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Paraboles et diversions

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V
L’Aveugle

Quand M. Fabre pénétra dans le cabinet de travail de M. Costepierre, il le trouva en train de relire, pour la dernière fois, les épreuves d’un travail que celui-ci destinait au Journal des Savants. Il les considéra d’un air révérencieux :

— C’est une étude originale, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Une traduction seulement, répondit M. Costepierre. Mais l’œuvre est si singulière et si difficile à dater que j’ai dû en faire précéder la version française, à laquelle, vous n’en doutez pas, j’ai consacré tous mes soins, d’une assez longue introduction. Vous n’ignorez pas la découverte précieuse et inattendue qui fut faite il y a quelques années dans les ruines d’une ville égyptienne de l’époque alexandrine. Et à cet égard permettez-moi de vous faire remarquer les incomparables services que les catastrophes rendent aux savants. Elles jouent un rôle providentiel. Sans la première éruption historique du Vésuve, nous ne connaîtrions ni Herculanum ni Pompéi. Les insultes de l’air, de la lumière et de la pluie, l’indifférence des hommes ou leur rudesse, les pilleries des barbares, les outrages des fanatiques détruisent bien plus complètement les vestiges d’une civilisation que les laves ou la cendre. Ces villes nous ont été conservées par le manteau brûlant qui les fit disparaître il y a deux mille ans. Et il en fut de même, heureusement, de l’incendie qui consuma la maison de ce petit tabellion grec établi à la même époque dans une ville d’Égypte, non loin du Nil éternel.

— L’incendie ?… interrogea M. Fabre.

— Oui, dit M. Costepierre. La maison de ce notaire brûla, une certaine nuit dont le souvenir serait perdu à jamais sans cette aventure… Et dans une vaste jarre en terre cuite, destinée sans doute à un usage ignoble, cet homme de loi et ses clercs avaient l’habitude de jeter des papiers qu’ils considéraient comme sans valeur : brouillons d’actes ou de contrats, parchemins qui avaient servi de chemises aux dossiers. Le toit embrasé s’effondra sur ces choses sans nom, méprisées de tous ; on ne les a retrouvées que de nos jours. Et ces brouillons dédaignés recouvraient de précieux manuscrits grecs, mal grattés, encore lisibles ; ces parchemins ont laissé voir le texte presque complet d’une comédie de Ménandre. Depuis ce moment nous tous, les hellénistes du monde civilisé, nous colligeons, copions, traduisons ces débris infâmes et radieux. La pièce que vous avez maintenant sous la main, est, me semble-t-il, un fragment assez long d’un petit roman grec où l’on voit apparaître, assez bizarrement, l’ombre formidable du grand Œdipe. Je ne vous importunerai point en le lisant en entier devant vous. Parfois je résumerai le récit, parfois, au contraire, je vous en citerai, de mémoire, certaines parties brèves et savoureuses.


« Il avait quitté la populeuse Thèbes au Sept portes, et l’Ismène, fleuve aimé d’Apollon, et sa riche demeure toute rougie du sang de ses yeux arrachés. Ses pas, conduits par Antigone, le dirigeaient vers le Céphise, où l’attendaient Colone, les Euménides et son destin. Parfois il semblait avoir perdu non pas seulement le regard, mais l’ouïe et la pensée ; une bénédiction passagère des dieux lui enlevait la mémoire en même temps que la raison. Parfois, au contraire, et surtout quand son guide hésitait entre deux sentiers, il se rappelait tout à coup un carrefour étroit, parmi des pierres brûlantes, au-dessous d’un bois frais, un homme injurieux qui était son père, une victoire criminelle ; et il criait :

»  — O triple route, vallée ombreuse, bois de chênes et gorge resserrée où aboutissent les trois voies, vous qui avez bu le sang paternel versé par mes propres mains, vous souvenez-vous encore de moi, et du crime que j’ai commis plus tard ? O Noces ! Noces ! Vous m’avez engendré, puis vous m’avez uni à qui m’avait conçu, et vous avez montré au jour un père à la fois frère et enfant, une fiancée à la fois épouse et mère : toutes les souillures les plus ignominieuses qui soient parmi les hommes !

» Alors il poussait de grands cris et portait ses mains à ses paupières, comme pour les mutiler une seconde fois. Mais il rencontrait le bandeau qu’y avait mis Antigone pour dissimuler l’horrible blessure. Celui-ci semblait un diadème : Œdipe s’en allait ainsi, par les chemins, misérable et couronné de blanc.

» Ceux qu’il rencontra d’abord, le connaissant, détournaient leurs yeux, avec épouvante. Cependant ils ne refusaient pas la nourriture à Œdipe : du pain, des olives, parfois un fromage gras et luisant. Car lorsqu’un homme est en proie à la vengeance des dieux, c’est un devoir de laisser agir ces volontés immortelles ; ignorant leurs décisions, il ne faut se montrer ni compatissant, ni impitoyable ; et ainsi on peut le secourir, mais avec indifférence.

» Puis il pénétra dans des contrées où l’on savait les crimes et le malheur du Labdacide, car la nouvelle s’en était répandue dans toute la Grèce, mais où on ignorait ses traits et ceux de sa fille. Œdipe, les bras un peu tendus et la face glacée, à cause qu’il n’y voyait point, interrogeait, quand il entendait des pas croiser les siens, le paysan ou le voyageur. Il demandait le nom de ces lieux nouveaux pour lui. On lui répondait : « C’est Oropos qui veille à l’entrée de l’Euripe, ou Délion, ou Aphidna. » Alors Œdipe songeait : « Ce sont là des pays où sans doute j’eusse un jour porté la guerre, si j’avais continué de tenir le sceptre au-dessus des enfants de Cadmus… » Et il s’étonnait de s’y trouver un peu moins malheureux que dans sa propre patrie.

» Il commençait à prendre quelque intérêt aux récits des laboureurs de la campagne, aux conversations des artisans dans les cités. Et quand il eut franchi les portes de Décélie, en Attique, il dit à sa fille : « Informe-toi s’il n’est point ici quelque atelier de forgeron. La nuit tombe, Zeus a précipité sur mes épaules une buée froide. Je voudrais me chauffer au grand feu d’un marteleur d’airain. »

» Mais il disait cela sachant aussi que c’est autour de ce feu que s’assemblent, le soir, ceux qui échangent, par plaisir, des paroles nombreuses. Il s’assit donc en silence, près des braises ardentes du foyer qu’entretenait le forgeron de Décélie. Sa stature était haute, et son air imposant. Ceux qui parlaient se turent pourtant à son approche.

»  — Certes, se disaient-ils, celui qui vient d’entrer a dû être grand parmi les hommes. Il semble de la race des dieux. Toutefois on ne crève les yeux que des criminels. Éloignons-nous, cela est préférable : d’ailleurs il ne nous verra pas !

» Seule, Tekmessa, la sœur du forgeron, qui était une veuve honorable, eut pitié de l’hôte ; et faisant traverser à Antigone la cour de la demeure, elle lui montra la chambre où son père pourrait reposer pendant la nuit. Puis, lui ayant donné des peaux moelleuses afin d’en recouvrir le lit d’osier, elle l’abandonna à sa tâche pour aller retrouver Œdipe.

» Elle mêla pour lui le vin noir et l’eau pure, dans un cratère de terre rouge, harmonieusement verni, brillant et net ; elle lui donna du pain frais et savoureux, des figues qu’elle lui présentait elle-même, dépouillées de leur poisseuse écorce, au bout d’une souple baguette d’olivier : car l’aveugle ne pouvait prendre lui-même ce soin délicat.

»  — O femme, lui dit cet hôte dont elle ne savait pas le nom, il ne m’est permis d’attirer sur personne la bénédiction de Zeus. Que les Immortels seulement te regardent, et qu’ils voient.

»  — Étranger, lui dit-elle, ce n’est sûrement point un mal envoyé par une divinité qui t’a privé de la belle lumière. Tes membres sont vigoureux, l’âge ne les a encore ni roidis, ni desséchés. Aurais-tu souffert non point le châtiment de magistrats justement impitoyables — car tes traits sont trop nobles pour l’avoir mérité, — mais la vengeance d’un ennemi ?

» Elle lui adressa ces paroles à cause d’un secret mouvement de son cœur qui lui inspirait pour cet inconnu un sentiment plus fort que la compassion.

»  — C’est moi-même qui me suis puni ! répondit l’aveugle, les mains sur son bandeau.

»  — Toi ? dit-elle.

»  — Oui, fit-il, oui… Je suis Œdipe, très détesté des dieux !

» Tekmessa poussa un grand cri, en plongeant sa tête dans ses mains, car tous les Grecs, ainsi qu’il a été dit, connaissaient le nom d’Œdipe et la malédiction qui pesait sur lui.

»  — Et où iras-tu, maintenant, dit-elle, O toi le poursuivi d’Apollon Loxias ?

»  — Je ne sais, répondit Œdipe. Quand j’aurai quitté Colone, vers quoi je marche, vivrai-je encore, aurai-je obtenu le pardon des Euménides ? Et quel toit, quelle patrie oserait me recueillir, souillé de crimes sans nom, et portant malheur à tous ceux qui m’approchent ? O femme, un instinct secret, malgré l’insoutenable obscurité qui est pour moi maintenant tout l’univers, me fait deviner de quels yeux tu me regardes. Tu l’as dit tout à l’heure : mes membres ne sont point encore affaiblis par la vieillesse. L’infortune seule, une infortune plus grande que toutes celles qu’ont jamais connues avant moi les fils de Deucalion, les fait trembler comme un pin dont les branches s’entre-choquent au vent. Mais je suis fort ! Et ma tête foudroyée était pleine d’une prudence qui n’est point encore abolie. J’étais roi. Je pourrais me retrouver, sous un nom nouveau, l’humble juge d’un petit village. Et l’on payerait ma sagesse et mes conseils du peu qui suffirait à soutenir mon existence : quelques mesures de blé, de l’huile, parfois un coq rouge et du beurre de brebis.

»  — Ici ?… dit Tekmessa frissonnante, mais qui releva la tête.

»  — Nulle part ! interrompit brusquement Œdipe. Je viens de rêver un impossible rêve : on n’échappe pas à son destin. Tu l’as compris toi-même, je ne suis pas un vieillard. Sans cesse je penserai aux caresses d’une femme. Sans cesse je les désirerai. Que dis-je, ses caresses ? Sa présence, ses pas dans la maison, le son de sa voix qui appelle les poulets criards et repousse les importuns en disant : « Ne faites pas de bruit : il dort ! »

»  — Je suis, dit Tekmessa, les yeux humides et la gorge toute pleine de soupirs passionnés, je suis une honorable… une honorable veuve !

Et en disant ces mots, vers le genou du Sabdacide elle allongea ses mains. Mais la poitrine d’Œdipe gronda.

— Tu ne sais pas encore, toi, dit-il, ce qu’est la malédiction des dieux ! Je n’ai eu qu’une mère, comme tous les hommes : et je l’ai épousée. Si je t’épousais, ne découvrirais-je pas un jour que tu es ma sœur ? Et je suis aveugle maintenant ; je me suis crevé les yeux. Comment puis-je voir si tu n’es pas ma sœur ? Es-tu vraiment bonne, Tekmessa ? Alors va-t’en !

» Et Tekmessa s’en alla, regardant toujours le bandeau qu’il avait sur les yeux. Ses belles joues ruisselaient de larmes, comme la neige des montagnes que le soleil à la fois rougit et fait fondre en torrents.

» Ainsi les malheurs d’Œdipe furent mis à leur comble, et il ne put échapper à la destinée qui l’attendait à Colone, parce qu’il s’était crevé les yeux. Car on ne doit jamais rien faire contre soi-même. »


— Le souci de moralité qu’impliquent ces dernières lignes, dit M. Costepierre, me sert à démontrer que ce petit roman grec doit être d’une époque assez tardive.

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