Paraboles et diversions
IV
La Tentation de Ménéel
A l’ombre douloureuse d’Henri Heine.
La veille même de l’Épiphanie, tout près de la crèche, devant la majesté innocente de l’Enfant Jésus, il y eut un ange qui fut tenté. Je vous dirai dans quelles circonstances.
Il s’appelait Ménéel. C’était un de ceux dont le vol s’arrêta au-dessus de la Sainte Étable, en même temps que l’étoile qui conduisait les mages. A la place certaine où cet astre subitement devint immobile, puis descendit sur la terre, tout droit, en sifflant un peu, exactement comme une pierre ou une alouette, les fidèles d’aujourd’hui ont incrusté une étoile d’or. Mais la véritable était beaucoup plus belle et plus éclatante. C’est elle qui éclaira l’antre rocheux durant que les mages, les anges et Joseph lui-même firent leur acte d’adoration. Entre le plafond de la grotte et le sol de terre battue, elle demeura suspendue comme un lustre, et il semblait que sa lumière fût spirituelle : on la percevait par le cœur, bien plus que par les sens. Pourtant, le bœuf et l’âne même en avaient été réveillés, à cause d’une espèce de vibration délicieuse, assez semblable à un chant malgré qu’on n’entendît rien, et qui s’étendit cette nuit-là sur la terre entière. De nos jours cette même étoile chante encore parfois de la même manière : c’est pour un grand événement qu’on ne sait pas, la naissance d’un enfant ou d’un monde. Alors, dans l’obscurité, les hommes et les femmes ouvrent leurs paupières et soupirent : « Qu’y a-t-il donc ? Pourquoi suis-je si heureux, et sans cause ? » Beaucoup attribuent ce sentiment au souvenir d’un amour terrestre, ou à sa venue. C’est plus vague, mais bien plus fort. Il vient de se passer quelque chose : et ce que c’est, on ne le saura que dans deux mille ans.
Marie éprouvait, plus que tous ceux qui étaient dans la crèche, les délices de cette onde à la fois spirituelle, lumineuse et sonore. Mais tous lui donnaient le même sens : « Ce petit enfant est un Dieu ! » Et la Vierge, et les mages, et les anges, et Joseph, et le bœuf, et l’âne, et jusqu’aux grillons du four voisin, répétaient d’un ton fort ou très doux, selon leur espèce : « Ce petit enfant est un Dieu ! Ce petit enfant est un Dieu ! » Il arrivera peut-être d’autres choses aussi magnifiques, mais non pas de la même nature. C’est aussi en cela, je suppose, que le christianisme est éternel : il n’y aura plus rien comme le christianisme.
Or, ainsi que cela devait être, Lucifer avait été averti par quelques diables de ses légions ; il se trouvait là en personne. Il dut s’avouer qu’il n’était pas en présence d’une imposture. Ayant vécu parmi ceux du ciel, il pouvait reconnaître son Dieu renié sous cette forme nouvelle et de si peu d’apparence : un enfant nouveau né, dans un pays misérable, pleurant ses premiers souffles dans un caveau plein de fumier, au milieu de bêtes somnolentes. Il n’ignorait non plus aucune des prophéties et sut que le temps de la rédemption, pour les hommes, était arrivé. C’est pour cette cause qu’il résolut de tenter un des anges, et non pas les mages ou Joseph : ceux-ci étaient sauvés.
— Et moi, murmura-t-il doucement derrière Ménéel, pourquoi m’a-t-on oublié ?
Ménéel, sans se retourner, reconnut cette voix. Il l’avait entendue, des semaines de siècles et de siècles durant, qui n’étaient qu’une seconde ou rien pour son immortalité. C’était un ange obéissant. Pendant la grande bataille, il avait combattu suivant les ordres et à sa place ; mais on aime si souvent ceux qu’on est forcé de combattre ! Il advient même qu’on les préfère ensuite à ceux qui restent à vos côtés, dans la même phalange et sous le même chef. On ne les envie plus, ils ne sont plus des rivaux. Les anges sont moins imparfaits que les hommes, mais ils ne sont point parfaits ; ils connaissent ce degré où l’émulation se change en jalousie ; et il y a autant de caractères d’anges que de caractères d’hommes : c’est une infinie diversité. Ils pensent fréquemment l’un de l’autre : « Comme celui-là est aimable ! » Et quelque chose d’impénétrable de l’un à l’autre les empêche de s’aimer. C’est pourquoi ils ont souvent grande pitié des haines des hommes et des femmes, chez qui ce sont les meilleurs qui parfois se détestent le plus ; c’est un sentiment qu’ils comprennent. Tandis que ceux des leurs qui sont déchus, ils auraient volontiers pour eux de la compassion ; le devoir seul de leur état le leur défend. Et il est dur d’obéir éternellement à un devoir.
Ménéel jadis avait aimé Lucifer pour sa beauté, et je ne sais quelle sublime gaieté qui l’approchait dangereusement de la perfection. Voilà pourquoi il l’écouta, cette nuit d’entre les nuits !
— Et moi, répéta Lucifer, et nous, tous ceux des anges qu’on a mis au feu éternel ? Oui, je sais : étant d’une autre nature, et plus haute, nous avons péché davantage, et plus horriblement, dans notre désobéissance. Mais pour cette cause, nous souffrons aussi davantage que les hommes pécheurs, dans cette place souterraine où nous devons vivre ensemble, eux et nous, dans ces flammes qui sont sept fois pour nous plus brûlantes que pour eux. Et alors…
— Alors ?… demanda Ménéel, ému malgré lui.
— Alors, pleura Lucifer, pourquoi n’y a-t-il pas de rédemption pour nous, pourquoi n’est-on pas ressuscité pour nous ? Comme le sacrifice eût été plus beau, plus digne de la divinité, fait pour nous plutôt que pour ces hommes médiocres qui ne seront jamais coupables que médiocrement. En conçois-tu la raison, Ménéel ? Y a-t-il seulement une raison ?
C’était une nuit où tous les êtres pénétraient, entendaient, voyaient l’inaccessible, l’inouï et l’invisible. Le bœuf, qui avait écouté, demanda tout à coup, cessant de ruminer :
— Il y avait nous aussi !
— Vous ! dit Ménéel stupéfait !
Lucifer ricana silencieusement.
— Oui, moi, cet âne, et toutes les autres bêtes. Il n’y a pas de vie future pour nous qui vivons dans la souffrance et qui mourons pour les hommes avant d’avoir fini notre destinée. On nous bat. Nous ne mangeons pas même à notre faim. Nous sommes assujettis à des tâches dont nous ne profitons jamais ici bas, et pour nous cependant il n’y a rien qu’ici-bas. Pourquoi la sagesse éternelle, pourquoi la bonté éternelle ne nous ont-elles pas racheté ? Pourquoi n’ont-elles pas fait quelque chose pour nous, afin que nous ressuscitions ?
Et il mugit d’une façon sauvage et incompréhensible :
— Mithra ! Mithra ! Mithra !
— Oui, murmura Ménéel éperdu, oui…
Il allait ajouter : « Ils ont raison, je ne comprends pas », et il eût été damné, car il est interdit de chercher à comprendre ce qui est un mystère, quand ses yeux par hasard descendirent sur la Vierge mère.
Elle venait de s’endormir, accablée de fatigue par la grande peine de son enfantement. Ménéel n’avait jamais rien vu de semblable à ces yeux fermés, ces cils qui faisaient sur le haut des joues tendres une ombre légère, et cette bouche où il y avait tant de bonheur de n’avoir plus à crier. Elle reposait, les bras derrière la tête ; un tout petit souffle agitait son corps bénit, que rien ne pourrait maculer. Et Ménéel songea :
— Il n’y a pas de ces êtres chez nous, il n’y en a pas chez les bêtes. Il ne faut pas que la race où ils existent puisse être malheureuse toute l’éternité. C’est eux qui font la différence.
C’est ainsi que la Vierge, et ce fut son premier miracle, le sauva de la tentation. Mais l’âne brailla :
— C’était écrit : les hommes seront sauvés, mais ni les anges ni les bêtes. Il n’y en a jamais que pour les classes moyennes !
Alors Lucifer ricana une seconde fois. Il venait d’apprendre qu’il pourrait toujours tenter les grands et les malheureux.