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Paraboles et diversions

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III
Monographie des Pêcheurs à la ligne

A. M. Cunisset-Carnot.

Ce n’est qu’avec une respectueuse timidité que j’ose dédier ces quelques mots à l’éminent écrivain qui sait parler avec tant d’esprit et de compétence des bêtes, des champs, des eaux et des bois ; ce n’est qu’avec douleur que je m’adresse à lui, sachant que sans doute, endurci par une longue série de crimes, il ne sera point de mon avis. Mais j’ai foi cependant en son noble caractère : il sait que je n’obéis jamais qu’à ma conscience.

Il me faut lui révéler aujourd’hui, en même temps qu’à l’univers civilisé, la méfiance profonde qu’une série d’observations approfondies m’ont donnée des pêcheurs à la ligne. Hélas ! que j’eusse pourtant souhaité pouvoir me joindre à leur foule nombreuse, partager leurs plaisirs ! On m’avait décrit ces plaisirs comme doux, paisibles et champêtres. Mais ma première découverte a été qu’ils ne sont point champêtres. Ce n’est que par hasard que l’on rencontre quelques exemplaires de l’espèce loin des lieux habités, dissimulés au fond d’une anse écartée, à l’ombre des arbres, parmi des roseaux frisonnants. Bien plus souvent ce sont des animaux grégaires, et l’on peut affirmer comme une loi que le pêcheur à la ligne ne peut vivre qu’à la condition d’apercevoir, aussi près de lui que possible, la ligne, le bouchon et le bambou d’un autre pêcheur à la ligne. Enfin il apparaît d’autant plus rare que la campagne est vraiment rustique : il n’affectionne que les quais de pierre bordés d’usines et de masures. C’est le parasite des banlieues. Toutefois il est sauvage, inhumain, farouche et cruel.

Il est de toute évidence en effet que la pêche à la ligne est le seul sport qui consiste à faire du mal à une bête en suppliciant une autre bête, ce qui est le raffinement suprême — il faut bien qu’on me le concède — dans la perfidie et la férocité. On pêche les poissons avec des vers de vase, avec des vers de terre, avec des asticots, avec des mouches, et avec d’autres poissons. Quand ce sont des mouches, on leur introduit la pointe de l’hameçon dans le derrière, ou sous les élytres. Je n’ai pas d’élytres. Mais pour le reste, j’aime mieux ne point me le figurer. Quand ce sont des vers ou des asticots, on leur fourre l’hameçon dans le derrière, la bouche ou le milieu du dos : il y a trois écoles. Quand ce sont des poissons, on leur fait avaler l’hameçon jusqu’au creux de l’estomac, mais en s’arrangeant de telle sorte qu’ils survivent le plus longtemps possible à ce traitement. C’est l’Aquarium des Supplices. On peut arriver aussi à faire souffrir beaucoup d’animaux à la fois en pétrissant un grand nombre de vers dans un mélange infect, généralement composé de terre, de crottin de cheval, de fromage de Roquefort et d’assa fœtida. Les asticots ne doivent pas s’en plaindre, ils ont l’habitude, mais les vers de terre sont des animaux tout nus et très propres.

Enfin quand le poisson s’est laissé décevoir par ces pièges infâmes, on commence par lui déchirer la bouche : c’est ce qui s’appelle « ferrer ». Ensuite on le noie. On le noie dans le seul élément où il peut vivre, ce qui est incontestablement ajouter l’injure à l’insulte. Il est à croire que tout le suffoque, même l’indignation. Cependant, comme en général il n’est pas complètement mort quand il arrive à terre, on le met dans l’herbe mouillée, afin que son agonie dure très longtemps. Ainsi qu’il arrive toutes les fois qu’il s’agit de tortures, les petits enfants viennent voir.

Ces rites de la pêche à la ligne permettent déjà de supposer que celle-ci n’est pratiquée que par des hommes dont la mentalité est demeurée particulièrement rude et primitive. Et en effet, si l’on considère les instruments dont ils usent on s’aperçoit qu’ils n’ont pas changé depuis l’âge de pierre. Tout au plus l’hameçon est-il maintenant d’acier bleui au lieu d’être en os, mais le fil qui le retient continue à être fait non pas d’un des textiles découverts par la civilisation, mais d’un crin de cheval, exactement comme à l’époque où nos pères allaient tout nus, avec du poil sur tout le corps. Ceci constitue déjà une forte présomption contre les pêcheurs à la ligne. L’expérience d’ailleurs la confirme. Quels sont les peuples qui se classent le plus bas dans l’échelle de l’humanité ? Ce sont les Fuégiens et les Esquimaux : ils sont tous pêcheurs à la ligne. Enfin un simple coup d’œil jeté, dans notre patrie même, sur les pêcheurs à la ligne en général, et sur ceux du bassin de la Seine en particulier, ne peut que confirmer la triste et impartiale sévérité de ce jugement.

C’est une habitude des peuples barbares, on le sait, de ne se déplacer qu’en foule. Les sauvages se rencontrent presque toujours en troupe, même au Jardin d’Acclimatation. Il en est de même des pêcheurs à la ligne. Bien qu’ils ne soient pas sociables, au sens élevé qu’il est légitime de donner à ce mot, je signalais tout à l’heure le besoin singulier qu’ils ont de ne pas se quitter des yeux. Et on les voit tous se porter, avec aveuglement, par masses épaisses, vers les mêmes rivières et les mêmes marais pestilentiels. Ces migrations sont saisonnières, ce qui est encore une preuve qu’ils restent voués aux instincts les plus primitifs de l’humanité. On me répondra que les chasseurs font de même. Il est permis de croire que ceux-ci appartiennent à des races dont la civilisation est déjà un peu plus avancée, car il est rare qu’ils emmènent avec eux, dans ces déplacements collectifs, leurs femmes et leurs enfants. Les pêcheurs à la ligne, au contraire, à l’instar des hordes primitives, sont presque toujours accompagnés de leurs familles, qui campent alors dans des abris d’une architecture rudimentaire, dénommés guinguettes. Les femmes et les enfants, poussant des cris qui n’ont rien d’humain, y exécutent des danses rituelles, dont l’une des figures consiste à s’élever dans les airs et à en retomber en mesure, au moyen d’un système de planches et de cordes qu’on appelle escarpolette. C’est ainsi que ces femmes invoquent les esprits de la horde, en faveur des exercices cruels de leurs époux.

Les costumes de ces malheureux sont presque toujours sommaires, ainsi qu’il fallait s’y attendre. Beaucoup ont les jambes nues. La plupart portent des chapeaux faits d’une écorce grossière, dont la forme rappelle celle du pétase, coiffure archaïque qu’on ne retrouve guère que sur les bas-reliefs des monuments grecs, mais surtout le paillasson des Sakhalaves. Si on leur adresse la parole, ils ne vous répondent pas. Certains savants supposent qu’ils ont pourtant un langage monosyllabique, extrêmement restreint en tout cas, et qui n’a pas encore été suffisamment étudié pour qu’on en puisse comprendre le sens.

Vers la fin du jour, il leur arrive fréquemment de se nourrir sur place du produit de leur pêche, avec une épouvantable voracité. Ils ajoutent des boissons enivrantes, composées du jus de certaines plantes nocives.

De plus, et c’est là-dessus qu’il faut que j’insiste pour finir, une enquête patiente m’a permis de constater que les pêcheurs à la ligne et les clients des cafés-concerts ne forment qu’un seul et même peuple. On les retrouve la nuit, écoutant avec une sorte de morne ivresse des refrains bizarres, dépourvus de sens, et qui ramènent la musique, le rythme et la parole aux âges les plus brutaux qu’ait traversés l’espèce humaine : Cela seul suffirait à justifier l’effroi qu’ils doivent causés à des civilisés.

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