de me révéler son nom. Ce Pierre Paumier n’était autre que l’archevêque de Vienne, la Vienne qui est en France, et où l’on a retrouvé, vous ne l’ignorez pas, un torse de Vénus antique empreint d’une grâce un peu molle, mais si savoureuse ! Il se peut que le paganisme gréco-romain ait laissé, dans cette ville pleine de nobles débris, des souvenirs puissants à l’égal d’un charme. Toujours est-il que l’archevêque Pierre Paumier semble avoir été un prélat plus curieux de science et de poésie ancienne que de certitudes dogmatiques. Lorsque Servet, fuyant Genève, se réfugia auprès de lui, Calvin fit dénoncer à l’archevêque les écrits hérétiques de ce jeune médecin, qui ne s’occupait point seulement de la circulation du sang mais aussi par malheur de théologie. C’est ainsi qu’il ne tint qu’à Pierre Paumier que Michel Servet, au lieu d’être brûlé par les réformés de Genève, le fût par l’Église de Rome.

» Représentez-vous toutes les bonnes raisons qu’avait l’archevêque de Vienne de laisser faire son procès à l’hérétique. Car il n’avait même point à le juger lui-même ; il n’avait qu’à l’abandonner au tribunal de l’Inquisition : de telle sorte qu’il trouvait un écran pour abriter sa responsabilité. Il avait bien accueilli Servet, il avait eu pour lui le sourire de l’hospitalité. Mais Calvin et Servet étaient bien plus encore l’un pour l’autre, ils s’étaient rencontrés sur les bancs de l’école, ils avaient été compagnons de jeunesse ; et enfin, livrer à un tribunal religieux, parfaitement compétent, un homme dont les thèses sur la Trinité, sur la manière dont il faut envisager la mission du Sauveur, sont aussi nettement contraires à celles des conciles, c’était un devoir, après tout, bien plus un devoir que pour Calvin ! Car Calvin était en train de « créer » sa Réforme ; il pouvait se dire, on pouvait lui dire qu’il se trompait. Et Paumier avait au-dessus de lui le pape, et les pères de l’Église, et ces conciles dont je viens de parler : toute l’autorité de tant de choses antiques. C’était donc encore bien plus que son devoir, c’était son intérêt de faire juger le réfugié. Il ne pouvait même pas faire autrement.

» Seulement, il est bien probable qu’il n’avait plus la foi. En cela, par extraordinaire, c’était un homme de notre temps. Voilà sans doute pourquoi il jugea qu’il était odieux de faire monter un médecin sur le bûcher pour si peu de choses. Il fit donc arrêter Michel. Mais on ne sait par quelle inconcevable négligence ce fut dans une cour dont les murailles n’avaient que cinq pieds de haut qu’il donna l’ordre de l’enfermer : et Michel Servet sauta tout de suite par-dessus le mur ! Observez la prudente sagesse de cette combinaison. Ne pas faire arrêter un « coupable », c’est un crime pour le pouvoir exécutif. Mais si ce coupable s’enfuit, il n’y a là qu’une regrettable maladresse. Tel est le moyen qu’employa cet archevêque pour concilier ses obligations de police religieuse et ses sentiments d’humanité.

M. Costepierre souffla un peu, puis il poursuivit :

— Si Calvin s’était conduit de la sorte, il eût ajouté à sa réputation de théologien celle d’être un homme d’esprit.

— Il est vrai, dit M. Coltat-Chamot. Mais y eut-il beaucoup de fondateurs de religion hommes d’esprit ? Il ne me semble pas. On exige d’eux d’autres qualités.

— Voire, répondit M. Costepierre. Vous pourriez bien ici raisonner juste. Je n’avais point pensé à cela. Toutefois on élève de nos jours tant de statues qu’il ne serait point choquant de voir dresser un petit monument à ce bon Pierre Paumier, archevêque de Vienne, qui fit comme Ponce-Pilate, mais à l’envers, si je puis dire ; et s’il y avait une souscription j’irais volontiers de ma pièce de cent sous.


Moi aussi.

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