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Paraboles et diversions

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XI
Déménagement

Hier, j’ai déménagé. C’est une chose qui arrive à tous les Parisiens, je suppose, et même à tous les habitants des villes. Il n’est plus dans le destin de personne, aujourd’hui, de naître et de mourir sous le même toit. N’importe : il y avait si longtemps, si longtemps que j’habitais la même demeure ! J’ai eu en la quittant des sensations probablement très banales, des sensations que tout le monde a éprouvées, — mais si neuves pour moi, et si fortes, qu’aujourd’hui encore je ne puis penser à autre chose. Il me semble un peu que j’ai vidé mon âme, en même temps que ma maison…

J’avais commencé avec une espèce de bonheur puéril et sauvage. Sortir de chez soi à jamais, c’est comme s’en aller de soi-même. On attend et on espère une impression de voyage et de rajeunissement. Et puis, je possède si peu de biens terrestres : deux ou trois tableaux, quelques pierres, des livres. Et j’ai vagabondé par toute la terre : je me croyais nomade. Mais c’est peut-être pour cela : là-bas, de l’autre côté des océans qui séparent les mondes et les civilisations, quand je dormais mal sur le sol nu ou sur un lit de camp, c’était ces tableaux, ces vieilles pierres sculptées et ces livres que j’apercevais, en des places connues de moi, disposées contre des murailles dont les yeux de ma mémoire n’ont jamais perdu de vue les aspects. Voilà maintenant qu’il me semble que j’ai tué quelque chose.

Au début, pourtant, on ne se sent pas triste. On assiste sans se plaindre à l’invasion d’hommes farouches, la plupart gigantesques ; on admire la façon dont ils se partagent le travail. Les plus forts et les plus grands prennent les plus petits objets, les tableaux, les porcelaines, les bibelots les plus minces ; ils tournent les plus petites vis avec des mains énormes, ils jouent à ressembler au marteau-pilon du Creusot, celui qui brise la coque d’une noix sans écraser la pulpe ; et durant qu’ils se livrent avec élégance à ces manœuvres délicates, le plus gringalet d’entre eux charge sur ses épaules des fardeaux monstrueux. Ils le font exprès. Sans doute ce sont des artistes, comme tous les Français : alors ils aiment étonner. Mais bientôt ils vous fatiguent. Sur la facture de la maison qui les envoie, ils ont lu votre nom et votre prénom. Alors ils en abusent pour vous le redire, comme s’ils ne le connaissaient pas : « Oui, monsieur Pierre Mille. » Je ne sais pourquoi cette perpétuelle répétition finit par vous faire si douloureusement souffrir. On dirait d’une opération de sorcellerie, entreprise pour vous faire perdre votre personnalité en vous en donnant l’ennui et la haine ; on a envie de leur crier : « Il n’y a personne ici que moi, personne autre, et je me connais : je vous assure que je sais à qui vous parlez ! »

Cependant qu’ils achèvent sur vous ce supplice singulier, ils promènent sur toutes choses des mains hardies ; et à mesure qu’ils ouvrent les tiroirs, des odeurs oubliées s’en exhalent. Il n’y a rien de douloureux et de puissant sur l’âme comme les odeurs, rien qui vous force davantage à vous souvenir de pays, de visages, d’affections mortes ou égarées. Et l’on se dit : « Il y avait cela chez moi, il y avait cela encore ? Je ne le savais pas… Mais maintenant ce ne sera plus : ces gens ne vous rappellent le passé qu’au moment où ils le détruisent ! » Quelquefois aussi, une note tracée jadis s’échappe d’un des livres qu’ils emportent et tombe sur le parquet. On la ramasse et on la lit sans la comprendre. On songe : « Pourquoi avais-je écrit cela ? A propos de quoi, dans quelles circonstances ? Je n’ai donc plus le même cerveau, je ne suis donc plus le même ? » On a peur, parce qu’on ne se retrouve plus ; on est dans la même inquiétude que ces fous qui se mettent, désespérément, à la recherche de leur conscience qui fuit.

Ces hommes rudes s’en vont, et on les suit. On leur indique, sous le toit nouveau ou l’on va vivre, des emplacements auxquels on avait songé longuement. Ils obéissent avec une sorte d’indifférence ou peut-être de dédain secret qui vous gagne. Il y a des meubles pourtant qui ont l’air de vous sourire, de vous dire : « Je suis mieux, là où tu me mets. Je te remercie. » Mais c’est très rare : presque tous ont l’air de vous en vouloir, ils avaient leurs habitudes, et ils résistent. Les livres surtout font exprès de ne jamais retrouver leurs casiers, on lutte contre leur malveillance, des heures et des heures. A la fin la nuit tombe, et l’on s’avoue vaincu.

Alors on retourne à la vieille maison, les reins paralysés et la tête engourdie. Comme c’est grand, maintenant qu’il n’y a plus rien, et quelles traces les meubles ont laissées sur les murailles : c’est comme des ombres ! Involontairement je me mets à penser à un mort que j’ai aimé, beaucoup aimé… On avait étendu, pour les donner à des pauvres, les derniers vêtements qu’il avait portés ; ils gardaient sur le lit la forme de son corps disparu. C’était tout ce que je voyais encore de lui, cette forme vaine, et bientôt elle allait s’évanouir, envahie par un autre vivant, un misérable autre vivant ! D’autres de même viendront habiter entre ces murs, qui ne refléteront plus rien de moi.

J’ouvre ma fenêtre, elle domine un vieux jardin, ou plutôt un lambeau de vieux jardin sur lequel des constructions neuves empiètent d’année en année. Mais un vieux grand arbre, un platane, y est encore debout, tout nu et tout gris, sans feuilles. Deux familles de corbeaux y ont fait leurs nids, qu’ils reviennent habiter chaque printemps. Que leurs amours étaient bruyantes, et que de fois elles ont troublé mon sommeil ! Combien de fois, à l’aurore, j’ai rêvé d’aller habiter ailleurs pour échapper aux retentissants bavardages de ces clabaudeurs noirs ! Eh bien, maintenant, je m’en vais, je ne les verrai plus : ça devrait me faire plaisir, et voici que pour un rien je les regretterais ! Je ne me souviens plus que de mes victoires contre eux ; car un matin, saisi de fureur, ivre d’insomnie, j’en tuai deux à coup de fusil : une chasse en plein Paris ! J’avais oublié que le peintre Harpignies habite en face de chez moi, et qu’il aime les corbeaux : il trouve qu’ils font bien dans le paysage. Alors M. Harpignies est allé trouvé le concierge, et il lui a dit : « Je sais qui a commis cet imbécile assassinat : c’est un fou qui habite au quatrième étage de votre maison. » J’habite au troisième, et je me suis tu ! J’ai laissé porter la responsabilité de mon crime à un autre, lâchement. Mais maintenant il faut que je parle : c’était moi le fou, monsieur Harpignies ; ce n’était pas le monsieur du quatrième !


… Le lendemain, je retourne à la nouvelle maison. Comment se fait-il que tout y soit changé, si gai, si frais, si pareil à ma vie ancienne, avec quelque chose d’inconnu et de cher, un goût si pur, si net et si jeune ? Tout de même, tout de même je n’avais pas tort : c’est ressusciter que de prendre une coquille neuve. Que la main qui a mis tous ces objets en place était adroite et tendre ; qu’elle a eu d’eux une intelligence différente de la mienne et qui me les fait mieux comprendre ! Dans un coin, éclairé d’une lumière qu’il n’avait pas encore reçue, un vieux makoui chinois rit comme il ne le faisait point là-bas ; et je le salue, et je ris aussi. Il n’y a pas jusqu’aux livres épars sur le parquet, qui n’aient un autre langage : « Tu ne lisais jamais que les mêmes, pauvre homme, font-ils. A nous reprendre autrement, tu feras des découvertes ! » Mes chers livres, mes chères choses : allons, allons, bonjour, la vie !

Voilà comment on déménage. C’est plein de mélancolie — et de volupté.

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