Paraboles et diversions
III
Une Expérience
On venait de passer deux heures au champ de manœuvres, où les sergents instructeurs, sous l’œil assez distrait d’un lieutenant, avaient inculqué aux recrues les premiers éléments de l’école de peloton, précédés des solennels et traditionnels exercices d’assouplissement. Et pour rentrer au quartier les chefs avaient commandé : « Pas gymnastique ! » Une chose que Matrat n’aimait point car on n’a pas coutume de courir, dans les campagnes ; on ne court jamais, autant dire, parce qu’on a des sabots, parce que c’est lentement, qu’il faut guider l’araire, derrière les bœufs, et lentement aussi qu’on marche à côté des chars ramenant la moisson ou traînant le fumier : un pas d’homme, un pas de cheval, et comme ça, s’il le faut, toute la journée. Mais courir ? Il n’y a que les gens des villes qui courent ! C’est à leur essoufflement que les instructeurs, qui trottaient allègrement le long de la colonne, maintenant d’un geste aisé le fourreau du sabre-baïonnette le long de leur cuisse, distinguaient les paysans ; et ils se payaient leur tête.
Ça n’empêchait pas que c’était encore un jour de tiré, et qu’il y aurait la soupe. Matrat était bien content. Somme toute, dans ce métier-là, on se fatigue moins qu’à la charrue. Seulement, avant la soupe, il y avait encore le rassemblement, pour le rapport, et la distribution des lettres par le vaguemestre. Mais Matrat n’attendait pas de lettres, et ce qu’on met généralement au rapport, ça ne l’intéressait pas. C’est des mots comme à la messe : il faut être là, voilà tout ; et après, on mange.
Tout de même il distingua vaguement qu’il y aurait, ce jour-là, une corvée supplémentaire : « A onze heures, les hommes de la compagnie se rendront dans les locaux scolaires du régiment pour y subir les épreuves sommaires qui permettront de juger de leur degré d’instruction primaire et civique. » C’était comme dans la théorie : des mots très difficiles pour expliquer des gestes qui sont très simples quand on les voit faire et qu’on n’a qu’à imiter. Toutefois, il aimait réfléchir sur les choses, et quand un copain l’interrogea dans la chambre, en coupant le pain, sur ce que ça voulait dire, il répondit sensément :
— C’est pour voir comment c’est qu’on sait c’ que c’est qu’on a appris à l’école.
Un autre, Jupon, dit « Ma Chemise », venu de Paris, résuma :
— C’est pour se f… de not’ fiole.
Et la plus grande partie de la compagnie fut silencieusement de cette opinion. On n’avait pas le droit de leur demander ça, qui n’est pas du service militaire. Ou bien, peut-être, c’est des inventions pour savoir ce qu’on pense. Alors c’est mauvais, il faut se méfier. Mais Matrat ne se méfiait pas. Son âme était simple et sans malice. Né dans un département de l’Est, pas bien loin de la frontière, il avait conscience qu’il était venu au régiment pour apprendre à se battre. Il avait dans la tête plus d’images que de pensées, il voyait la figure de l’ennemi, il le détestait comme faisaient son père, ses parents et ses proches, il croyait sincèrement, sans raisonner, tout droit, que tout ce qu’on lui enseignait, c’était pour qu’il fût, à la fin, le plus fort. Il savait lire, mais n’avait jamais pris un livre ou même un journal pour son plaisir, incapable de franchir ce degré où un si grand effort est encore nécessaire à l’assemblage des lettres et des syllabes, qu’il est impossible de saisir clairement ce que signifient les mots d’une phrase. Tout ce qu’il savait lui était venu par l’oreille, de ce qu’il avait entendu dire ou de ce que d’autres, plus instruits, avaient lu devant lui. Dans ce cas son cerveau, traversant des déserts d’incompréhension, saisissait au hasard, par instants, une phrase qui lui semblait belle bien plutôt encore à cause du rythme que de sa signification, comme dans les vieilles romances. Il retenait donc des sentiments, des émotions, non pas les faits. Ou bien au contraire il tirait de son acquisition des conclusions immédiatement pratiques, puériles, terre à terre et personnelles.
… Le clairon sonna :
Il sonna ce petit air en traînant sur les finales de chaque vers de cette façon caressante qui met je ne sais quelle sentimentalité singulière sur les niaiseries et les obscénités, qui fait que rien n’en est plus méchant, ni choquant… et le caporal de chambre cria :
— Tous les hommes en bas, pour la sonnerie !
Ils descendirent, troupeau déjà indifférent à faire ça comme à faire autre chose, et les gradés les conduisirent, en rangs, à travers la cour du quartier, jusqu’à la salle d’école, où ils trouvèrent des pupitres, du papier blanc bien réglé, et des plumes dites « sergent major ». Un jeune lieutenant, comme ils se tenaient debout, dans l’attitude militaire qui convient, leur dit : « Asseyez-vous ! » Et ils s’assirent : « … Vous allez répondre aux questions suivantes, par écrit, en deux ou trois lignes au plus pour chacune. Écrivez ! » Ils empoignèrent leurs plumes comme des manches de fourche, et attendirent :
— « Qu’est-ce que la patrie ? Qu’est-ce que le drapeau ? Qu’est-ce que la France ? Pourquoi doit-on aimer la France ?… » Vous pouvez choisir dans les questions… Vous avez une demi-heure… Ne communiquez pas entre vous… Gardez le silence.
Et ces quarante hommes se regardèrent, déconcertés de ne pouvoir s’interroger l’un l’autre, alors qu’on leur demandait pourtant des choses dont ils n’avaient coutume de s’entretenir ou d’entendre parler que réunis tous ensemble, devant un monsieur monté sur une estrade pour un discours, ou quelquefois au café, quand il y en a un qui sait les mots, et qui les dit. On leur avait cependant bien parlé de ça, à l’école ; on leur en avait reparlé depuis qu’ils étaient au régiment ; mais justement leur mémoire oscillait entre la leçon de leur enfance et celle, différente dans l’expression, qu’ils venaient de recevoir. Pleins de vénération superstitieuse pour la lettre des mots, ils ne parvenaient pas à retrouver ceux-ci, et s’y acharnaient, dans une confusion d’esprit inexprimable. Seul, Jupon, dit « Ma Chemise », qui jouissait d’une bonne mémoire, et qui, se fichant de tout, récitait ce qu’on voulait, se rappela les termes mêmes du manuel, et transcrivit, comme s’il lisait :
« La patrie est le sol de la France, la terre de nos ancêtres et le berceau de nos père et mère. On doit aimer la France pour la servir, la défendre et donner sa vie pour elle ».
Après quoi, disposant encore de vingt-cinq minutes, il employa le papier blanc qui lui restait à écrire à une petite amie, laquelle avait des bontés pour lui, et même de la générosité.
Mais Matrat, lui, ne se rappelait rien, absolument rien. Situation épouvantable, il était obligé de raisonner par lui-même, et il n’en avait pas l’habitude. D’abord il tenta d’unir une image très nette, qu’il avait dans la tête, et les bribes de quelques souvenirs : « Le drapeau est un bout de drat, de trois couleur, qui est l’oneur de la France ». Puis à la réflexion, il jugea, par un vague instinct de délicatesse, que le premier membre de sa phrase n’était pas assez respectueux, et que d’autre part il ne savait pas très bien si le drapeau était « l’oneur » de la France ou celui du régiment. Il ne se souvenait plus, il avait peur de se tromper. Il ratura la feuille et en prit une autre. Son esprit pratique de paysan le portait à se demander : « A quoi ça sert-il, le drapeau ; pourquoi y a-t-il un drapeau ? » Il finit par conclure que c’était un signe distinctif, quelque chose comme un uniforme pour un pays. Et il écrivit, d’une grosse écriture appliquée : « Le drapeau, c’est pour ferre connaissance, les puissances, l’une de l’autre ». Cela lui parut satisfaisant.
Puis il se demanda, suivant l’ordre des questions, pour quelle cause il devait aimer la France, et trouva tout de suite une réponse : « Pourquoi (dans sa langue, cela voulait dire parce que) c’est pas un autre pays ». Idée magnifique et suffisante qui est au fond de notre cœur à tous : la France, ça n’est pas un autre pays, et c’est pour ça que nous l’aimons. Cependant un obscur besoin de critique, exercé sur lui-même, lui fit chercher s’il n’y avait pas une autre explication : « C’est les chambres, les maisons, où qu’on a reçu le jour ». Et pourtant cela ne lui semblait pas encore assez. Il avait l’impression vague qu’un grand amour a des causes plus profondes, personnelles, comme délibérées, et qu’il doit s’exprimer par un chant ou par des mots rares qu’il ne possédait pas. Il songeait en même temps : « J’ai entendu dire, j’ai entendu dire… » Qu’est-ce qu’il avait entendu dire ? Une phrase qu’on lui avait lue, qui venait d’un grand écrivain ou d’un des jeunes gens qui marchent sur ses traces. Elle avait échoué dans un journal de province ou dans un discours officiel ; elle lui revint, un peu mutilée, musicale encore : « On doit aimé la France, parce qu’elle est vive, et suptile, et courageuse ».
Alors il fut content ; il signa : Matrat, Pierre-Antoine, matricule 27304.
Le soir, le jeune lieutenant porta ces humbles copies au colonel. — Il n’y a qu’une copie passable, dit-il, celle du soldat Jupon… Les autres sont stupides.
Mais le colonel haussa les épaules.
— Le soldat Jupon n’est peut-être qu’un perroquet, fit-il. Et les autres, au contraire, ils ont peut-être des idées, et pas de mots. Ces expériences-là ne veulent rien dire : ce n’est pas comme ça qu’on saura jamais ce que pensent les hommes, ni ce qu’ils savent…
Et moi, qui viens de transcrire toutes ces réponses, dont je n’ai pas inventé une seule, c’est bien aussi mon avis…