Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
UN BILAN ARTISTIQUE DE LA GRANDE SAISON DE PARIS
LES ARTISTES ET LE PUBLIC
(Revue de Paris, 1913).
Toutes les formes de l'art décoratif et théâtral, depuis la plastique animée, vivante, jusqu'à la peinture, l'architecture et la statuaire, le drame, la musique, la chorégraphie, l'orchestre: tels sont les nombreux sujets qui, d'avril à juillet, ont capté notre esprit.
Des noms, célèbres partout, ont été prononcés en 1913 à l'occasion d'opéras, de pièces, de partitions et de l'inauguration du premier théâtre d'art moderne qu'on ait construit en France. Si les opéras de Richard Strauss avaient été montés, comme ils devaient l'être, la série eût été à peu près complète, des ouvrages dont Paris eut la révélation.
Car ce furent: l'Annonce faite à Marie de Paul Claudel, la Pénélope de Gabriel Fauré, la Pisanelle de d'Annunzio, Jeux de Debussy, le Sacre du Printemps d'Igor Strawinsky, deux ouvrages de Moussorgsky, des compositions de Ravel et de Florent Schmitt, un plafond considérable de Maurice Denis, un petit chef-d'œuvre de décoration par Édouard Vuillard, enfin de l'architecture et de la sculpture dans la salle de ce théâtre des Champs-Élysées actuellement aux prises avec de si graves difficultés.
J'omets exprès d'autres «attractions», qui s'ajouteraient à cette liste si ceci était plus qu'un résumé. J'écris: «attractions», ce mot désignant d'ordinaire, curiosités, phénomènes des Magic-Cities; parce qu'hélas! si quelques-uns prennent au sérieux l'œuvre de l'artiste, le public auquel les artistes sont, bon gré mal gré, contraints de s'adresser, semble confondre dans une même hâte dédaigneuse, avec les baladins et les acrobates, tout homme qui crée. Si bien que tant de peine, tant de labeur, de talent, d'ingéniosité, de foi, le produit d'un long travail obscur et silencieux, enfin voit le jour comme la bête qui sort du toril, est mise tout à coup en présence d'une foule prête à huer son premier faux pas. Le créateur reste dans la coulisse, collant son oreille aux portants, à attendre ce que déclareront ses juges, ceux auxquels il n'a souvent pas songé jusqu'à la minute solennelle, et pourtant de si peu de conséquence, où il va jouir de l'illusion du triomphe, ou se désespérer d'une défaite.
D'un côté de la scène, les conversations futiles vont leur train, entre gens engourdis par un trop bon repas. Pour occuper deux heures de demi-sommeil, ils écouteront les bribes d'une pièce, quelques notes de musique, dix à peine sur cent d'entre eux sachant même le nom de l'auteur. Dans la salle aussi, ce sont les confrères et les critiques, un peu plus informés que le public payant, mais plus prévenus pour ou contre la victime invisible et solitaire, prêts à ouvrir les écluses à leur bile, ou, pire, au sirop de leurs louanges. Derrière le rideau, les mêmes jalousies, les mêmes haines; mais aussi l'éternelle candeur du jeune ou vieux débutant de ce soir, auteur ou interprète pour qui cette heure est «historique», où le monde ne s'occupe, croit-il, que de lui. Au néophyte ou au vieil auteur, n'essayez point de parler raison, ceux-ci ne semblent s'apercevoir de la présence de leur prochain qu'à la minute des applaudissements ou des sifflets. Puvis de Chavannes manquait mourir à chaque vernissage d'un Salon où il exposait. Meilhac partait pour Saint-Germain, les soirs de première.
L'expérience nous conseille de ne jamais exhiber, ou de garder devers nous, aussi longtemps que possible, le fruit de notre cerveau; malgré ce que M. Degas enseigne à ses disciples de belle mais inapplicable morale, l'œuvre, même quand nous affectons d'ignorer le public, lui est destinée. Bien rares, nous le savons, ceux-là qui créent par ordre d'un démon intérieur. S'il est des maniaques prêts à brûler, après l'avoir achevée, l'œuvre de toute une existence, l'homme normal s'exprime pour forcer l'attention de ses contemporains, gagner son pain quotidien, des loisirs, ou ces couronnes de lauriers par quoi l'on nous distingua dès l'école et que nous tiendrons toujours pour désirables, puisqu'elles nous confèrent une suprématie que chacun, de bas en haut de l'échelle sociale, convoite à sa façon.
Artistes, auteurs et public, de par la force des choses, nous avons entre nous des rapports nécessaires, si pénibles qu'ils soient devenus. Les uns et les autres s'entr'influencent, à travers la rampe de feu qui les sépare. Bien plus: tout le monde envahit la scène, veut mettre la main à la pâte, pour le moins conseiller, en une dangereuse promiscuité d'amateurs, d'interprètes professionnels ou mondains, d'auteurs qu'à peine distingue un talent (il court les rues), et à quoi vous préféreriez la gaucherie.
Le consommateur d'art serait aussi curieux à étudier que le fournisseur de nos plaisirs intellectuels. Qu'est le public parisien? et a-t-il une opinion? Chaque catégorie d'artistes a le sien, petit ou grand, jusqu'au jour où, la gloire venue, mais on ne sait d'où ni comme, le nom prestigieux se répand, compte par lui-même et à part de l'œuvre. Mais c'est là une période de statu quo, de quasi-mort. Dans la foule qui nous lit, écoute et regarde nos ouvrages, deux catégories: le «gros public» et la minorité, les gens de goût. Et c'est la minorité d'où se propagent des sortes d'ondes mystérieuses, tantôt rencontrant des obstacles, puis allant plus loin, souvent arrêtées avant d'atteindre ces masses occultes, anonymes, qui reçoivent le choc tout en ignorant qu'il vient d'une élite qui ne se démasquera que beaucoup plus tard. Elle a tiré la ficelle des marionnettes.
Un auteur illustre et fêté, à qui je parlais un jour d'André Gide, s'impatientait:—«Vos génies sont toujours des inconnus!» L'influence actuelle d'André Gide sur la jeunesse, mon Académicien ne la nierait plus, mais mon Académicien est mort et ses livres sont oubliés.—Peu de gens éprouvent le besoin de comprendre, d'aller au fond des choses; peu s'y intéressent, sentent, savent voir par eux-mêmes, mais ils enragent si nous le leur disons. Il leur faut des directeurs de conscience, un Baudelaire, «aux idées abondantes, coordonnées et systématiques».
De Henri de Régnier, cette belle page: «Le poète, pensait-il, ne doit rien ignorer de la nature du beau, ni des façons de le reproduire. Sa compétence esthétique doit être universelle. De là, chez l'auteur des Fleurs du Mal, un sens critique expert et suraigu et cette curiosité intellectuelle qu'il appliquait simultanément à l'art et à la vie… rien ne lui était indifférent à cause du rythme qui est dans tout. Il jugeait un usage comme un tableau, une foule comme un paysage, un esprit comme un cristal, car la pensée a ses réfractions. La connaissance des formes l'induisait à celle des sentiments.»
Aussi bien Baudelaire ne se trompe pas. Il humait de loin l'âcre odeur du chef-d'œuvre, comme le marin s'approchant de la Corse, d'où, raconte-t-on, il émane un secret parfum, comparable à nul autre. A chaque époque, il y eut un goût; aujourd'hui, il y a des modes; mais au-dessus d'elles est le bon goût. Si dans la discussion vous prononcez ce mot-là, quelqu'un prendra l'air blessé, vous interrompra: «j'ai le mien, vous avez le vôtre. Quel est le bon?»—Ne jouons pas sur ce mot, brandon de discorde. Oui, le goût existe. Il n'y en a qu'un seul en art; contrairement à l'animal qui ne préfère pas une fleur à un os, l'homme inventa le goût qui comporte un maximum de perfection. Quel en est le critérium? Il nous semble que c'est l'approbation fraternelle d'une élite—la véritable—autour d'une même œuvre, sans souci des différences de cénacles et de la colère du public. L'avenir et l'histoire ratifient toujours cet infaillible choix.
On ne «juge» pas une fois, par hasard; pour qu'un jugement ait du poids, il faut qu'il fasse partie d'un ensemble, d'un système. Sans nier le danger des opinions du professionnel, je tiens du moins qu'il a ses raisons à donner, des parti-pris souvent insupportables, des passions exagérées comme ses dédains; mais les artistes et leur entourage éprouvent des sensations et peuvent vibrer parfois à la première rencontre d'une œuvre nouvelle. Tout vaut mieux que d'indolents et de trop légers oisifs, qui nous disent: à vous seuls, qui conçûtes, à vous qui interprétez le soi-disant chef-d'œuvre, incombent la peine et la responsabilité; à nous, le plaisir de déguster et, ayant payé, si nous ne sommes pas contents, le droit de le dire très haut!
L'enthousiasme ou le dénigrement ordonnés par la mode sont aussi irritants et moins excusables que la crédulité de celui qui, ne comprenant pas, s'écrie: «On se moque de moi!»; donc l'innocent, le crédule abonné des opéras, l'habitué des ouvertures officielles d'expositions, croit possible qu'un artiste, de parti pris, lui fasse une mauvaise farce, sans réfléchir que cet artiste serait la première dupe d'un aussi niais calcul.
* *
Peu d'artistes s'asseyent à leur bureau, ou devant un chevalet, sans imaginer leur œuvre allant déjà porter son message à la foule. Voilà qui, dans une certaine mesure, serait légitime, si cette foule était de même race, sinon de même éducation, que l'artiste.
Une voix qui, peut-être, éveillerait l'écho au bout du jardin, nous ambitionnons qu'elle s'enfle et résonne jusqu'aux confins du monde, que toutes les nations nous entendent, et notre voix se brise dans cet exercice de ventriloque. La France donne encore le ton; de partout on continue d'affluer vers Paris, vers ce que nous produisons, ou pour nous demander d'approuver le bagage cosmopolite. Notre sort est de produire et de juger les autres, de consacrer les réputations étrangères, de tout voir et de garder notre marque de fabrique, notre personnalité… tout de même.
M. Serge de Diaghilew, un des hommes les plus cosmopolites que j'ai rencontrés, m'avouait son dépit, comme il croyait s'apercevoir d'une «certaine résistance», pour ne pas dire mauvaise volonté, chez les Parisiens, qui, depuis dix ans bientôt, applaudissent à ses successifs apports d'art russe. Je lui demandai: «—Pourquoi ne vous passez-vous pas de nos suffrages, au moins pour quelque temps, vous que l'on désire et appelle partout à la fois, et qui vous plaignez d'une tendance réactionnaire en France?—C'est que, me répondit-il, nous ne travaillons que pour vous. Vous êtes trente personnes à Paris, les juges seuls capables de me délivrer un passeport. Tant que vous ne me l'avez pas donné, je suis inquiet. Un Gluck, un Chopin, il y a longtemps de cela, sentirent pareillement. Wagner aussi, mais il ne vous pardonna jamais l'aventure de Tannhäuser!»
Les propos de M. de Diaghilew, je les rapporte parce qu'ils expriment le sentiment d'un étranger remarquable. Il allait bientôt constater l'attitude indécente du public, vis-à-vis du Sacre du Printemps, première œuvre vraiment forte, décisive, d'un jeune Russe, et qui fit présumer ce public d'une décadence, mais aussi… quel triomphe dans tous les milieux qui comptent selon l'impresario! Nous sommes à la fin de quelque chose; peut-être de cette longue période de l'impressionnisme, que nous avons créé? Prenons le mot dans son sens le plus étendu, car, réservé à la peinture, il y a une quarantaine d'années, l'impressionnisme a envahi toutes les branches de l'art. Nous en sommes maintenant saturés, et quoique nous ajoutions les préfixes, néo, post, c'est toujours d'une esthétique qu'il s'agit, où la raison, la pensée ont moins de part que les sens. La pensée, de même que la main de l'artiste, s'est mise à trembler comme ces globules qui s'élèvent du sol sous l'action de la chaleur, et que nous voyons monter, se perdre dans l'air, par certains midis de plein été.
Nombre de productions exquises durent tout leur charme au désordre de l'exécution, à une phrase inachevée, par crainte de platitude ou de vulgarité; nous sommes trop redevables à l'impressionnisme de délicates jouissances pour entamer son procès, mais il nous déshabitua de l'effort des longues périodes, il nous rendit paresseux.
Aussi bien, l'impressionnisme est à court de ressources; à sa place nous attendons qu'on mette autre chose. Nous demandons des œuvres, mais on ne nous propose encore que des théories, promettant un retour à des formes classiques. Certains artistes, gonflés de sensualité, s'infligent de sévères règles de composition, préférent se guinder au risque de se dessécher. Les autres se déboutonnent et montrent une fausse parure, un vulgaire clinquant[11].
[11] En relisant ces lignes (janvier 1920), je m'aperçois que M. André Lhote eut des prédécesseurs avant la guerre.
Qui dira tout ce qu'il faut être ou ne pas être aujourd'hui, pour mériter le nom d'artiste dans certains milieux? Je ne sais qui fréquenter. Vous sentez-vous à l'aise hors de votre atelier ou de votre cabinet? J'aimerais à causer avec des confrères, mais nous ne nous entendons pas; alors quoi? Féliciter cette dame de sa jolie toilette ou de son thé? Mais elle veut causer d'Art. Attention! vous allez, madame, perdre le meilleur de vos attraits et nous ne nous comprendrons pas non plus. A la minute où je suis entré chez vous, vous vous êtes mise à penser aux choses que j'ai laissées chez moi. J'y ai consacré ma vie, et elles ne sont pour vous qu'un aimable passe-temps. Je sens que vous préparez une danse, un livre ou peut-être une fresque…
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Le véritable intérêt de l'esprit humain s'est peut-être éloigné de l'Art. L'homme, tout occupé à la conquête des airs, regarderait-il ailleurs? Nos enfants préfèrent une dynamo ou un semblant de télégraphie sans fil, aux plus alléchantes images. On en vient à se demander s'ils sauront, plus tard, regarder un tableau ou un paysage, réciter un poème.
Impossible, pourtant, de ne pas constater un redoublement d'énergie chez les artistes, peut-être à la façon des jeunes malades si pleins de hâte et de fièvre, parce qu'ils sentent leurs jours comptés.
Je nous croirais plutôt parvenus à la phase extrême d'un long développement intellectuel; notre sensibilité se modifie dans des conditions compliquées par nos trop nombreuses connaissances, par la désastreuse information mondiale, qui nous internationalise et nous dissémine. Dans l'avenir, la France restera-t-elle encore à la tête du mouvement? Va-t-elle présenter au monde étonné une magnifique fleur nouvelle, double, le résultat d'un nombre infini de croisements et de sélections? Le vent nous apportera-t-il de l'Est des graines qui, tombant sur un sol différent, donnent une floraison sans analogie avec les plantes d'où elles furent soufflées dans les airs?…
Paris est devenu une vaste gare centrale. Nous ne sommes que tolérés chez nous, quoiqu'on nous prie, par habitude, de donner notre suprême verdict.
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Une autre cause de désarroi et de méprise, nous la trouverions dans les rapports qui unissent, nous l'avons vu, les artistes au «monde». Les vrais et les faux, pêle-mêle, sont appelés de leurs ateliers dans les salons. Deux éléments, qui jamais n'eussent dû se mêler, on essaye de les incorporer l'un à l'autre; en vain, l'artiste et le client étant d'irréductibles ennemis. Le créateur est un solitaire, il épouvante par ses hiéroglyphes. Alors même qu'il s'exprime sincèrement, ceux qui l'écoutent se méprennent sur le sens de ses paroles. Quelquefois il est à moitié compris, alors c'est la confusion. L'influence d'un artiste d'exception, pourra être désastreuse. Mais l'éducation de l'œil et de l'oreille sera sans limite et je crois volontiers qu'un nouveau message apporté par le génie d'un Rimbaud, d'un Mallarmé, d'un Cézanne, renouvelle notre vision ou une langue. Néanmoins, l'œuvre originale d'un écrivain, d'un peintre ou d'un musicien est un tout. Ceux qu'elle influence n'ont pas le droit de s'appuyer sur elle pour commander à notre admiration.
Agréables pour l'amour-propre d'un maître, les contrefaçons de sa manière, son école, ses imitateurs de la première heure; mais, au moment où il paraît, ses faiblesses et ses formes les plus extérieures servent seules de modèle.
Aujourd'hui, le succès et l'insuccès d'un ouvrage ont leur importance sociale. Réjouissons-nous qu'il y ait encore une place réservée pour les questions d'art. Mais la qualité de notre production, si différente de tout ce qui précéda, imparfaite, nerveuse, fruste, ou visant trop «à l'effet», n'est-elle pas comme l'incertitude de l'opinion, la conséquence d'inéluctables conditions d'époque? Mercure est entré dans la ronde des Muses.
Le public se dépouille de ce qui est sa raison d'être, par vanité et esprit d'imitation. Et il croit qu'il va s'amuser… car on ne veut plus s'ennuyer, en compagnie de l'art.—Fort bien, sage parti! mais ce n'est pas le moins comique du spectateur, calé dans sa stalle, que de temps à autre, en de solennelles circonstances, il s'agite, tâte son portefeuille, croie qu'on l'a volé! Alors, il s'agit le plus souvent d'un chef-d'œuvre. Le monsieur siffle, insulte. A ces représailles, on ne peut opposer qu'un sourire. Ce serait, pour le convaincre, toute une éducation à recommencer.
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LES RUSSES.—LE SACRE DU PRINTEMPS
Une œuvre, peut-être la plus audacieuse que nous ayons vue depuis longtemps, fut jetée en pâture à un public composé de tous les éléments auxquels nous venons de faire allusion, dans une salle où rien d'étranger à la scène n'aurait dû troubler le spectateur, dont l'attitude fut curieuse à observer, en face des plus récentes formes de l'art du décor, de la danse et de la symphonie. Paris n'avait à offrir pour de tels spectacles que de vieux locaux, tout au plus convenables pour des reprises et du vieux neuf. Des hommes hardis se sont réunis pour doter un quartier, où l'on se rendait jusqu'alors pour jouir de la fraîcheur du soir dans les cafés-concerts, d'un théâtre à la fois luxueux et sévère d'aspect, dédié à la Musique, à la Poésie, au Drame et à la Comédie. La danse y serait honorée au même titre que l'architecture, la statuaire et la grande décoration murale. La genèse de cette «subversive», de cette «folle entreprise», que n'avons-nous la place ici de la raconter, ne fût-ce que pour mieux illustrer l'état de l'opinion, les mille ruses des sociétés ennemies, les rivalités des «cénacles», la résistance des institutions officielles, et la routine d'un peuple dont le jugement a, comme nous le voyons, tant de prestige!
Les échafaudages étaient encore dressés contre la façade, que l'on prit parti. «C'est un Hammam; c'est un temple pour les Théosophes; c'est munichois; c'est belge.» Certaines personnes se firent un point d'honneur de déclarer, que jamais elles n'iraient dans cette salle-là. Mais M. Maurice Denis nous convia à juger de sa noble et grave peinture, déjà marouflée au plafond; les nombreux privilégiés admis sur le chantier, saluèrent le jeune maître comme «le digne successeur de Puvis de Chavannes». Il était «seul capable d'un tel ouvrage». Une placide maturité succédait à une jeunesse «indépendante». L'auteur des plus délicates improvisations, l'ex-néo-impressionniste, qui sut si bien allier le rêve et le symbole à un très moderne sens de la vie, s'attestait, du coup, «assagi», certains ont dit: «académique».
Alors, les ennemis du nouveau théâtre, déjà mis en mauvaise humeur par les bas-reliefs de la façade, sculptures trop conventionnellement archaïques de M. Bourdelle, se calmèrent au cours de ces visites propitiatoires. D'autre part, les cénacles des avancés retiraient leur confiance à l'initiateur. Il arrivait à M. Denis l'aventure habituelle des artistes qui eurent de bonne heure un succès d'audace, puis se calment. M. Vuillard n'avait décoré, de façon d'ailleurs délicieuse, que le foyer du «petit théâtre de comédie»; de timides concessions à l'ex-impressionnisme, dans des coins obscurs de l'édifice, étaient comme des fiches de consolation pour les retardataires de l'école où M. Maurice Denis fit ses premières fredaines, nos quotidiennes délices d'antan. On commença de regretter l'ancien opéra de Charles Garnier, le blanc, le rouge et l'or, les girandoles, l'aspect «chaud» de théâtres poussiéreux et franchement combustibles. On retourna voir le plafond de Lenepveu à l'Académie Nationale de Musique, les mièvres muses de Paul Baudry, depuis des âges oubliés. Le théâtre des Champs-Élysées fut immédiatement décrété intermédiaire entre les théâtres réguliers et les «scènes d'à côté»[12].
[12] L'ancien théâtre libre, le théâtre de l'Œuvre, le théâtre des Arts de M. Rouché, le théâtre du Vieux-Colombier.
C'est justement cela que devait être l'entreprise! Elle faisait appel à ces amateurs mixtes et sérieux, qui souhaitent un retour vers un art plus sage, plus traditionnel. M. Denis est leur peintre, M. Vincent d'Indy leur musicien. Il est bon que la Pénélope de M. Gabriel Fauré, le doyen de nos maîtres compositeurs, ait servi de premier programme à la «Grande Saison»; elle lui a donné une signification très «noble». Mais le péril était que le théâtre des Champs-Élysées ne pût compter que sur la seule clientèle des lecteurs fidèles des jeunes revues, des mélomanes entraînés, de ces amateurs qui visitent toutes les expositions, possèdent au moins quelques notions et le respect de certains noms. Ceux-ci montent, en effet, aux galeries supérieures, et il fallut remplir les loges de diamants et de perles, rendre luxueuses des représentations «de gala» et compter sur le snobisme de puissants mécènes. Le Barbier de Séville, Freischütz, la Passion de Bach allaient alterner sur l'affiche avec un nouveau et terrible chef-d'œuvre: le Sacre du Printemps.
Nous proposant d'étudier les rapports du public et des artistes d'aujourd'hui, nous avons pensé que l'entreprise du théâtre des Champs-Élysées (puisque la forme dramatique est la plus populaire, la plus accessible à la masse) devrait nous y aider.
Dès le vestibule, une tendance s'y avoue, un parti pris. La simplicité des lignes, le marbre uni, des panneaux archaïques de M. Bourdelle, représentant des mythes et des théogonies, tout concorde à créer une atmosphère de recueillement. On a tenu à ce que cet édifice nous mît en disposition—par sa sobriété, élégante mais un peu froide—de mieux suivre des représentations d'art, sorte de «Bühnenfestspiele» comme Wagner les voulut à Bayreuth. Peut-être, pensions-nous, pourrait-on réussir ici ce qu'on dit impossible à l'Opéra? Cette organisation serait le contre-pied des entreprises subventionnées et des théâtres des boulevards; nous voulions à la fois jouer du classique et accueillir les audaces modernes; une galerie d'exposition, sous le même toit, servirait d'annexe et de prolongement à celles des Durand-Ruel, des Bernheim, des Druet, où la lutte fut déclarée contre l'Académisme et la «convention». Les gros succès d'«auteurs favoris de la foule» n'y seraient pas enviés.
Il serait puéril de soutenir qu'une œuvre de génie ne s'adresse pas à la foule, témoin nos chefs-d'œuvre du répertoire, même ceux qu'on discuta à leur origine. Wagner, qui eut sans cesse pour objectif de parler à toute la Germanie, écrivit des poèmes nationaux, aujourd'hui patrimoine de l'univers entier. Mais combien d'années s'écoulent avant qu'un tel révolutionnaire passe, des ténèbres de ses premières luttes, à la pleine lumière de la gloire mondiale? Aussi bien le cas d'un Wagner, pour être le plus illustre, déborde les limites ordinaires de l'esprit humain et n'est pas concluant. Nos directeurs de théâtre n'ont pas à choisir entre des astres de pareille grandeur.
Le nombre des ouvrages courants, de «belle tenue» et de solide valeur, reste infime, et l'on regrette, chaque fois qu'est publié le programme d'une saison théâtrale, de s'avouer à soi-même: Je resterai souvent chez moi!—Si nous confessons ainsi notre découragement, nous provoquons la pitié des gens qui ne demandent qu'à s'amuser, ou plus modestement encore, à ne pas s'ennuyer pendant trois heures de suite. Ceux-là ont leur goût aussi, et qui fait recette.
Le danger couru par les initiateurs du théâtre des Champs-Élysées tient à ce qu'ils espérèrent pouvoir faire «communier dans l'art» ceux qui vont au spectacle pour s'exhiber ou prendre un plaisir anodin, et ceux qui y vont pour s'exalter. Ils voulurent imposer aux premiers les habitudes d'esprit des seconds. Il se peut qu'il y ait unisson, tout au moins respect chez tous, à l'occasion d'un festival Bach, Beethoven, à la reprise de vieux chefs-d'œuvre que la bienséance et la bonne éducation font un devoir, même à ceux qu'ils ennuient, d'écouter en silence; Parsifal sera reçu avec enthousiasme, même si quelques wagnériens des premiers temps de Bayreuth en regrettent l'exportation… en subissent l'ennui.
Je surprendrais bien des lecteurs de la Revue de Paris, en leur énumérant des artistes, inconnus d'eux et illustres dans des cénacles où tel dramaturge, tel musicien, tel peintre, célèbres pour la foule, ne comptèrent jamais, même avant que la gloire et l'Institut aient pu leur susciter des jalousies et quoique nul ne conteste le remarquable talent de ces personnages officiels. Il s'agit pour un artiste de créer, autour de son nom, une atmosphère qui commence par sembler irrespirable à la foule. De tout temps, il en fut d'ailleurs ainsi, mais la roue tourne aujourd'hui avec une telle vitesse, que les plus encensés d'hier doivent envisager avec philosophie les retours de l'opinion. Aussi, un autre malentendu gêne la discussion, dès que vous essayez de faire une liste de ce que vous croyez être d'«incontestables chefs-d'œuvre»; et encore, parmi ceux-ci, y en a-t-il qui se démodent assez vite, pour ensuite reprendre leur valeur réelle.
«Le gros public» ne sait pas encore qu'il faille admirer les génies chers aux «cénacles» et l'ennui demeurera ce que personne ne tolère, même par snobisme, pendant le temps, qui peut paraître si long, d'une représentation.
Il y eut dès le début de cette première saison et il y aura encore—si l'entreprise ressuscite—des soirées de bataille indécise ou de malaise. Les ouvrages étrangers, qui furent le principal attrait du théâtre des Champs-Élysées, sont sans appas pour une notable portion des auditeurs, puisque les incomparables spectacles de Boris Godounow et de Kovanchina, défendus par un interprète comme M. Chaliapine, ne remportèrent pas les triomphes prévus par les bailleurs de fonds.
Un fait inquiétant pour l'École française, de plus en plus engagée dans ses espoirs et ses promesses d'une renaissance classique et nationale, c'est l'arrivée des Russes qui, d'un coup de baguette magique, ont une fois de plus animé, fait vivre un nouveau théâtre et prouvé par une œuvre audacieuse, d'une saveur âpre, d'une puissance déconcertante, les dangers du fâcheux individualisme où nous nous égarons.
Le Sacre du Printemps marquera une date dans l'histoire de l'art contemporain, peut-être dans l'Histoire.—Deux actes seulement; un ballet (mais est-il bien équitable d'appeler ballet ce tableau chorégraphique, cette production à peine classable, cette étrange et grave chose?) oui, un court divertissement, comme on disait jadis à l'Opéra, mais quasi religieux; est-ce là ce que nous retiendrons de l'année 1913, quand la mémoire aura déjà confondu le reste de la meilleure contribution française avec celle des années précédentes?
J'ai hésité longtemps, avant d'oser prendre le Sacre du Printemps comme principal objet de ces notes. C'est après mûre réflexion que je me suis convaincu de l'importance de ces soirées tumultueuses où, enfin, nous avions de quoi nous passionner et un prétexte pour prendre position. Pendant ces quarante minutes, le public et les artistes se montrèrent à l'observateur dans la nudité de leur plus intime nature. La salle nouvelle, telle que nous l'avons décrite, ajoutait encore au sens du «phénomène.» Il y a des heures où nous déposons, malgré nous, l'uniforme que d'anciennes habitudes nous imposent et que de fortes émotions, seules, obligent à rejeter.
C'est un beau spectacle, et trop rare dans une société lasse et sceptique, que celui de la ferveur et de l'indignation spontanées. Tout cela pour deux actes de danse et une partition de quatre-vingt-neuf pages? Nous ne sommes plus au temps d'Hernani et de Tannhäuser. Il y a tendance à tout raccourcir: c'est ce que les Russes ont senti et ce à quoi ils s'évertuent. Cherchez à côté et derrière le Sacre du Printemps, apprenez à connaître des collaborateurs, presque impossibles à y distinguer dans leur contribution personnelle, on dirait anonyme. Il faut les avoir vus de près, pour que tombent les derniers scrupules qu'on aurait à parler un peu longuement d'eux et de ce qu'ils viennent d'accomplir.
Un grand coup de vent a passé sur les steppes, qui, traversant l'Europe, nous est soudain venu rafraîchir pour quelques instants, interrompant notre sommeil aux rêves confus. Le réveil fut si brusque et la secousse si brutale, qu'il nous fallut un peu de temps pour nous remettre d'aplomb. Avions-nous pris nos dispositions, étions-nous en état de comprendre? Certains croyaient y être, parmi les fervents de la musique et de la chorégraphie slaves.
1913 était la sixième saison russe. M. Serge de Diaghilew, infatigablement, s'est dévoué à notre initiation, organisant des expositions de peinture et d'art décoratif, louant le Châtelet ou s'associant avec les directeurs de l'Opéra, pour y amener des interprètes admirables d'admirables ouvrages. Nous connûmes Moussorgski et son immortel Boris Godounow, Rimsky Korsakoff avec Ivan le terrible et son ballet de Shéhérazade, Glazounow, Borodine, enfin les meilleurs des compositeurs d'hier et d'aujourd'hui, puisque d'Igor Stravinsky sont l'Oiseau de feu, Petrouchka et le Sacre du Printemps: la phalange des génies russes, moins admirés chez eux que l'anodin Tchaïkowski, ou qu'Antoine Rubinstein; les novateurs et les révolutionnaires de la seconde moitié du XIXe siècle, grâce à M. de Diaghilew, sont devenus nos intimes amis et nos maîtres.
Un art plastique de la même saveur orientale et barbare, frère de la mélodie religieuse ou populaire, fonds où puisèrent tous ensemble les réformateurs de l'école musicale (lyrique et symphonique); des couleurs vives, agencées avec un raffinement barbare, des formes primitives, une simplification apparente des ressources de la décoration théâtrale; des chœurs qui agissent comme la foule dans la rue et participent au drame; des danseurs qui nous ont prouvé la décadence de notre corps de ballet et l'indigence de notre fade chorégraphie: voilà, et nous sommes bien forcés de le rappeler ici aux mémoires fragiles, voilà ce avec quoi, depuis dix ans, les «saisons russes» ont refait l'éducation de nos sens.
Je ne sais quelle influence étrangère a jamais marqué une telle empreinte sur la production française. La littérature déjà, avec Tolstoï, Dostoïewski, Tourgueneff, commença de détourner nos yeux des images où ils se fixaient trop paresseusement; l'odeur de la terre, au parfum aigre mais pur, s'est propagée jusqu'à nous; la vertu de l'inspiration populaire et nationale ne pouvait qu'enrichir notre esprit alerte et nous conseiller un examen de nous-mêmes. L'avenir nous dira le profit que nous en aurons tiré, mais l'influence est désormais impérieuse, une obsession. Ce n'est pas à nous, les premiers inoculés, de dire si ce vaccin aura été salutaire, ou non. Ceux qui souhaitent le retour à un art plus simple, plus naïf, plus général et moins provisoire,—ce à quoi enfin visent les meilleurs d'entre nous—, les Russes leur ont proposé des formes qu'il ne faudrait pas calquer, mais à côté desquelles il y a un vaste territoire pour notre expansion. Cependant, à l'heure où, par le costume de nos femmes et de nos enfants, par l'ameublement, les magasins de nouveautés eux-mêmes ont répandu le genre russe dans les classes les plus modestes, une lassitude, un agacement chez les premiers adeptes commence à se déceler: c'est l'agacement des admirations intempestives, qui amène de brusques et de nerveuses réactions. Un tel a défendu telle chose: je ne puis donc l'aimer. Tel est le mot d'ordre.
Le théâtre des Champs-Élysées ouvrait ses feuilles de location pour son premier trimestre, à un public blasé, enclin à l'ironie, démuni de patience et qui se plaignait déjà, car il est versatile. Les programmes affichés n'annonçaient guère que trois ou quatre ouvrages inédits, dont plusieurs franco-russes ou russes francisés. Encore des ballets! Sans les étoiles de naguère, sans le maître chorégraphe Michel Fokine; et cet infatigable Nijinski allait encore une fois personnifier le Spectre de la Rose et le nègre gris de Shéhérazade! La patience du public était à bout! On avait espéré enfin connaître à Paris les opéras de Richard Strauss. Les gens se groupaient d'avance pour ou contre ce trop heureux compositeur, le plus en vue des maîtres modernes, et, déjà, lui aussi, suspect aux «délicats» par l'excès même de sa gloire et la facilité si abondante de sa muse viennoise. Le théâtre des Champs-Élysées, très pressé de raffermir ses assises et, à une heure éminemment française, de prévenir le reproche d'être cosmopolite, remit à plus tard la production du Rosenkavalier et d'Elektra. En effet, c'est toujours à ces vagues de l'opinion (ceci n'a, en général, rien de commun avec l'art) que sont dues les lenteurs, les hésitations à monter un ouvrage, depuis des années déjà, connu à Bruxelles ou en province, et souvent son abandon complet. Un directeur parisien, courageusement, établit dans son cabinet un programme inédit, croyant pouvoir compter sur la sympathie des connaisseurs et sur l'argent des snobs: à la dernière heure, tout s'écroule, car la mystérieuse «opinion publique» a fait son œuvre. Comme l'art de Strauss était suspect aux fidèles de la Schola, il fallut compter sur l'aide de nos amis les Russes, pour faire accourir le public cosmopolite.
Des musiciens scrupuleux ont critiqué l'adaptation chorégraphique de musiques telles que le Carnaval de Schumann, l'Invitation à la Valse de Weber, Thamar, Shéhérazade. La réussite de ces audacieuses transcriptions ne calma pas la susceptibilité des puristes. M. de Diaghilew s'ingénia à commander des partitions originales à MM. Debussy, Florent Schmitt et Ravel. Nous eûmes le charmant Daphnis et Chloé et la Tragédie de Salomé. Autant aux Nocturnes de Debussy (danse de mademoiselle Loïe Fuller, l'implacable doyenne), qu'à la Péri de P. Dukas (danse de mademoiselle Trouhanowa, décors de M. Piot), les «avant-gardes» grognèrent. L'ancien ballet à «ensembles» les laissait indifférents. Enfin furent annoncés Jeux, première collaboration de MM. Debussy et Nijinski. Les poitrines haletèrent, les grandes batailles allaient être livrées. Jeux et le Sacre du Printemps furent les morceaux de résistance de la saison 1913.
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Nous ne croyons pas superflu de parler longuement de l'étrange et complexe petit groupe d'artistes, appelé chez nous «les Russes», qui, sous l'inspiration et la conduite de Serge de Diaghilew, se sont imposés peu à peu, à Paris d'abord, puis au monde entier. Les personnes qui vécurent à Saint-Pétersbourg, les mondains, les diplomates, ont pitié de notre admiration pour cette poignée de créateurs et d'interprètes: «Si vous saviez ce qu'on fait là-bas, si vous étiez allés à l'Opéra, si vous connaissiez les théâtres impériaux et leurs troupes, vous comprendriez qu'on vous trompe; on vous donne, chez vous, ce dont la Russie ne voudrait pas.» De même ignorent-ils que nos expositions françaises, organisées par de vrais connaisseurs et pleines de Degas, de Manet, de Renoir et de Cézanne, représentent, plus que les Salons officiels, la force créatrice des Français.
La nouveauté et la force de «nos Russes» viennent d'une collaboration à peu près égale et sans précédent, de toutes les branches de l'art; c'est une fusion presque paradoxale d'énergies associées, d'hommes qui s'effacent l'un derrière l'autre, nul ne passant jamais devant son voisin pour parader. M. Serge de Diaghilew pousse à un tel point sa méfiance pour l'étoile et l'artiste vedette, que nous le vîmes successivement renoncer à Pavlova, à Fokine, aujourd'hui même, à Nijinski. Ces artistes, aussi désintéressés qu'enthousiastes, amoureux de la beauté, jusqu'à hier vivaient comme une confrérie, un peu à la manière du Preraphaelite Brotherhood de Millais et de D. G. Rossetti; ce furent des musiciens, des littérateurs, des peintres, des poètes, des historiens archéologues ou des esthéticiens même, comme monsieur Rœrich, ou l'inventif et trop modeste Alexandre Benois, à qui nous devons cette merveille, Petrouchka: Alexandre Benois est un historien d'art et un critique de grande réputation. Il publia des albums d'estampes en couleurs, aussi piquantes que l'histoire de Frédéric le Grand par Adolf von Menzel. Je ne puis citer tous les noms de ces Russes, passionnés pour le génie de leur race, fervents des coutumes anciennes de leur nation. Ils rencontrèrent, pour les réunir en faisceau, un Mécène, alors adolescent plein d'exubérance; M. Serge de Diaghilew, grâce à sa position en vue dans la société pétersbourgeoise, mit en relation les plus extrêmes du groupe avec des personnages de la Cour; mais cette confrérie qui, depuis dix ans, s'est tant mêlée à nous (certains même se mirent à voyager plus qu'ils ne l'auraient souhaité et se retirèrent), cette confrérie est demeurée essentiellement russe, fidèle à son cher vieux Pétersbourg; l'hiver, elle se retrouve aux ateliers d'où elle est partie pour la diffusion de ses idées.
J'ai fait la connaissance, il y a tantôt vingt ans, de M. Serge de Diaghilew. Je devais très souvent le rencontrer par la suite, et n'ai jamais cessé de suivre le développement de sa vive intelligence, si sûre, et à l'abri des fautes de goût. S'il n'a signé aucun ouvrage, c'est lui, le deus ex machina, le «professeur d'énergie», la volonté, qui donne corps aux conceptions des autres. Il tire le meilleur de chacun. Impresario fortuit et étonné, cet être féroce et redoutable diffère d'un entrepreneur de tournées, comme Vaslaw Nijinski est autre qu'un maître de ballet ou qu'un danseur ordinaire.
Je viens d'écrire le nom du principal interprète; vous êtes-vous demandé pourquoi ce petit Slave, ancien élève de l'École Impériale, simple danseur, célèbre sans doute comme Vestris ne le fut pas, vous le sentez, même si vous ne l'avez vu que bondissant sur des tréteaux, porter en lui, avec l'élasticité et la grâce, l'Art souverain?… Cela intrigue, cela irrite presque, on ne sait comment le qualifier.
Nijinski se promène dans les Musées, est cultivé d'une façon singulière, car il fut, dès son adolescence, découvert par des hommes-devins. Des paroles de lui, telles qu'elles nous sont traduites, révèlent un sens de la beauté, une grande fraîcheur enfantine de sensations, la disposition aux longues rêveries des paysans de chez lui. Issu d'une ancienne famille de chorégraphes polonais, dont il reçut son impeccable technique, il grappilla des connaissances peut-être mal coordonnées, mais excitantes, qui se greffèrent sur un tempérament renfermé, inquiet.
L'an dernier, j'étais encore dans ma chambre d'hôtel, un matin de juin à Londres, quand on m'appela au téléphone. Diaghilew me priait de venir immédiatement et de lui consacrer ce jour. Debussy attendait, impatient, pour en écrire la partition, qu'on lui envoyât par la poste du soir, un libretto; ce divertissement moderne, Jeux, avait déjà beaucoup préoccupé le compositeur et le danseur. Je me rendis au restaurant où nous devions travailler avec Diaghilew, Nijinski et Léon Bakst. Pénible et lourde séance à laquelle j'assistai comme scribe, tâchant de mettre sur le papier les quelques lignes indicatrices de l'action. Après avoir gémi, m'être défendu contre une besogne dont le sens m'échappait, dont les détails, le vague, les lenteurs de la dictée m'effrayaient aussi, je sortis de cette séance rempli d'admiration pour la foi religieuse de mes bizarres collaborateurs. Le travail faisait de ces diables-là des enfants studieux et graves. Qu'allait tirer de ce canevas si primitif, si pauvre et si ambitieux à la fois, ce Debussy qui toujours fut exigeant pour ses poèmes? Nijinski, autour de notre table de déjeuner, avait esquissé des gestes anguleux. Il semblait faire des propositions bien vite mises de côté par ses camarades, comme irréalisables, imaginait des choses un peu puériles, des «anticipations» à la Wells, le passage d'un aéroplane sur la scène, des costumes de tennis pour 1920. Je crus, ce jour-là, que Nijinski était fou. Ils m'effrayaient, ces maniaques, si remplis, cependant, de conviction. On rédigea; le manuscrit fut expédié dès le soir et je n'entendis plus parler de Jeux avant l'hiver. Toutefois, j'appris qu'en automne, à Venise, ce frêle libretto, approuvé du musicien, déjà mis en musique, n'avait cessé d'être discuté, remanié, allongé, puis raccourci, dans d'autres interminables conversations. Nijinski, je le craignais, trop enthousiaste des peintures de nos cubistes, confondues dans sa tête avec l'art des vases grecs et des Primitifs, ne rêvait à rien moins que la suppression du ballet. Il dédaignait ce que nous appelons ballet, les étoiles, les nombreux coryphées, les ensembles. «Il faut arrêter court ce qui a trop duré; la vie, aujourd'hui, est plus hâtive qu'elle ne le fut jamais. Il ne s'agit pas d'être d'aujourd'hui, il faut être de demain, et devancer l'avenir…» Ces lambeaux de phrases me revinrent ensuite à la mémoire. A Londres, elles m'avaient paru trahir une inquiétude d'autant moins légitime, que j'avais laissé Nijinski fier encore, et, je le croyais, satisfait de son bas-relief antique, l'Après-midi d'un Faune, un chef-d'œuvre d'invention.
Le tumulte, les méandres chorégraphiques, l'endiablé mouvement, les rythmes orientaux auxquels Michel Fokine nous habitua, et qui sont pour nous le «ballet russe», il devenait trop certain que Diaghilew, Bakst et leurs adeptes, en étaient las, avant nous-mêmes. Fokine, d'ici rejeté, appelé par l'Amérique, c'était le jeune fou qui allait se substituer à son maître. Quel «futurisme» russe allait donc, en 1913, sévir dans la nouvelle salle des Champs-Élysées?
Nous le savons maintenant.
Notre déception de la première heure fut cruelle, mais la désillusion et la peine ressenties à la répétition générale de Jeux, nous allions bientôt nous les expliquer et nous regrettâmes, après le Sacre du Printemps, de n'avoir, en Jeux, prévu l'une de ces ébauches ratées, où les créateurs de demain se cherchent, s'entraînent. A la répétition générale, l'effet fut nul. La scène parut vide; le fameux danseur semblait s'oublier lui-même, et Nijinski paraissait dans l'action comme un sculpteur contemplant des figures qu'il tâcherait en vain d'animer. La charmante Karsavina n'avait aucune occasion d'arrondir ses grâces; sa belle partenaire, mademoiselle Schollar, s'était enlaidie, et trois grêles acolytes, assez falots, manquaient à remplir le vaste cadre, un paysage cru, d'un vert pénible, la dernière venue des maquettes de M. Bakst.—Stupeur des amis! On faillit ne point donner la représentation. Le musicien, le directeur étaient atterrés. Mais M. Serge de Diaghilew se lève et déclare que «la fontaine» (sans doute une des dispositions linéaires des trois danseurs?) est «un chef-d'œuvre de la plastique» et que nous n'y avons rien compris. Devant pareille assurance, on est ébranlé.
Nous pensons, comme M. Henri Ghéon, qu'aujourd'hui l'erreur de Jeux ne tient pas tant au style volontaire des attitudes et des bonds, qu'à leur inadaptation au modernisme, non seulement de la musique, mais du cadre aussi et du sujet; les «Jeux» semblent être tracés sur une épure; ils se coupent à angles vifs; l'abstraction, plus que le sentiment, les mène; Nijinski les applique encore à une matière neutre; ici le chorégraphe nous donne, avant son art, les «préconceptions» de son art; ce qui l'intéresse le moins, c'est le sujet, là justement où résidait la force poétique de l'art de Michel Fokine. Mais qu'il rencontre un thème dont il puisse épouser la grandeur et qui s'accorde à ses recherches, et il conçoit le Sacre du Printemps. Considérons Jeux comme des exercices et montrons-leur quelque indulgence en songeant à ce qu'ils nous ont préparé.
Les musiciens ne comprirent pas que Claude Debussy eût toléré cette interprétation de sa musique. Les gens du monde, les abonnés, trouvèrent cela «assez joli» ou même «frais», selon leur entourage, ou «hideux» et «impertinent». Le fameux «tolle» de la prude presse parisienne, à propos de l'Après-midi d'un Faune, les prétendues indécences que des coureurs de music-halls et de revues de fin d'année découvrirent et signalèrent dans cette admirable scène antique, on en voulait, à tout prix, l'équivalent, sinon l'aggravation, dans Jeux.
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Il faut se placer d'une façon nouvelle en face d'un art neuf, qui veut s'élever, se purifier, peut-être aller trop loin dans le symbole. Je ne sais encore si l'on n'abuse pas de la «stylisation», si l'on peut schématiser chorégraphiquement la Jeunesse, l'Effervescence, l'Émoi du Plaisir juvénile, la Terreur panique causée par les forces de la nature. Si Diaghilew était le prophète de l'avant-garde, nous comptions sur lui pour nous découvrir le bel Avenir. Or, tout à coup, nous nous sommes mis à douter de lui et avons ri de sa foi en Nijinski, auteur; cependant l'on pourrait établir des rapprochements entre l'esthétique de cet auteur et les danses habituelles de l'Opéra…
Chacune de celles-ci était un signe convenu, un symbole où Stéphane Mallarmé se plaisait. Pour Nijinski, «l'expression schématique de l'état d'âme» se substitue aux turbulences académiques et conventionnelles; de même, pour le néo-impressionniste Henri Matisse, une géométrie des taches tient lieu de l'équilibre secret des «valeurs» et des rapports de tons.
Encore une fois, dans l'art moderne, il y a un désir presque universel de retour aux formes simplifiées des primitifs, même des Barbares.—Si je voulais décrire Jeux ou le Sacre du Printemps, ce serait comme de la statuaire.
Ce qu'un sculpteur comme Maillol réalise avec l'argile, Nijinski l'a peut-être entrevu, peut-être accompli dans le vif.
Selon M. Henri Bergson, l'une des plus fréquentes causes du rire, c'est le cas où un de nos semblables, devant nous, rompant l'harmonie du corps, par accident, par infirmité, prend l'aspect d'un automate, semble perdre contrôle sur lui-même. Jeux et encore davantage le Sacre, déclenchèrent un rire irrépressible chez les spectateurs, ou les blessèrent comme une offense, comme la peinture des cubistes…
Sur l'affiche, il nous est donné trois noms d'auteurs pour le Sacre du Printemps: Rœrich, Nijinski et le génial musicien, Igor Stravinsky. M. Henri Ghéon se demande: «Qui a fait cela?»
«Cette question préliminaire, que nous ne pouvons pas éluder, pourtant n'a de sens que pour les Occidentaux que nous sommes. Chez nous tout est individuel… Il n'en est pas de même chez les Russes. S'il leur est impossible de communiquer avec nous, lorsqu'ils sont entre eux, ils ont une extraordinaire faculté de mêler leurs âmes, de sentir, de penser la même chose à plusieurs (cette fusion des âmes n'est-elle pas en partie le sujet des romans de Dostoïevsky?). Leur race est trop jeune encore pour que se soient construites en chaque être ces mille petites différences, ces légères mais infranchissables défenses, qui abritent le seuil d'un esprit cultivé. L'originalité n'est pas, en eux, cette balance fragile de sentiments hétérogènes qu'elle est en nous… C'est pourquoi elle peut s'engager et se perdre un instant dans les autres.»
La source même de nos opinions, notre conception esthétique sont modifiées par le Sacre du Printemps, ouvrage le plus réussi, invention la plus «menée au but» que nous ayons eu à applaudir, depuis… Wagner?…
Igor Stravinsky avait déjà écrit l'Oiseau de Feu, bijou oriental, et Petrouchka, drame de baraque, parade de pantins, qui, après nous avoir divertis, nous a touchés par son pathétique. Petrouchka était, néanmoins, encore un tableau de la Russie et d'une époque très définie; Alexandre Benois avait peint, en illustrateur, les toiles de fond, et dessiné, en caricaturiste, une foule populaire du Pétersbourg de 1830. La symphonie savante, transcription musicale des bruits forains, atmosphérique, légère, polyphone, discordante jusqu'à nous faire tressauter, demeurait néanmoins amusante et familière, avec ses valses d'orgue de barbarie et ses cornets à piston.
Mais Igor Stravinsky, nous le savions depuis quelque temps, subissait une crise; son esprit enclin au mysticisme était attiré vers des régions plus hautes.
L'écueil, pour un compositeur, est toujours dans le choix d'un poème; si le musicien souhaite s'écarter des voies frayées et s'il n'est lui-même poète autant que musicien, il cherchera en vain le collaborateur de ses rêves. Je me souviens des descriptions que me donna jadis, de sa conception dramatique, mon cher Claude Debussy: pas d'individus; des nuages sur la mer, des foules dans la nuit, des phénomènes météorologiques! Peut-être ces visions qu'il dépeignit, par de si beaux sons, dans sa série de Nocturnes? J'imagine que Stravinsky se posa les mêmes problèmes et que ses objections furent identiques; tout libretto mettant aux prises des caractères humains, des individus, est antimusical et restreint le compositeur.
Dans des causeries avec Nijinski, les deux artistes en vinrent à se prononcer pour une sorte de fresque animée des âges mythiques de la Russie. Rœrich, érudit archéologue et peintre, proposa différentes légendes russes primitives, païennes, entourant le culte originel du Soleil et de la Terre. Stravinsky travailla sur ce libretto, puis, de même que Nijinski pour la danse, le trouva trop précis encore pour sa musique. Ces idées à la russe, d'esprits capables de nourrir en eux de longs desseins, revêtirent tour à tour des formes dont aucun des trois collaborateurs ne songeait même à délimiter sa contribution personnelle. Le Sacre est une œuvre de foi commune, profonde et ingénue, d'un art hiératique et «primitivement» humain, dans un vague panthéisme, spécial à ces rêveurs émotifs, qui n'ont en somme avec nous que des rapports très superficiels, et ne nous rejoignent presque jamais par le fond de leur pensée; effrayant peuple dont on peut tout attendre.
Le symbole a, pour ces hommes qui nous étonnent et nous inquiètent, la force de la réalité. S'ils réalisent leurs concepts, d'une telle maîtrise—et d'une technique sûre, ainsi qu'ils viennent de le faire,—faudrait-il dire qu'ils donnent une forme, proposent un exemple (peut-être inutile, mais l'avenir nous le dira) aux artistes de notre vieille Europe, troublés de venir, si tard, faire entendre une voix d'avant la mue? Rien, chez un Russe, n'est impossible; rien n'est paradoxal, ni choquant pour sa raison, s'il croit voir de la Beauté dans quelque chose. Il rêve, il s'exalte, il possède une patience, presque infinie, d'Oriental.
Nijinski s'était mépris comme collaborateur de Claude Debussy; nous fûmes sévères, péremptoires, et le voici qui retrouve sa vérité, en compagnie de ses compatriotes, ces Slaves que sépare de nous une cloison étanche. La France n'a pas failli pourtant à influer, au moins, sur la partie plastique de l'ouvrage dont nous nous occupons, car la France fascine par le prestige de ses peintres le monde entier. Sans Gauguin et l'École de Pont-Aven, le Sacre eût été autre, quant à la plastique.
Dès le lever du rideau, le décor, peint par Rœrich, nous a situés dans une atmosphère cézannesque. Des verts tendres, mais crus, de lourdes taches roses, une simplification austère des lignes et des tons. Des jeunes filles parurent, le masque barbouillé de rouge, comme des «sidonies» de village; ce n'étaient pas des danseuses, mais bien des figures, telles que Gauguin les schématisait, en ses toiles bretonnes.—Bretagne? Tahiti? Où étions-nous? Mais quelle qualité de coloris, quelle joie pour nos yeux, ou quelle douleur, selon nos habitudes et nos goûts!
Ces exercices gymnastiques plutôt que chorégraphiques, ne font qu'un avec la symphonie, il faudrait dire, plutôt, avec les rythmes de l'orchestre. Sont-ce les eaux qui montent, le Déluge, l'arche de Noé, gens et animaux enfermés dedans? Ce que nous entendions, nous ne l'avions jamais ouï auparavant; ou bien peut-être dans la forêt pendant une tempête, ou sur mer à bord d'un navire luttant contre l'orage; et parfois aussi, nous nous croirions dans une cour de ferme, quand, par une matinée chaude de juin, les coqs, les canards, les vaches, les oiseaux dans les arbres, tous réjouis du soleil, confondent leurs voix avec le bruit métallique des seaux d'eau, le tam-tam régulier de la batteuse, les meubles remués dans la cuisine, les appels des garçons d'étable, et le hennissement des chevaux de labour. Persiennes closes contre l'ardeur du jour, j'ai souvent tâché d'analyser, au réveil d'une sieste, cet indescriptible frémissement animal et mécanique. C'est cela, dont Igor Stravinski parfois nous donna la sensation, mais musicale et mélodique, ultra-polyphonique, et si claire, si ordonnée, que le premier acte du Sacre est une sorte d'ensemble qui se tient, comme une fugue de Bach, et qui serait faite des plus improbables dissonances. Le crescendo, vers la fin, dans un halètement de bûcherons qui s'acharnent après un hêtre; ce rythme, comme d'une drague dont la chaîne serait prise dans le fond de la mer, pourrait se prolonger indéfiniment; les premières notes, ce sont celles que nous avons entendues en nous réveillant; les dernières se perdent, lorsque nous nous rendormons; ce bruit est celui du vent ou de l'océan, il s'assoupit, mais ne cesse pas.
Que dire de l'entrée des vieillards-ours, puis de la danse sacrale de l'Élue? Après un prélude qui nous ramène encore en pleine campagne crépitante d'insectes, le second acte, beaucoup plus déconcertant pour l'oreille que n'était le premier, me parut simplement terrifiant. Que des spectateurs, même non prévenus, aient ri, au lieu d'être saisis d'une sorte d'angoisse, demeure inexplicable. L'on pouvait, à la fin, être furieux; on pouvait se colleter de loge à loge et s'insulter comme on le fit, mais ces plaisanteries, ces mots de collégiens, pendant que se célébraient sur la scène les rites funèbres de la Demoiselle Élue? M. Henri Bergson dirait: que nous rions, en face d'un automate passant du repos à une sorte de délire réglé et mécanique.
Ne croyez pas que derrière le rideau, les auteurs, anxieux de recueillir des applaudissements, se soient sentis pris de faiblesse. Au contraire. Cette œuvre grave, mûrie, surgie d'une association fraternelle, il semble que les librettistes, le musicien et le chorégraphe, le peintre aussi (mais, se demandait-on, qui avait brossé les décors?), que tous ces membres d'une étroite confrérie, aient obéi au génie de leur race, s'oubliant eux-mêmes, ainsi que leurs futurs publics. Le Sacre du Printemps reste anonyme comme une église gothique; la signature des auteurs veut s'effacer. Cet ouvrage si original et plein de révolte est une inconsciente protestation contre le particularisme dont nous sommes desséchés.
L'orgueil d'Igor Stravinsky est bien connu; il déborde sa conversation. De tous les musiciens, il est le plus imité, si original, si nouveau, que Debussy lui-même semble hanté de ses harmonies. Les succès de Nijinski, comme danseur, l'ont pu rendre vain aussi. Mais ces deux artistes eurent, pendant le cours des représentations orageuses du Sacre, une tenue trop rare chez les auteurs sifflés. Le présent n'existait plus pour eux, si ce n'est qu'ils se rendirent à l'évidence: ils n'étaient pas compris. Mais ils pouvaient attendre!
Je me repentis presque de leur avoir dit mon enthousiasme, sans qu'ils m'aient accordé le loisir de leur en donner les raisons. Le premier soir, après un souper offert aux protagonistes de l'ouvrage, quelqu'un qui les accompagna jusqu'au matin m'a raconté la poétique et silencieuse promenade que firent ces artistes au Bois de Boulogne. Ils voulaient attendre l'aurore, ainsi qu'ils ont coutume de le faire «aux Iles» à Saint-Pétersbourg, suprême délice de ces rêveurs éveillés, pour qui la lumière d'une aube printanière prend une éloquence mystique.
Ils auraient été reconnaissants à qui eût interdit la seconde représentation du Sacre. Paris avait été choisi comme la capitale de l'intelligence et le nouveau théâtre des Champs-Élysées comme le lieu entre tous où ils rencontreraient le moins de parti pris, de mauvaise volonté, à recevoir un message dont ils garantissaient, au moins, la candide sincérité; mais Paris-Babel, en cette occasion, n'eut pas d'oreilles pour la langue russe.
J'achevais d'écrire ces lignes, au fond de la campagne, quand, avec beaucoup de mélancolie, je dus suivre les dernières phases, les sursauts suprêmes de la direction du nouveau théâtre. L'effort passionnant qui, depuis dix ans, grâce à son directeur, rénova la mise en scène, je pourrais dire, l'art à la scène, le voilà anéanti, comme si le martèlement des pieds lourds, les trépidations des danses réglées par Vaslav Nijinski avaient fait crouler les tréteaux. Le théâtre de l'avenue Montaigne est réduit à fermer ses portes, après avoir présenté un chef-d'œuvre conçu pour son cadre, et qui demeurera le principal honneur de sa courte existence. Le public fit comprendre que de si hautes ambitions n'étaient point nécessaires pour le conquérir, car il était incapable de patience et de cette petite dose de respectueuse sympathie pour de nobles artistes, quand il ne le comprenait pas tout de suite.
Au même instant, M. Jacques Rivière consacrait, dans la Nouvelle Revue française, un article merveilleux d'intelligence à l'étude du Sacre. M. Pierre Lalo, lui-même, n'avait-il pas tenu à écrire, longtemps après son premier feuilleton du Temps, une seconde critique dans laquelle il reconnaissait l'exagération de sa sévérité, motivée de prime abord par l'hyperbole des louanges agressives?
L'été et l'automne nous séparent de la dernière saison du théâtre nouveau. Le Sacre s'est tranquillement installé à côté des quelques œuvres modernes dont les musiciens s'alimentent. Si cet art est devenu une de nos plus chères convictions, il n'a pas encore conquis le public; attendons! Quelqu'un bientôt lancera des trapézistes dans le plafond de Maurice Denis… Mais quoi! le Music-Hall, c'est l'avenir!