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Paraboles et diversions

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VI
Le Lapon délicat de la poitrine

Il y avait une fois un Lapon. Il avait les yeux bridés, la face ronde comme une pleine lune, les pommettes couleur de brique comme tous les Lapons, une hutte en peau de renne pour l’été, une case faite avec des moellons de neige pour l’hiver, une marmite, deux traîneaux, ce qu’il lui fallait de harpons, et aussi l’âme innocente et pure, également comme presque tous les Lapons, qui sont un peuple vertueux. Mais il constituait cependant une regrettable exception parmi son peuple, parce qu’il était délicat de la poitrine.

Ses parents trouvaient qu’il s’exagérait un peu son état. Mais lui le prenait très sérieusement, disant qu’il se connaissait sans doute moins mal que personne autre au monde. Ceci prouve qu’il avait, en même temps que les bronches un peu sensibles, l’esprit philosophique : par disposition naturelle d’abord, et aussi à cause des leçons d’un pasteur norvégien qui lui avait appris à lire et à écrire. Voilà même pourquoi il nourrissait des inquiétudes pour sa santé, sachant que les intellectuels sont enclins à certaines faiblesses de tempérament ; de sorte qu’après tout, malgré l’anxiété qu’il entretenait, dans son cœur, sur les cruautés de son destin à venir, il en était un peu orgueilleux ; et cela même l’empêchait de guérir.

Il finit par communiquer, d’une certaine manière, son souci à Kouroukakala, la fiancée de son cœur, et celle-ci en fit part à ses futurs beaux-parents : car enfin il ne convenait pas qu’une personne de sa sorte, qui recevrait en dot douze rennes et une provision d’huile de phoque suffisante pour trois hivers, unît son sort à celui d’un jeune homme destiné à périr à la fleur de l’âge. « De plus, ajoutait-elle, il y a de l’indécence dans la maladie, ou même dans les seuls soins que sa crainte inspire : car nous avons, ainsi que, je le suppose, tout le reste de la terre habitée, une morale d’été et une morale d’hiver ; et ceux qui ne se conforment pas à leurs justes lois sont non seulement punis par les anciens de nos tribus, mais déconsidérés. En hiver, les provisions étant infiniment rares, la pêche difficile, les femelles de rennes dépourvues de lait, le froid rigoureux, il importe de vivre dans les longues galeries creusées dans la glace et recouvertes d’un toit en neige durcie, à la fois nus et vertueux, c’est-à-dire abstinents. Nus parce que, fort heureusement, la chaleur est trop forte, dans ces abris tutélaires, pour qu’on y puisse supporter le poids des vêtements de peau ; et vertueux parce que, pour ne pas épuiser les vivres, une sagesse traditionnelle nous a enseigné à faire le moins de mouvements possible, de manière à diminuer les besoins de l’estomac et à vivre sur la graisse que la bonne saison accumula sur nos membres. De plus il ne serait pas bon que nos enfants naquissent pendant l’été, qui est la saison des plaisirs, des chasses et des déplacements.

« Au contraire, poursuivit Kouroukakala, aussitôt que le soleil brille, qu’un jour continu succède à la nuit perpétuelle, que les bouleaux nains et les mousses grasses verdissent pour la nourriture des rennes, que les phoques viennent à terre pour y rencontrer les femelles et élever leur progéniture, que les bancs de poissons remontent à la surface de la mer, la nourriture devient abondante pour les hommes lapons. Et alors pourquoi se priveraient-ils de rien ? Il y aurait là un crime contre les esprits qui produisent toutes ces bonnes choses, et c’est leur plaire également que de s’abandonner aux joies de l’amour : c’est faire des signes magiques à ces esprits pour les encourager dans leur œuvre de perpétuation des bêtes des eaux et de la terre. Mais d’autre part la pudeur s’éveille en même temps que le désir, et c’est un crime abominable alors que de n’être pas vêtus, toujours vêtus, quoi qu’on fasse et qu’il arrive.

« Or votre fils, par peur de s’en trouver mal, refuse de se conformer à des usages si justes et nécessaires. En hiver, dans nos maisons de neige, il s’obstine à garder une casaque et un pantalon de peau, donnant pour raison qu’il redoute les courants d’air ; et en été, il montre en plein midi son cou nu et parfois ses bras, spectacle tout à fait choquant, sous prétexte qu’il lui faut bien faire une différence entre les tièdes heures du jour et celles, plus fraîches, de la nuit. Je l’aime beaucoup, vous le savez. Mais je sais aussi ce que je dois à ma réputation. Je suis fille d’ancêtres honorables. Il n’y a jamais eu la moindre faiblesse dans ma conduite, et j’ai toujours religieusement obéi aux prescriptions de la morale d’hiver et de la morale d’été, faisant différer mes actes et ma façon d’accueillir les hommes selon que c’est l’époque de la grande nuit ou du jour qui ne finit pas. Si votre fils ne s’amende, je serai forcée de renoncer à lui. Je vous prie de le lui dire. »

Cette rupture éventuelle d’un mariage souhaitable fut envisagée avec tristesse, mais reçue sans une irritation qui, bien que naturelle, eût été illégitime : il n’était que trop évident que Kouroukakala avait raison.

— Pourtant, dit la mère, avec angoisse, s’il était véritablement malade ?

— Je n’ai jamais entendu parler d’une maladie comme ça chez les Lapons, répondit le père. Le climat est trop sain, au-delà du cercle polaire !

— Pourtant, dit la mère, si on consultait le sorcier de la tribu, qui est aussi un grand médecin ?

Le vieux Lapon n’était pas trop de cet avis, parce que les médecins trouvent toujours que les gens ont quelque chose. Pourtant il se laissa persuader.

Le médecin-sorcier, qui s’appelait Moutou-apou-kivi-no, c’est-à-dire « celui qui sait où est le poisson », déclara qu’en effet le jeune Lapon était très malade, mais qu’il pourrait le guérir à l’aide d’un charme composé avec la cendre des moustaches d’un morse mâle, adulte, et le sang d’une morue femelle, mais sans œufs. Les parents consentirent à ce traitement, malgré la dépense. Mais le jeune homme discuta longuement, alléguant que ce n’était là que de la magie imitatoire. « On s’imagine, disait-il, que je prendrai la vigueur du morse et les capacités de résistance de la morue, qui traverse sans s’émouvoir les courants marins les plus froids. Mais c’est s’abuser. Cette pharmacopée a vieilli : du moins je suis disposé à le croire. Je veux bien essayer ; mais cela ne suffira pas. »

Il disait cela parce qu’il avait lu les livres du pasteur norvégien. Alors il savait qu’il y avait aussi autre chose.

— Mon fils, lui dit sa mère, qu’est-ce qu’il y a ?

— Le Midi ! répondit ce jeune Lapon.

C’était encore une chose qu’il avait vue dans les livres de ce Norvégien : ceux qui sont atteints de faiblesse de la poitrine vont dans le Midi : cette chose est écrite.

— Si tu vas dans le Midi, lui dit son père, et si tu en reviens guéri, tu promets que tu respecteras, à l’avenir, les principes de la morale d’hiver et ceux de la morale d’été ?

— Je le jure ! fit-il solennellement.

Alors ses parents lui donnèrent un traîneau et des rennes, pour qu’il pût parcourir rapidement le sol glacé, un kayak, pour qu’il franchît la mer, de longues aiguillettes de chair de phoque séchée, afin qu’il mangeât en route, et des peaux de morse pour qu’il pût payer son séjour chez les hommes du Sud, qui sont avides et ne donnent rien pour rien.


Ce jeune Lapon délicat de la poitrine partit heureux. Et il alla passer l’hiver en effet dans la ville la plus au Midi dont il eût jamais entendu parler.

— Au moins, songeait-il, je ne souffrirai plus de notre sale climat !

Cette ville était Saint-Pétersbourg. Il y fut pris, au mois de janvier, d’une pneumonie foudroyante, et mourut en peu de jours.


Cette fable comporte une haute moralité pour les gens qui veulent se remarier, ceux qui rêvent de changer de gouvernement, et généralement tous ceux qui souhaitent d’être ailleurs. Car « ailleurs », étant donné la faiblesse et l’ignorance de l’esprit humain, ce n’est presque jamais plus loin que Saint-Pétersbourg pour un Lapon.

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