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Paraboles et diversions

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VIII
Le pays où on est né

J’ai visité l’autre jour le petit morceau de terre où je suis né. Qu’il y avait longtemps, mon Dieu, que je ne l’avais revu ! Tant d’années que je n’ose plus l’avouer, même à moi, et quand j’y pense, c’est comme une révélation brutale et subite de la vieillesse qui vient : voilà pourquoi c’est très triste. Mais il paraît que les Parisiens sont un peuple d’émigrés venus de tous les côtés de la France, même du monde, et qu’il n’y en a pas la moitié, parmi ses habitants, qui aient été enfantés dans son ventre de pierre. Il en est donc beaucoup qui sont pareils à celui qui a pris ces notes. Peut-être y trouveront-ils alors un intérêt personnel, songeant : « Nous aussi, nous avons éprouvé les mêmes choses, et nous les éprouverions s’il nous était donné de retourner là-bas, d’où nous venons. »


Il n’y a d’abord que ce qu’on pensait bien devoir trouver, et qui n’émeut pas trop : le rapetissement. La gare paraît misérable, il semble que les années lui aient fait encore plus de mal qu’à vous, et ce n’est pas étonnant ! On est resté jeune assez longtemps, avant seulement de croire encore l’être, et même les années venues, on a fait ce qu’on pouvait pour garder la façade. La gare est demeurée ce que les ingénieurs de la compagnie l’ont faite, elle a noirci, elle s’est salie, et personne n’a pris soin d’elle, parce que personne ne l’aimait. Aux « marchandises », il y a toujours, dirait-on, les mêmes futailles vides qui ont maintenant l’air de niches à chien : dire qu’on entrait dedans tout debout quand on était gosse, et qu’on rêvait d’en avoir une à soi pour s’en faire une maison, c’est simplement drôle ; on sourit, on s’amuse de soi-même. Car les souvenirs qu’on garde de sa petite enfance ne sont presque jamais mélancoliques. C’est sans doute qu’entre l’enfant et l’homme, la distance est si grande que l’enfant paraît à l’homme une autre personne qu’il est possible de considérer avec désintéressement, ou plutôt avec une espèce de sympathie indulgente et détachée. Comme les routes sont devenues plus étroites et les maisons plus basses ! Et il y avait aussi la forge du maréchal ferrant ; elle paraissait un antre monstrueux, redoutable, plein de mystère ; aujourd’hui c’est un petit jouet tout usé. Ce n’est rien, mais voici déjà quelque chose qui commence à vous faire souffrir, ce sont les arbres de la route : ils étaient vraiment des géants, en vérité ! On les avait plantés sous Louis XV, c’étaient des ormes altiers, branchus, moussus, si larges de taille qu’un homme très grand ne pouvait les tenir dans ses bras. Eh bien, ils ont disparu : eux aussi avaient un terme marqué à leur vigueur, et avant que la sève ne les abandonnât complètement, comme ils montraient des signes de décrépitude, des bûcherons sont venus, qui les ont tranchés. On les a remplacés par des platanes si exigus, si délicats, qu’il a fallu protéger leur tronc frêle par des cuirasses d’épines. C’est la vraie déception : les arbres du moins, on les supposait immortels, et hors de mesure.

… Il y a l’église. Je n’avais jamais pensé à savoir si elle était laide ou belle. C’était l’église où on allait le dimanche, où on s’est ennuyé mortellement quand on était tout petit parce que les offices étaient trop longs, où on a eu plus tard d’autres sentiments dont il ne faut point parler, par pudeur, tant ils furent parfois intimes et profonds. Mais elle a été construite à la même époque où furent plantés les ormes, sa façade est de style « jésuite », affreuse, figurant à peu près un rideau de théâtre en train de se lever : le voile du temple, probablement, dans l’esprit de l’architecte. Quelle misère, quel contresens dans la conception, comme cela fait mal à regarder ! Et on aurait été si heureux, si attendri, de la trouver haute et touchante, la première église où on est entré. Mais il faut encore renoncer à cette illusion. Toutes les églises de village ne sont pas belles, voilà ce qu’il faut se dire, mais ce n’est pas gai.

On secoue les épaules, et vos pieds vous portent, sans qu’on y pense, vers la maison où on est né, où on a vécu. Il y a un grand jardin, tout autour, serti d’une grille, et les arbres, par bonheur, n’en ont pas été tranchés comme ceux de la route. Ils n’ont pas beaucoup grandi non plus, ce n’est plus de leur âge, chacun d’eux a gardé sa physionomie, on les reconnaît de loin à leur cime. Au-dessous de ces marronniers, qui formaient « la salle de verdure », une source sort d’une grotte en rocaille, et s’épanche dans un lac en miniature. C’est là que vivaient des canards mandarins, tellement civilisés qu’ils pondaient leurs œufs au fond de l’eau, ne sachant pas ce que c’était qu’un œuf, je suppose ! Plus loin, près de la grande allée de tilleuls, s’ouvre la serre où le caprice d’un ancêtre avait placé une statue du Bon Jardinier ; et voici l’acacia têtu dont on coupait toujours les branches, parce qu’elles entraient dans la salle de billard. Oui, oui, ce sera ici enfin de la jeunesse qui ressuscite !… On approche, et l’on s’aperçoit que la grille a été entourée par les propriétaires d’une épaisse doublure de tôle, qui cache tout, les marronniers, le lac, la serre, les tilleuls, l’acacia, et la maison même dont on ne voit plus qu’un pan de muraille, sur une rue. Et même cette muraille a vieilli, toute décrépite maintenant. Si on entrait, cependant ? On demande à qui appartient la maison. Bah ! le nom du propriétaire est inconnu, il ne vous dit plus rien, on n’ose pas sonner. Et que trouverait-on, à l’intérieur ? Il n’y aurait plus les mêmes tentures, les mêmes meubles, les mêmes vivants. Mieux vaut s’en aller. La vraie maison est morte ; ce qui en existe encore n’est que son squelette.

Il y en a d’autres, cependant, où vivent toujours des gens qu’on a connus. On retrouve avec les vieux des sentiments très doux, il vous vient à l’âme l’impression d’une grande paix, parce qu’ils n’ont presque pas changé de figure et pas du tout d’âme. Les choses les plus nouvelles du monde extérieur et de leur existence personnelle, ils les jugent toujours d’après les mêmes principes, qui ont été les vôtres, et c’est alors comme si enfin on reprenait racine dans l’ancien sol. Ils vous racontent les mêmes histoires, et s’ils en ajoutent qu’on ne connaissait point, on les reconnaît pourtant, elles sont comme les filles légitimes des autres ; un instant on s’épanouit.

Mais les hommes de votre propre génération, au contraire, ne vous inspirent plus que de l’inquiétude et du malaise. Que les vieux ne fussent point pareils à vous, on ne s’en étonnait point, on leur en était reconnaissant, on les avait toujours vus comme ça ! Mais les jeunes qui pensaient comme vous ! Ils ont suivi des chemins différents ; leurs gestes, leurs paroles, leur façon ne juger vous paraissent ridicules, ou vous importunent, ou vous révoltent. Ils sont si lointains que même leurs enfants vous paraissent appartenir à une autre race, née quelque part au-delà des mers.

Mais eux-mêmes vous considèrent avec le même trouble et le même ennui. Et l’on s’évade de la terre natale comme si on en était banni.

… Une trompe mugit, et la mémoire vous revient de ce cri retentissant. Il n’a pas changé : c’est la vieille patache qui passe, celle qui menait les voyageurs du haut village jusqu’à la gare. D’un bond, on grimpe sur l’impériale, à côté du messager. Mais ce n’est pas le même messager, ce n’est pas celui qui vous menait avant. On sent qu’on n’a rien à lui dire, et il ne songe pas à vous parler. Alors on se rappelle deux vers de Gérard d’Houville :

Le rameur qui m’a pris l’obole du passage
Et qui jamais ne parle à l’ombre qu’il conduit.

Et le vieil omnibus coule dans les rues comme si l’on descendait l’Achéron.


Oh ! l’enthousiasme, le plaisir de vivre quand on est revenu à Paris. Et pourtant Paris n’est ni plus gai, ni plus neuf peut-être que ce qu’on vient de voir. Mais ce sont les souvenirs qu’on en a qui sont plus jeunes. Paris est bien élevé. Il ne vous dit pas, comme le rustre provincial qu’on a quitté : « Est-ce toi ? Comme tu as vieilli ! » Paris ne regarde rien.

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