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Paraboles et diversions

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II
Comment le Déluge eut lieu en vain

Noé avait lâché une dernière fois la colombe ; elle était partie pour ne plus revenir. C’était en l’an six cent un de la vie du patriarche, au premier mois, le premier jour du mois ; et Noé enleva le toit qui couvrait l’arche, et il regarda, et voici ! La face de la terre avait séché. Et au second mois, le vingt-cinquième jour du mois, la terre pouvait porter les pas.

Alors Noé sortit de l’arche, avec sa femme, ses fils, et les femmes de ses fils, et tous les animaux, et ils respirèrent l’odeur du vent, qui avait couru sur la terre humide. Or, l’herbe partout avait recommencé de croître, et ainsi l’odeur de ce vent était bonne ; elle enflait leurs cœurs dans leurs poitrines. Les bêtes innombrables bondissaient en poussant des cris, selon leur espèce, et quand le vieux Noé, son couteau de pierre à la main, passait au milieu d’elles, choisissant l’une, choisissant l’autre, et les égorgeant pour les holocaustes, ainsi qu’il lui avait été commandé, celles qu’il avait choisies se laissaient mourir, tellement ivres de grand air qu’elles ne s’apercevaient pas du coup qu’il leur portait. Leur sang coulait sur les pierres, et c’était un grand sacrifice. Noé se disait :

— Cet holocauste est coûteux, pourtant il m’est doux ; car je viens d’en avoir la promesse du Seigneur : il ne frappera plus tout ce qui vit, comme il vient de le faire. Tant que la terre durera, les semailles et les moissons, le froid et le chaud, l’hiver et l’été, le jour et la nuit ne cesseront point. Tel est le pacte, et cela est légitime, puisqu’il ne reste au monde que moi et mes fils, qui sommes des justes. Tous les méchants ont disparu.

Mais comme il prononçait à haute voix ces paroles, il aperçut au loin sur les eaux une embarcation qui s’avançait avec une rapidité singulière. Son aspect l’étonna beaucoup : elle avait un mât, une voile, une paire de rames, un gouvernail, au lieu que l’arche ne se mouvait qu’au caprice des courants, sans que personne fît effort pour la diriger. Mais ce n’était point, à la manière de l’arche, une vaste maison flottante. Elle était au contraire fort petite, et ne contenait qu’un homme et une femme, bien vieux en apparence, aussi vieux que Noé, et qui semblaient fort paisibles.

Ils abordèrent. L’homme tira soigneusement son bateau sur la plage boueuse, en prenant toutes les précautions pour qu’il pût servir de nouveau, au lieu que l’arche était demeurée échouée sur le côté comme une chose définitivement abandonnée : cet homme avait l’air d’un vrai marin.


Noé s’approchant de lui, dit sans aucune douceur :

— Pourquoi n’êtes-vous pas noyés, vous et cette femme ? C’est contraire aux règlements. Il est hors de doute que vous devriez être noyés !

L’homme répliqua, étonné à son tour :

— J’allais vous faire la même observation : je croyais être seul sur la terre… C’est très ennuyeux. D’où venez-vous ?

Noé indiqua l’Orient d’un geste vague, du côté des plaines de Mésopotamie.

— … De par là, dit-il. Je m’appelle Noé. Et vous ?

L’homme tendit le bras, montrant l’horizon de l’Ouest. Il répondit :

— Je m’appelle Deucalion.


La première idée qui vint au patriarche et à ses fils fut de tuer ce couple étranger ; mais l’homme, malgré son âge, avait l’air si fort, si fier et si gai, qu’ils ne l’osèrent point. Noé dit à ses fils, pour se cacher à lui-même sa faiblesse et son indécision :

— Ces gens sont trop vieux pour avoir des enfants. Qu’importe qu’ils vivent encore quelques années !

Il affecta donc de s’écarter d’un air dédaigneux, en chantant un hymne qu’il tenait de ses ancêtres. Ce poème racontait l’origine du monde et le malheur irrémissible de l’homme, condamné non seulement à la mort, mais au travail, plus horrible encore que la mort, parce qu’il avait voulu connaître le mystère des choses, et tout le bien, et tout le mal. Mais l’étranger, sans inquiétude apparente, avait pris une houe dans sa barque. Et commençant de labourer la glèbe pleine de germes, il chanta de son côté un hymne impétueux. D’abord, il dit la joie de vivre, le ciel clair, la beauté des eaux, des montagnes, des plantes, qui par elles-mêmes sont divines. Ensuite il célébra la gloire de son père Prométhée, qui puni par Zeus pour avoir volé, avec la flamme, un secret assez fort pour affranchir les hommes de leur misère, continuait de braver le fils d’Ouranos, proclamant qu’à la fin il le vaincrait.

Ces récits outrageants faisaient horreur à Noé et à ses fils.

— Ils mourront sans postérité, du moins, songeaient-ils. Et c’est bien fait.

Mais quand il eut fini, en riant, de labourer la glèbe, l’homme l’ensemença patiemment avec des cailloux ; et quand il venait de recouvrir un sillon, sa femme l’imitait sur un sillon voisin.

— Ils sont fous ! murmurait la famille du patriarche : ils sèment des pierres !

Mais voilà que ces pierres se mirent à frissonner dans les entrailles qui les enfermaient. Le sol se gonflait d’intumescences légères ; on en vit sortir des têtes orgueilleuses et très belles, puis des poitrines viriles, toutes saillantes de muscles, et d’autres merveilleusement rondes, blanches à ravir les yeux, dont les seins fleurissaient dans l’air. Et telle fut la récolte de Deucalion : tout un peuple né de la Terre !

Alors Noé et ses fils s’écrièrent avec stupeur :

— Comment se fait-il que ceux-là aussi soient favorisés par des miracles ? Ce n’est pas juste, non, ce n’est pas juste !

Et ces hommes n’étaient pas plutôt sortis du sein de la glèbe, que tout armés, très joyeux, déjà pleins de faim, ils se jetèrent sur les troupeaux de bêtes domestiques et sur les bêtes sauvages. Ils les massacraient avec de grands cris ; allumant de larges bûchers, ils faisaient cuire, sans horreur, les sangliers et les lièvres immondes ; ils mangeaient les bœufs sans les avoir saignés à la gorge.

— Ne voyez-vous pas, s’écria Noé, que vous prenez votre nourriture dans l’impureté ? Comment se fait-il que vous ignoriez la Loi ?

— Nous ne savons ce que vous voulez dire, répliquèrent-ils. Nous ne connaissons de lois que celles que nous faisons nous-mêmes. Pourtant nous révérons Thémis : car c’est par le conseil et la volonté de cette déesse que Deucalion nous a fait naître. Aussi nous chercherons à vivre selon son désir. Mais quant à cette Loi dont vous parlez, c’est une rêverie de sauvages poltrons.


C’est ainsi que le déluge eut lieu en vain. Car il ne se trouva point seulement, pour être sauvée, la famille de Noé, mais aussi la race que Deucalion et Pyrrha ont fait sortir de l’éternelle Terre, sur l’inspiration de Thémis.

Ce sont deux sortes d’humains, et depuis ce jour jusqu’à celui où nous vivons, ils ne sont pas encore parvenus à s’entendre.


… Cette légende me fut contée, sous les murs indestructibles de Tyrinthe, par un berger grec qui ressemblait au sage et vigoureux Ulysse. Il avait de larges épaules, une barbe noire frisée, un nez droit, et dans la main, un aiguillon semblable à un sceptre.

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