Paraboles et diversions
III
De l’éducation des filles
M. Bonnerot appartenait à cette classe honorable et honnête qu’on est convenu d’appeler la moyenne bourgeoisie. Il occupait, dans un ministère, un modeste emploi qui lui rapportait trois ou quatre mille francs par an. Son père et sa mère, en quittant ce monde, lui avaient laissé un petit capital d’une cinquantaine de mille francs, et sa femme, que cependant, je vous assure, il n’avait pas épousée sans amour, lui apportait à peu près la même somme. Il se reconnaissait du bon sens. Ce qui est plus rare, il n’avait pas tout à fait tort. Son esprit était assez vif, son caractère paisible, ses mœurs décentes. Si vous l’aviez connu, vous l’eussiez aimé.
La seconde année de son mariage, sa femme lui donna un fils. Cinq ans plus tard, elle lui annonça de nouvelles « espérances ». M. Bonnerot était un bon citoyen ; il accepta l’accroissement de famille qu’on lui annonçait sans grand enthousiasme, mais avec simplicité, sachant qu’il faut des enfants à la France. Un matin qu’il travaillait à son bureau, on vint l’avertir qu’il y avait du nouveau chez lui. Il sollicita la permission de sortir et regagna son appartement.
— Monsieur, lui dit le médecin, vous avez une fille.
— Voilà qui va bien, fit le bon M. Bonnerot. C’est justement ce que je désirais.
Après quoi il s’en fut embrasser sa femme et sortir pour prendre l’air. Lorsqu’il rentra chez lui une heure plus tard, il fut étonné de voir que le médecin était toujours là.
— Monsieur, lui dit celui-ci, vous avez deux filles.
— Diable ! fit d’abord M. Bonnerot.
Puis il réfléchit que cette exclamation marquait un certain égoïsme, et s’en alla de fort bon cœur embrasser sa femme une seconde fois. Mais comme il était cependant un peu énervé par cette nouvelle inattendue, il prit, pour se calmer, ses registres et son livre de compte, afin d’examiner froidement comment il pourrait organiser sa vie avec ce surcroît de charges.
Il y avait quelque temps qu’il méditait sur ce problème quand le médecin reparut, l’air un peu étonné lui-même.
— Monsieur, dit-il, vous avez trois filles.
— Sapristi ! cria M. Bonnerot.
On peut en effet, à la rigueur, s’attendre à deux jumelles. Une troisième est un événement rare, et de nature à déconcerter. Mais je vous ai dit que M. Bonnerot était un très brave homme. Il pensa surtout à sa pauvre femme, et s’en fut l’embrasser pour la troisième fois. Puis il contempla en hochant la tête les trois petites filles qu’on avait couchées comme on avait pu dans l’unique berceau : deux d’un côté, une de l’autre. Elles ouvraient déjà leurs étroites bouches pleines de cris : trois petits moineaux sans plumes dans un seul nid.
Il baisa pensivement ces trois fronts ridés — c’est curieux comme les enfants nouveau-nés ont l’air de vieillards — et s’en fut derechef se promener pour reprendre ses esprits. Il n’était pas positivement gai. Comme beaucoup de Français — et c’est une faiblesse qui leur fait honneur — il avait du respect pour son propre nom, celui de Bonnerot. Son père l’avait bien porté ; il l’avait fait valoir, comme il avait pu ; il espérait que son fils en ferait mieux encore. La venue inopinée de ces trois filles troublait ses combinaisons. Il ne sut d’abord à quoi se résoudre. Enfin il serra les lèvres, comme un homme qui se décide.
Les jumelles grandirent en force, en gaieté et en santé. C’est une joie, dans une maison, que trois petites filles du même âge. La première s’appelait Julie, la seconde Julia, la troisième Juliette, et leurs parents les aimaient bien. Pour épargner les frais d’éducation, M. Bonnerot leur montra lui-même les premiers rudiments de la lecture, de l’écriture et du calcul. Puis il les plaça dans une petite pension où, à peu de frais, on accrut dans une assez faible mesure ces connaissances élémentaires… Et enfin elles firent leur première communion.
Et quand elles eurent fait leur première communion, madame Bonnerot dit à son mari :
Est-ce que tu ne penses pas que nous devrions faire un petit sacrifice, et enseigner la musique à Julie, qui montre des dispositions ?
— Je n’en vois aucunement la nécessité ! déclara M. Bonnerot.
Madame Bonnerot pleura un peu. D’habitude son mari montrait plus de facilité à céder à ses désirs ; mais cette fois, il paraissait vraiment buté. Un peu plus tard, elle lui dit encore :
— Julia montre un goût remarquable pour le dessin. Je crois qu’il serait temps de lui donner un maître.
— Nous verrons ! répondit M. Bonnerot.
Et il n’en fut plus jamais question.
Madame Bonnerot jugea que son mari devenait autoritaire et brutal, ce qui lui donna beaucoup de chagrin. Il n’y fit aucune attention. Et lorsque les jumelles eurent quinze ans, ce ne fut qu’avec timidité que sa femme suggéra :
— Juliette me paraît avoir du génie pour la littérature. Et maintenant il y a tant de femmes qui écrivent ! Si nous lui faisions passer un baccalauréat !
— Jamais de la vie ! déclara M. Bonnerot, d’un ton ferme.
Sa femme gémissait tout bas. Elle se disait : « Nos filles n’auront presque aucune fortune ; et si elles ne possèdent aucun art d’agrément, ni aucun métier, comment plus tard les établirons-nous ? »
Mais M. Bonnerot avait son idée. Lorsque les trois jumelles eurent atteint l’âge de dix-huit ans, ayant pris un soir sa meilleure plume, il écrivit au directeur d’un journal dont la publicité est retentissante une lettre ainsi conçue :
« J’ai l’honneur de vous informer que je suis l’heureux père de trois filles dont les dots ne sont pas minces. En effet, elles n’ont la prétention de s’y connaître ni en musique, ni en peinture, ni en belles-lettres. Par le temps qui court, et avec l’éducation qu’on donne maintenant aux filles, cela est unique en France et peut-être dans le monde entier. Car je vous ferai remarquer qu’une femme qui aime la musique coûte par an à son mari, au bas mot, douze entrées au concert du prix de dix francs l’une, voitures comprises : ci, 120 francs ; vingt séances à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique, du prix de vingt francs chacune : ci, 400 francs. Les toilettes qui sont absolument nécessaires pour se rendre en ces endroits luxueux : ci, 1.500 francs. La location d’un piano à queue et celle des partitions. Au total, plus de deux mille francs par an.
» Les dépenses supplémentaires qu’exige une femme qui fait de la peinture ne sont pas moindres. Il lui faut un atelier qui lui coûte au minimum 1.200 francs, des modèles à dix francs la séance, ce qui, pour dix séances seulement par mois, fait déjà 1.200 francs par an ; plus de nombreux voyages dans les musées d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre et les abonnements de sociétaire ou d’adhérente aux Salons.
» Quant aux personnes du sexe faible qui visent la carrière des lettres, la fréquentation des théâtres et les toilettes qu’elle comporte coûtent une somme à peu près équivalente. De plus, le temps que leur prend la composition de leurs œuvres exige l’entretien et la solde d’une domestique surnuméraire pour la maison.
» J’estime donc que chacune de mes jumelles, qui ne sont ni musiciennes, ni peintres, ni romancières, et par ailleurs sont charmantes et bien élevées, possède 80,000 francs de dot. Je vous demande de vouloir bien communiquer ce fait intéressant à vos nombreux lecteurs. »
Le surlendemain, l’administration du journal communiquait à M. Bonnerot trois cents lettres de jeunes gens enthousiastes. Toutes disaient en substance :
« Nous n’espérions plus qu’il existât en France de telles jeunes filles. Faites-nous la grâce de nous mettre en rapport tout de suite avec elles. »
J’ai trouvé ce petit conte dans les œuvres inédites d’un homme qui déteste les mœurs du temps et dont l’esprit est fort étroit. Je le reproduis, je supplie qu’on le veuille bien croire, sans l’approuver.