← Retour

Paraboles et diversions

16px
100%

XIII
De l’intensité des moments

Je vais quitter un lieu où j’ai longtemps vécu d’une existence paisible, heureuse, trop heureuse peut-être : on a toujours peur d’avoir été déjà heureux, on se demande toujours s’il n’y a pas une somme de bonheur pour chaque homme vivant, et si on ne l’a point à la fin dépensée. Alors on a le cœur un peu serré. Quitter son logis, en prendre un autre, c’est changer la couleur des matins futurs. On éprouve de la curiosité, mais aussi de l’inquiétude. Et puis les tiroirs ouverts laissent apparaître des choses oubliées, qu’on croyait perdues.

… Voici tout à coup que je retrouve, soigneusement enfermé dans une enveloppe jaunie, un épi de riz, un simple épi de riz cueilli en Indo-Chine. Et aussitôt je revois tout un paysage, un paysage qui d’ailleurs m’est toujours demeuré présent, pour la cause la moins légitime. C’était sur les frontières du Tonkin, du côté de la Chine. La piste avait disparu, notre petite caravane suivait le fond d’une rizière desséchée, coupée de petits murs. Très médiocre cavalier d’ordinaire, j’enlevai mon cheval pour lui faire sauter un de ces obstacles : sensation de resserrement dans la poitrine, gonflement du cœur qui s’agite, puis ce sont les mains qui se crispent en rendant les rênes, les lèvres qui se pincent… Enfin j’ai sauté ! C’est fait, je ne suis pas tombé, hourra !… Et à ce moment voilà que j’éprouve une joie inexprimable, débordante, sans rapport avec sa cause ; et tout ce qui m’entoure se fixe pour jamais dans ma mémoire. Le petit ruisseau plein de blocs verdis, les grands arbres qui l’ombragent, le vieux tronc écroulé et jeté en travers du courant, qui tout à l’heure va nous servir de pont, la grande falaise de schiste, de l’autre côté, et jusqu’à ces chaumes sans beauté qui craquent sous les pieds de ma monture. Pourquoi, comment cela se fait-il ? J’ai vu tant d’autres spectacles plus dignes de ma mémoire, et qui ne sont plus que des momies couchées dans mes notes !

Je voudrais que quelqu’un, quelque penseur subtil et consciencieux étudiât, pour nous la révéler, la cause, qui me demeure mystérieuse, de l’intensité de certains moments. Car notre vie mentale, notre puissance et notre activité mentales ne sont faites que de ces moments-là. Les autres n’échappent pas tous, sans doute, à notre souvenir ; mais ce ne sont que des matériaux inertes qui ne prennent de valeur que lorsque nous les allons chercher pour les mettre en place. Tandis que ces minutes d’intensité, ce sont des sommets. Ils culminent, ils nous dominent. Il nous semble n’avoir vécu que pour eux, et surtout par eux. J’ai cueilli cet épi de riz comme j’eusse cueilli une fleur pour marquer un souvenir d’amour : parce que l’impression était aussi forte, et je ne rougis pas de la futilité de son origine. Imaginez que vous ayez gagné un million à la loterie. Vous n’y êtes pour rien, mais vous êtes riche tout de même. Ou, si vous voulez, c’est comme la grâce, dont les théologiens disent qu’elle est un don condescendant de Dieu, où notre mérite n’a rien à voir.

De même, assez souvent, ce n’est pas l’objet qui cause ces joies subites, ces espèces de clartés sereines. Comme la venue de la grâce, c’est un mystère. Cela vient de l’intérieur de l’être. On ne sait pourquoi, injustement, il s’ouvre en vous une source temporaire, fugace, d’intelligence ou de sensibilité. Fût-on entre les quatre murs d’une prison, ou dans la nuit, dans le noir, le moment éclate, il est là. Je ne sais quel critique, un voyant, a écrit : « Avoir vu Dieu, c’est s’être vu soi-même. » Telle est l’explication qu’il donne de l’extase mystique, et ne pourrait-on dire la même chose, dans les mêmes termes, de ces minutes d’intensité ? On a le sentiment d’une énergie, d’un pouvoir sans limites, et d’un besoin d’aimer, de se donner, de s’aliéner, mais au fond pour absorber tous ceux à qui on se donne.

D’autres fois, on croit qu’il y a une cause. Mais, à y bien regarder, elle est si faible que ce n’est certes pas d’elle que vient la puissance : elle est seulement comme l’onde électrique qui motive la cohérence d’un tube de télégraphie sans fil. Celui-ci ne fait qu’ouvrir le grand courant, jusque-là inerte, et qui maintenant va faire jouer les touches de l’appareil Morse. Et c’est peut-être moins encore, puisqu’après tout, ici, cette onde électrique n’est même pas nécessaire.

Et alors, alors on en vient à se demander si, quand il y a une vraie cause, une grande cause, on ne se trompe pas cependant en lui attribuant la crise. Il y a tant d’autres instants, forts, déchirants ou sublimes en soi, des morts d’êtres aimés, des amours triomphantes ou déçues, des succès, même inespérés, qui ne nous ont laissé aucun souvenir, n’ont exercé aucune action. Le vulgaire résume d’un mot : on n’était pas disposé. Et vous le savez bien, n’est-ce pas qu’il y a des livres que vous avez lus déjà une fois, deux fois, trois fois : vous les avez lus, et voilà tout. Par hasard, vous les reprenez et voilà que vous êtes cette fois bouleversé, transformé. Vous avez compris, vous avez un autre cerveau, par-dessus l’autre, maître de l’autre, plus plein, plus complet ; vous êtes renouvelé.

Et il en est de même pour les paysages, pour les tableaux, pour les hommes et les femmes que vous rencontrez. Vous ne saurez jamais pourquoi, certain jour, ils ont cessé d’être étrangers, pourquoi, au lieu de rester les objets de votre jugement, ils vous ont fait bondir en pénétrant en vous, devenus vôtres, et fécondants. Et cela vient si bien, sans doute, des profondeurs de l’inconscient, que ces moments précieux et sacrés sont beaucoup plus fréquents dans la jeunesse, alors que les sources de la vie sont encore toutes fraîches. Cela est si vrai que les causes de ces enthousiasmes profonds nous paraissent à distance si frivoles ou indignes qu’on aurait envie de les oublier, si on le pouvait. Et puis on sent que ce serait de l’ingratitude. Plus on a eu, dans ces années d’ignorance et de conquête, de tels moments salutaires, où il semble qu’on pénètre dans un monde nouveau, plus on a de chances d’être ensuite un artiste ou un homme d’action, suivant que c’est en pensant, en rêvant ou en agissant qu’on éprouva ces joies, les seules qui fassent que la vie vaille d’être vécue. De là aussi des erreurs misérables. On veut recommencer, on redouble d’efforts pour se mettre en état de réceptivité, et, si l’on n’y parvient, on ne fait rien que s’avilir. De là aussi le besoin de voyager, on espère qu’en se dépaysant on retrouvera sa fraîcheur et sa sensibilité d’enfance, et que les choses, à se présenter dans un ordre différent, reprendront leur puissance d’étonnement et de charme. Et sans doute, cet élément de surprise, que beaucoup d’entre nous exigent maintenant des œuvres d’art pour les trouver belles, ils ne le souhaitent que parce qu’ils sont blasés et qu’il leur faut quelque chose pour remplacer la simple et noble émotion qui ne vient plus. Ce sont là les maladies de la sensibilité ; et pourtant l’origine de ces erreurs a quelque chose de légitime : on accepte tout, même la laideur et la brutalité, plutôt que d’être comme si on n’était plus. C’est que la vie n’est qu’une suite d’illuminations : instants solennels où l’on ne se disperse plus dans les choses. Ce sont les choses, c’est l’univers entier qui s’absorbe en vous. On sent sauter les gaines de l’être, on aperçoit le moi éternel, nu, surhumain et solitaire. Cela ne dure qu’un instant, c’est un grand mystère, et très beau ; et l’on attend, on attend parfois tout le reste de son existence dans l’espoir qu’on le retrouvera. Cela seul suffit pour continuer à vivre.

Voilà ce que j’ai entrevu en ouvrant cette pauvre enveloppe, en y retrouvant ce pauvre petit épi desséché. Hélas ! comme c’est peu de chose, et comme je voudrais qu’on m’explique. Ces moments-là décidément on ne peut pas les créer. Mais si on pouvait, si on pouvait s’en mieux servir ! Est-ce qu’il n’y a pas une méthode ?

Chargement de la publicité...