Paraboles et diversions
VI
Après l’orage
M. Costepierre n’a jamais eu, avec le René de Chateaubriand, qu’un seul trait de ressemblance : il aime l’orage. Non pas toutefois pour exalter un cœur tumultueux, non pour égaler les tempêtes de son âme à celles de la nature : il veut seulement espérer que ces grandes pluies d’été rafraîchiront l’atmosphère. Il se plaît aussi, faut-il l’avouer ? aux langueurs ardentes, au teint de certaines jeunes femmes au moment où le ciel se plombe, où l’air devient électrique et brûlant : un teint qui ressemble à l’intérieur de quelques beaux coquillages des mers australes. Et tout le charme, jusqu’aux sifflements aigus des martinets, jusqu’au vol droit des pigeons qu’un instinct très sûr avertit, et qui gagnent à grands et réguliers battements d’ailes, les abris profonds que leur réservent, depuis des siècles, le palais du Luxembourg et les tours inégales de Saint-Sulpice. Accoutumé à ces écarts du climat parisien comme un pilote qui voit venir le grain dans les eaux qu’il fréquente, dès le premier coup de vent il avait gagné la rue de Médicis ; et ce fut des galeries de l’Odéon qu’il put considérer, d’un œil heureux, les lourdes gouttes qui commençaient de faire des étoiles sur le pavé.
— Je vais sentir, songea-t-il avec volupté, passer le vent sous ces voûtes !
Et le vent tomba sur lui en effet : un grand souffle bienfaisant qui lui donnait envie de courber le dos et d’allonger les membres, comme un chat qui s’étire. Mais il y avait les livres aussi. Il ne put, tant les habitudes d’esprit dominaient malgré tout chez lui les joies sensuelles, s’empêcher de regarder les livres ! La fiction l’intéressait peu ; il dédaigna les romans. Mais un essai de M. Soyer, dans la Revue des études rabelaisiennes, sur les termes nautiques employés par l’auteur de Pantagruel, attira bientôt toute son attention.
C’est pour cette cause qu’il ne vit pas venir à lui M. Coltat-Chamot. Sortant inconsidérément du Sénat, celui-ci avait été surpris par l’ouragan ; et tout de suite, lui aussi, il avait été chercher un refuge sous les arcades de l’Odéon. D’une part ce sénateur radical-socialiste a du respect pour les savants, qui sont, dit-il, l’ornement d’une démocratie. D’autre part il ne comprend pas pourquoi les savants s’occupent seulement de savoir. Il trouve qu’ils devraient s’occuper de savoir des choses utiles, immédiatement. Mais il ne le dit plus de façon ouverte, parce que voilà sept ou huit ans qu’il habite Paris. Ce séjour assez long lui a appris non pas à renier ses convictions, mais à les taire devant ceux qui ne pensent pas comme lui. Frappant sur l’épaule de M. Costepierre, il lui dit seulement, pour montrer qu’il s’intéressait aux choses de l’esprit, et parler en même temps d’une question sur quoi il croyait avoir des lumières :
— Il paraît qu’il y a, dans une revue allemande, une étude très intéressante d’un certain M. de Woldeck sur l’excès de mansuétude qu’on montre aux criminels. Cet écrivain voudrait qu’on se montrât plus sévère à leur égard.
— Et vous ? demanda M. Costepierre.
— Moi, dit M. Coltat-Chamot en réfléchissant, je ne puis avoir d’autre avis là-dessus que celui du corps électoral. Évidemment, je trouve que la criminalité augmente, et je m’en inquiète à mon point de vue personnel : car je crains, comme tout le monde, l’escroquerie, le vol et l’assassinat. Mais, d’autre part, je considère que la sagesse, pour les hommes politiques, consiste à ne faire que les choses que tout le monde leur demande. Et là-dessus, on ne nous a encore rien demandé bien clairement… Il nous faut donc attendre. A l’égard de ce problème, je puis vous résumer ainsi la situation : les vieux éléments de nos comités et les meilleurs, les plus vieux républicains, sont persuadés que les criminels et les délinquants de toutes sortes sont ou bien des victimes de la société, ou bien des dégénérés irresponsables. Les autres ne s’occupent pas de ça parce que ça ne rapporte rien.
— Mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ? insista M. Costepierre.
— Je vous l’ai dit, répondit avec impatience M. Coltat-Chamot. Cependant, puisque vous voulez tout savoir, j’ai cru comme tous les gens de ma génération aux bons effets de la compassion et de la bienveillance.
— Oui, dit le professeur. Et maintenant on vous présente des statistiques dont les conclusions et les totaux sont incontestables. La criminalité augmente, c’est un fait. Et que surtout le nombre des délinquants mineurs soit plus considérable qu’il y a cinquante ans, c’est un autre fait. Or il devient évident que la plupart de ces criminels et de ces délinquants ne présentent aucune tare de dégénérescence. Ce ne sont pas tous des fous ou des alcooliques, des fils de fous ou d’alcooliques. Ce sont des amoraux, bien entendu, mais non des impulsifs. Ne vous y trompez pas : s’ils sont amoraux, c’est par raisonnement, c’est parce qu’ils trouvent que la vie est meilleure à vivre dans le mépris des devoirs sociaux et des lois écrites, qui sont douces, insuffisantes, et même inappliquées.
— Monsieur, cria M. Coltat-Chamot, je vous entends : vous allez finir par un éloge de la morale religieuse !
— C’est à vous que je parle, répondit M. Costepierre. Et j’ai au contraire l’intention de vous demander pourquoi, vous qui êtes matérialiste, vous manifestez une mansuétude que seule pourrait se permettre une société qui eût fait de l’immortalité de l’âme et des rémunérations de la vie future un article de foi.
— Vous dites ? interrogea M. Coltat-Chamot, surpris.
— Des chrétiens, des spiritualistes, poursuivit M. Costepierre, ou même de simples déistes voltairiens, croyant en un Dieu rémunérateur et vengeur, peuvent laisser à un juge suprême le soin de punir définitivement les actions des hommes et se contenter sur cette terre d’un minimum de châtiment. Ils ont aussi pour devoir de faire la plus grande attention au problème de la responsabilité ou de l’irresponsabilité du coupable. Mais vous ? Le seul raisonnement que vous avez le droit de tenir est celui-ci : « La morale religieuse pourrait être un frein mais nous n’en voulons pas. Que nous reste-t-il donc pour préserver la société ? La rigueur de la répression. Et ce qu’on doit enseigner dans les écoles, au lieu de je ne sais quelles niaiseries humanitaires, c’est — même au cas où ce ne serait pas absolument vrai — qu’on n’échappe pas, qu’on n’échappe jamais à la justice des hommes. Puisqu’on ne veut plus faire peur de l’enfer aux enfants, il faut leur faire peur de ce qui reste, entendez-vous : une peur sainte, atroce, épouvantable. Et les magistrats doivent faire en sorte que cette peur soit justifiée.
— Vous êtes fou ! dit M. Coltat-Chamot.
— Pas le moins du monde : je suis logique. Une civilisation devenue matérialiste n’a pas le droit d’être indulgente, voilà tout sèchement la vérité. Sans une police exacte, une justice impitoyable, elle est vouée au désastre. Vous supprimez Dieu parce que, dites-vous, rien ne peut démontrer qu’il existe. C’est entendu. Mais alors, supprimez aussi la pitié. La pitié, Monsieur, c’est un sentiment chrétien, qui n’a pu se développer, dans le système de la civilisation chrétienne, que parce qu’il avait sa contrepartie : il devait disparaître, je vous le répète, en même temps que la croyance en un maître éternel, rémunérateur et vengeur.
— C’est un paradoxe ! protesta M. Coltat-Chamot.
— Non, affirma M. Costepierre. Seulement, vous êtes resté plus chrétien, c’est-à-dire plus pitoyable que vous ne pensez. Vous verrez si les générations nouvelles, celles que vous faites élever, garderont autant de ces vieux langes tout tachés d’humanitarisme… Tenez, savez-vous pourquoi il y des peuples anthropophages ? C’est parce que chaque homme, pour ces peuples, descend d’un animal, crocodile, rat ou gazelle, et non pas d’un homme. C’est donc le crocodile, le rat ou la gazelle, et non pas l’homme, qu’il leur est défendu de manger. L’homme n’est pas leur totem. Nous autres, nous avons aboli les vieux totems, et nous les avons remplacés par le totem « humanité ». Mais ça n’aura qu’un temps, du train dont vont les choses.