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Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

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DÉDICACE
ET
PORTRAIT LIMINAIRE

Marcel PROUST

Réponse a la préface au De David à Degas, volume Ier de Propos de Peintre.

J'ai dédié à l'auteur de «Swann» la réimpression d'Études et Portraits, devenus plus tard le «De David à Degas»—un titre meilleur par sa sonorité que par le sens qu'il suggère—; le second tome de ces «Propos de peintre», je l'offre à l'auteur de «A l'ombre des jeunes filles en fleurs». «Dates» fait corps avec «Propos de peintre», comme chacun de vos romans, mon cher Marcel, constitue une partie de «A la recherche du temps perdu».

Je donne même, ici, mon étude sur Forain, et une autre, très développée, sur Frédérick Watts, lesquelles parurent dans Essais et Portraits. Vous trouverez plus loin des pages sur José-Maria Sert et sur quelques autres artistes dont vous parlez dans votre préface, mais qui ne figuraient pas dans «De David à Degas». Le pire défaut des articles réunis en volume, c'est qu'ils ne se composent pas avec rigueur, qu'on y trouve des redites; certaines pages font double emploi; et surtout, ces articles s'adressent à des publics différents, si bien qu'au moment où l'auteur inclinerait au développement d'une idée qu'il mènerait aussi loin que possible, il la lui faut abandonner: d'où un péril qui est que son point de vue n'a qu'une stabilité d'époque et presque de circonstances. Aussi bien, j'appelle ce livre: Dates.

Sur votre conseil, et à votre prière, j'avais écarté le Jean-Louis Forain; pour, précisément, des «raisons d'époque», je le réintègre dans ce recueil parmi d'autres points de repère du souvenir, qui m'aident dans ma «Recherche du temps perdu».

M. François Fosca (en peinture, Georges de Traz), après une analyse de la critique d'art telle qu'on la définirait, critique de «créateurs», selon lui, prononce dans le Divan: «Tel axiome de Denis, telle remarque de Piot, vous en trouverez la justification dans quelques centimètres carrés de leurs toiles, ou dans le coin d'un Cézanne, d'un Signorelli. Et réciproquement, de ces axiomes, sont nées d'autres œuvres formant comme les degrés alternés d'un escalier que gravit l'artiste. Qui n'a souhaité une édition de «Théories», où l'on intercalerait les reproductions des œuvres contemporaines de chaque article? Chez Blanche, rien de pareil. Impossible de deviner sa peinture à travers ses écrits… Quelles sont ses idées directrices? A part quelques réflexions sur la peinture de portraits, son livre pourrait être écrit par un amateur intelligent qui a fréquenté pas mal de peintres, a du goût, mais nulle armature. Chez lui, l'artiste et l'amateur sont deux hommes différents. L'un crée; l'autre goûte et s'enthousiasme. Mais jamais les expériences du premier ne contrôlent les jugements du second. Nous comprenons maintenant pourquoi il sacrifie au «Cubisme». Capable de discerner les causes de cette hérésie esthétique, il est incapable de résister aux attraits d'une sensation nouvelle…»

M. Fosca s'excuse «d'assumer ainsi le rôle d'un puritain grondeur», mais c'est qu'en présence de l'anarchie actuelle que je connais si bien,—il doit le savoir—«l'attitude du dilettante n'est plus admissible». En serais-je donc un? Mais, plus loin, M. Fosca me donne pour «ravi de jouer, sur le tard, le rôle d'un vieil oncle grognon», «un laudator temporis acti», qui, devant les nouveautés ronchonne: «Ah! si vous aviez connu Manet!» Ici M. Fosca semble avoir trop peu d'ironie, mais il ne me déplaît point de me sentir, moi-même, devenir un peu prud'homme, pour un Suisse comme ce bon M. Fosca. Selon lui, dès que j'entreprends le portrait de quelqu'un, je le rapetisse, l'étrique; une sorte de «scepticisme quasi cruel» fait que je ne puis «étudier l'œuvre, l'exalter, qu'en diminuant l'artiste». Entre mes mains, Fantin n'est plus qu'un bourgeois rive-gauche, endormi à l'ombre de l'Institut; Manet, un amateur peu sérieux, jaloux de la gloire de Chaplin; Whistler, un vieux-dandy passablement cabotin. «Aux lauriers qu'il tresse, Blanche mêle l'ortie au laurier. C'est si frappant, que dans la préface, Marcel Proust avoue en être gêné!» En vérité, est-ce que vous aussi, je vous peine un peu?

Mais, cher Marcel, je ne crois pas à la critique d'art, et serais peu à même de définir ce que cela est,—aujourd'hui du moins! Je ne suis qu'un portraitiste qui raconte ce qu'il voit, de son mieux, et avec cette franchise que les parents de ses modèles réprouvent dans sa peinture, jusqu'à la lui laisser pour compte, trop souvent, comme «cruelle». Mes articles, mes études ne sont, à la façon de mes portraits peints, que les paragraphes ou les pages d'une petite histoire de mon temps. L'opinion des autres qu'avec soin je cite, les guillemets dont j'abuse, n'y découvrez-vous pas un scrupule? Certain «critique» me désigne comme un «mémorialiste féroce»; d'autres me prennent pour un mondain,—comme vous! A Paris, on peut, à la vérité, naître, vivre et mourir dans une même rue, sans être connu de ses voisins. J'en fais chaque jour l'expérience comme de l'impossibilité où nous sommes de nous débarrasser d'une étiquette que colle sur notre dos un farceur habile.

Il est regrettable que Sainte-Beuve se soit à ce point trompé sur le mérite des ouvrages qui parurent de son temps; mais combien ce qu'il raconte de leurs auteurs nous intéresse! Me suis-je trompé, comme l'ont fait tant de critiques sur leurs contemporains? En tout cas, et rendez-moi cette justice, après quarante ans d'expérience, je ne reviens sur aucun de mes jugements, même de tout jeune homme. Delacroix, Ingres, J.-F. Millet, Courbet, Corot, Daumier, Cézanne, Manet, Degas même, je les «adore», comme on dit aujourd'hui, et m'aperçois peu à peu que tant d'autres peintres que les critiques d'art et les marchands nous présentèrent comme supérieurs à ces Maîtres[1]… eh bien!… on ne les tient plus que pour «intéressants». Déjà quelques-uns de ceux-ci retombent lentement, en vol plané, des cimes où les avait portés l'enthousiasme des séïdes de ce Mirbeau, qui n'a jamais rien découvert tout seul. A ce propos, pourrait-on rappeler que ce fut Hervieu, qui lui signala Maeterlinck, pendant un séjour que faisait l'auteur des «Tenailles» chez le jardinier des supplices? Hervieu, dans un tas de livres reçus par le chroniqueur, avait choisi le Théâtre des Marionnettes, de Maeterlinck. Il passa la nuit à lire, et, le lendemain, mit le feu aux poudres: Mirbeau écrivit son fameux article. La critique du Lyrisme, du Formidable et de l'Hyperbole, qui, je crois, date de Mirbeau, aura eu des répercussions profondes dans les ateliers, comme nous le verrons dans mes prochains «Propos de peintre» des années après-guerre, où la folie des préfaces pour catalogues d'expositions est devenue générale. Il reste à espérer que cette Égalité dans l'éloge finisse par déprécier le Peintre.

[1] Lautrec, considéré comme supérieur de beaucoup à Degas. (Louis Vauxcelles.)

J'ai souvent présenté jusqu'ici des artistes que je place à un rang un peu subalterne d'acolyte: Fantin lui-même et Whistler aussi, par rapport à d'autres que je déifie. Ne possédant pas un éclectisme extensible (ou le contraire…,) mais entretenant quelques convictions passionnées, j'espère qu'il existe encore quelque part une échelle des valeurs; sinon, j'en veux établir une, ne serait-ce que par respect et dévotion pour les grands génies. A mon culte pour Manet, peintre, imputez donc la faiblesse avec laquelle je note d'humbles traits, qui me touchent si fort dans l'homme que j'ai connu et aimé. Pour moi, loin de ridicules, ils me paraissent sublimes.

Le caractère d'un Louis David me fait mieux comprendre son œuvre, encore que je me passerais de savoir ce qu'a dit et pensé le citoyen, pour mettre le peintre aussi haut que je l'érige dans l'histoire de l'École française.

Ne sera-t-il pas de quelque importance pour les historiens de savoir que, sur la scène de l'Opéra, le 2 février 1920, le maître Henri Matisse, en veston et lunettes d'or, se laissa traîner par des danseuses et un maître de ballet, son ventre de professeur quinquagénaire disparaissant sous des couronnes plus martiales que le chêne et le laurier qu'au 14 juillet précédent le maréchal Foch avait reçues, entre l'Arc de l'Étoile et la Bastille? Matisse est-il, pour cela, moins touchant, dans ses tournées théâtrales que dans son studio méditerranéen, qui est une chambre d'hôtel-palace? C'est si beau quelqu'un qui croit en lui-même, et vous dit pourquoi!

L'âme d'Eugène Carrière, sa belle correspondance, son courage dans la douleur, ses vertus civiques et privées, son intelligence de la peinture, tout cela suffira-t-il à faire de lui un aussi grand artiste que Courbet, qui, pourtant, fut un assez sot vaniteux? Tandis que j'écris ces lignes, seuls quelques marchands soutiennent le commissaire qui disperse les études de l'atelier Carrière, au milieu de l'indifférence sinon de la tristesse des amateurs jeunes. S'ils sont déçus, c'est que leur mémoire est pleine encore de la littérature qui fut consacrée au brave peintre par les écrivains du «Formidable»: ils ont eu, du peintre, la vision qu'ils avaient de l'homme, et en ont fait un Titan.

La Vierge de Cimabue, portée par les rues de Florence, semblait vivante au peuple et le fanatisait. Aujourd'hui, comme il appert des ballets russes, l'enthousiasme de la foule, pour l'art, se manifeste différemment, et pour d'autres ouvrages, tels qu'un décor de théâtre, ou un costume de ballerina. Nous applaudissons à toute forme du génie, et décernons les lauriers pareillement à M. Wilson, nouveau Christ, et à Matisse nouveau Van Eyck, quitte à rire bientôt après de nos tartarinades.

M. Fosca m'accuse de n'avoir pas la «compréhension de la vraie grandeur»… Selon lui, je rabaisse Vuillard, ou tel autre charmant «intimiste», qui n'a tout de même rien signé d'aussi accompli que le portrait de la mère de Whistler, ni que certaines natures-mortes de Fantin Latour, n'en déplaise à M. Fosca! Il est bien bon de nous rappeler que Maurice Denis est admirable, mais nous préférons les moindres aux plus grands et trop concertés ouvrages de ce pieux artiste.

La «vraie grandeur», c'est précisément celle qui ne doit pas être «voulue», ni obtenue, par des théories, mais reste ignorée de ceux en qui elle réside. Souvent ces bienheureux-là, ce sont les contemporains obscurs d'un artiste très fêté de son vivant. Ce phénomène de revirement complet de l'opinion, nous l'avons vu se produire et l'observons de plus en plus fréquemment, car presque personne ne semble savoir en quoi une œuvre est œuvre d'art, surtout en ces cas si fréquents où la valeur ne s'y signale pas par quelques-unes de ces outrances qui sont, en même temps que leur cause de succès, bien rarement un gage de pérennité. Ce qui manque à la plupart des artistes modernes, c'est cette grandeur «fatale» et, si j'ose dire, congénitale, des «Créateurs». J'avoue qu'il est très peu de peintres modernes et surtout vivants, que je considère comme des maîtres, quoique chacun de nous en soit un (cela va de soi), pour quelques amis, pour deux critiques, quelques marchands et le petit jeune gendelettres, qui se moque en traitant de tel un aîné qu'il croit «arrivé», parce que le pauvre homme est «connu».

Mais, ne sortant plus de votre demeure, mon cher Marcel, savez-vous combien un homme de goût se compromet à prononcer et, bien plus gravement, à écrire certains noms d'artistes à côté de certains autres? Si, tout de même! Et de signer une préface à un livre de moi, ce fut un acte de grand courage, et je vous en garderai une reconnaissance très vive, puisque telle personne qui y figurait vous pria de l'en faire disparaître; et ne m'avez-vous pas avoué aussi dans une de vos lettres, que certains de vos amis vous avaient supplié de vous abstenir de me faire si grand honneur que de m'accorder votre apostille?

Comme vous étiez invisible pour moi, et jamais plus abonné au téléphone, combien avons-nous dû échanger de lettres, cher ami, entre le jour où vous m'avez adressé le manuscrit de votre belle préface, et celui où mon livre parut? Connaissant votre politesse et votre désir d'être agréable à autrui, je vous avais prié de ne pas insister sur mes mérites de peintre, par crainte que vous n'apprêtassiez trop de copie pour les anonymes qui me réservent toujours une place dans leurs échos hebdomadaires… D'ailleurs, claquemuré comme vous l'étiez alors, vous n'étiez plus «au courant», m'écriviez-vous. Ne m'avez-vous point demandé: «Où peut-on voir des Cézanne?»

Et vous feignez de me croire un peintre classé! Cela, Marcel, c'est un peu trop de politesse! Comment n'avez-vous pas été averti par vos nouveaux amis de la N. R. F. qui n'ont jamais imprimé mon nom comme peintre, même à l'époque où j'écrivais parfois dans cette revue austère et jésuitiquement «bolcheviste»? Ils ont peur de se tromper… et plutôt le silence, que ces horribles sueurs froides qui mouilleraient les tempes et l'échine de certains «amis», s'il leur fallait se prononcer… tout seuls!

Pantelant sous les fleurs dont vous chargiez ma tête, j'ai voulu vous faire entendre qu'on n'avait pas encore cessé de tenir sur moi, «dans certains salons», des propos comme ceux que vous avez jadis enregistrés: «Il faudrait mettre ses toiles plus en lumière, pour aujourd'hui seulement, parce que nous l'avons invité en quatorzième ou en cure-dents; on les remettra demain à un endroit où elles ne se voient pas». Non, mon cher, elles ne sont pas plus que jadis «à la place d'honneur dans les mêmes salons». Personne, heureusement pour moi, n'en déclare: «C'est d'une beauté rare; c'est beau comme le classique». Comme me le dit Paul Valéry, mon cas est même assez cocasse. D'ici cinquante ans, on verra dans des musées les portraits que j'aurai peints de tant de littérateurs, mes amis; et de l'auteur de ces portraits, il n'y aura trace dans aucun livre de son époque. Je suis peut-être le seul artiste de mon âge, dont il n'existe pas la moindre monographie et que Larousse ignore. Je me sens, d'ailleurs, très fier de cette singularité, et je la porte, comme certain professeur d'échec, les ongles qu'il laissait croître à la façon des mandarins de la Chine.

Quelqu'un des privilégiés qui pénétraient nuitamment chez vous, aura dû vous prévenir que mon sens critique s'alarmait un peu des éloges contenus dans votre préface; sur quoi, vous m'avez «rendu ma liberté», supposant que je ne désirais plus publier cette belle page! Vous m'avez même, un beau matin, proposé d'en écrire une autre, où vous m'eussiez présenté d'une façon différente, comme une espèce de «méconnu», genre qui fut tant à la mode! Vos historiographes, après moi, trouveront dans mes tiroirs les centaines de pages que j'ai reçues de vous, à l'occasion de cette préface, honneur de ma courte vie littéraire, et dont le plaisir que j'avais à les lire (malgré vos pattes de mouche) n'était combattu que par tout ce que vous me disiez de la peine que vous preniez à les écrire, tant votre vue était fatiguée et votre asthme pénible.

Je vous avais demandé, non pas une «préface», mais quelques souvenirs de notre Auteuil, au temps où, vous et moi, voyions passer auprès de nous certaines des figures dont il est question dans mes livres… J'espérais un portrait du Blanche d'alors, celui que firent poser Forain et Degas: vous m'avez terriblement flatté. Mais vous avez trouvé l'occasion de signer deux chefs-d'œuvre: le portrait de mon père et le vôtre. Quant à celui du Marcel Proust frais émoulu du collège, il est d'une ironie telle, que vous n'aimeriez pas, dites, qu'il eût été peint par un autre que vous-même? Mais les portraits, la ressemblance, quel sujet à brouilles, à colères!… Il en va d'un portrait comme des articles de critique. La plupart des modèles ou des auteurs en sont mécontents. Vous, Marcel, apportez de tels scrupules et une telle délicatesse dans la rédaction d'une page où une personne amie est jugée, ou seulement citée par vous, que vos insomnies en doivent être bien cruelles, si la crainte vous saisit de n'avoir peut-être pas été suffisamment aimable. Mais est-ce là le bon état d'âme du «portraitiste»?

Votre merveilleux don d'analyser, qu'on peut bien appeler sans pareil, a fait de vous un «portraitiste» comme il n'en sera jamais parmi les peintres, et tel que je n'en sais point chez les romanciers. Votre M. de Norpois, votre M. de Charlus—je ne parle pas de Swann!—ce sont des portraits de grande tradition. Car, je le crois, contrairement à ce pour quoi vous tiennent la plupart de vos laudatores, vous êtes un classique français, par l'étude des sentiments et la composition, que vous renouvelez, mais qui est l'un de vos primes soucis. Bien déçus seraient vos lecteurs s'ils voulaient reconnaître vos modèles, comme ils croient pouvoir nommer ceux d'Abel Hermant. Et, ce qui constitue un des caractères de votre génie et, peut-être, avec votre langue, votre principale originalité,—c'est cette dualité de peintre et de modèle. L'art, dont vous créez, je dirais plutôt recréez, vos personnages, ressortit à une des opérations de l'esprit les plus rares et les plus compliquées; il y en a peu d'exemples dans l'histoire des littératures. A peine oserais-je citer une George Eliot? Quand Léon Daudet voit un rapport entre votre œuvre et celle de Saint-Simon, ce gros bourdon donne la mesure de son esprit critique tout en surface. Les documents que vous nous apportez pour l'étude des passions sont, quoique dans la tradition, d'une nouveauté qui étonne. Nouveau! cette épithète, on n'en pourra jamais abuser si l'on parle de vous, dans l'impossibilité où l'on est de trouver dans votre œuvre des points de comparaison avec celles-là mêmes que l'on préfère. Les figures que vous prenez sur nature et que votre brosse peint avec un peu trop de facilité sont des personnages de second plan, comme les Verdurin, le docteur, le peintre, le compositeur; mais ceux-là, dans d'autres romans que les vôtres, seraient des chefs-d'œuvre, comme portraits. Il me semble parfois, et dans vos plus belles pages, que vous empruntiez à un sexe les traits d'un autre; qu'en certaines de vos effigies, il y ait substitution partielle du «genre», si bien qu'on pourrait dire il au lieu d'elle, et faire passer du masculin au féminin les épithètes qui qualifient un nom, une personne, dans ses gestes et son maintien[2]. Or ceci, qui serait peut-être gênant dans certains livres, devient chez vous une subtilité de plus, vous prête un accent de vérité plus fort, plus large et de généralisation, malgré la minutie de l'analyse, dans la contre-expérience que vous faites sur vous-même. La plus humble de vos créatures, disons Françoise, vous vous l'incorporez avant de la restituer, enrichie par son séjour chez vous. Vous êtes donc à part, et la question de ressemblance individuelle ne doit pas compter, dans votre cas, comme romancier. Mais comme «préfacier»?

[2] En 1914, je crois avoir été le premier à faire un article sur «Swann», c'était à l'Écho de Paris. Je retrouve ces phrases:

… «Ce livre ne pouvait être écrit que dans la clairvoyance de l'insomnie nocturne. Il est presque trop lumineux pour nos yeux qui, en plein jour, ne voient qu'à demi…»—«M. Proust s'arrête partout passionnément, regarde les autres, comme le martin-pêcheur voit le fond de la rivière…»

Quelles limites fixer à la ressemblance, pour le portraitiste? Quelles bornes à l'usage licite de la franchise, à l'exercice d'un peintre vrai, ou, encore plus, d'un moraliste? Vous avez bien marqué dans votre préface à mon livre, que je l'avais requise de vous, cette étude; elle avait donc un peu d'une «commande», comme nous disons? Précisément, «commande» implique flatteries, et retouche,—pense le client ordinaire.

Vous avouerai-je que toute photographie prise de mon visage me paraît étonnante et m'instruit sur moi-même, alors que mon entourage crie à la caricature? Forain, Rouveyre, Boldini, Max Beerbohm, Sickert, Sargent, Degas, m'ont été, m'assure-t-on, cruels; et je les trouve excellents, ces croquis ou ces tableaux, de même que je pense me voir dans la glace, et ris de tout cœur, en lisant certain fameux portrait écrit, que mes amis m'ont caché, quand il parut. Cette «manière noire» est due à la collaboration de Forain (pour le côté moral) et de Léon Daudet (pour la forme extérieure). J'ai été un peu surpris, en le lisant, que ce morceau de bravoure fût de Léon Daudet. Je me suis toujours méfié des gens qui ont des certitudes, ou des haines apostoliques, à la Mendès, mais Daudet porte un nom qui m'est cher; ce solide bourgeois défend des préjugés, une société, une classe auxquelles on ne me crut point, en général, hostile. J'étais bienveillamment reçu dans sa famille, et le rencontrais dans quelques maisons d'amis. Toujours m'efforçai-je de lui trouver «un esprit fantastique», quoique Mme de Noailles, dès ma première entrevue avec lui, m'eut confié: «Non, la drôlerie de notre cher Léon n'est pas pour vous!» Je ne pus point y contredire.

En tout cas, il a du courage. Les engueulades de «Léon» et les coups de rapière de ce noble justicier, je les préférerais, il me semble, aux complaisances veules, aux «léchades» dues à la papelarde camaraderie dont un Parisien est trop souvent l'objet dans la presse, par ces temps où personne n'ose plus formuler une opinion. L'express-charge par quoi ce pamphlétaire m'exécuta, en pleine guerre et Union sacrée des bons citoyens, a pu surprendre d'autres que moi-même. Mais la passion de la vérité emporte tout!

Quant à vous, «le dreyfusard» que vous vous flattez d'être, votre génie est d'autre part célébré par l'Action Française, et c'est dans un sentiment semblable à celui qui fit l'Union Sacrée,—j'imagine cela, du moins—que vous me priiez, il y a deux ans, de ne pas réimprimer, pour le pacifique lecteur d'après-guerre, mon essai sur le nationaliste Jean-Louis Forain; à moins que, de ma part, peu digne vous semblât que je remisse sous ses yeux, comme pour les lui rappeler, les éloges que j'adressais à ce grand dessinateur, après que Forain, feignant de me prendre pour un ennemi, eût cessé de saluer son panégyriste? Vous m'expliquerez l'imprévue attitude de Forain à mon égard, en me disant qu'un auteur illustre garde sa pudeur et que le succès redouble sa susceptibilité et ses craintes. Vous m'avez écrit que 886 lettres de félicitations vous étaient déjà parvenues en trois jours, à l'occasion du prix Goncourt; mille découpures de journaux, de longs articles, certains signés par des amis enthousiastes; des poèmes suivirent, et une ode même, à Marcel Proust. Eh bien, de ces hommages, il en est qui vous ont froissé, si inexplicablement même, que leurs auteurs durent se prendre la tête dans leurs mains et se demander: «Qu'est-ce que Proust a compris? Quelle noire intention me prête-t-il?»

Votre compréhension, par tous reconnue, de la chose écrite, votre critique si lumineuse des auteurs morts (ceci, cher ami, en songeant à vos «Pastiches» et à vos pages, si stimulantes, de technicien, sur Flaubert) obligent ceux qui vous blessent en croyant vous louer, à reconnaître qu'ils ont mal dit ce qu'ils avaient l'intention d'exprimer—ce qui est sans doute souvent mon cas—puisque vous apercevez une épine là où l'on voulut mettre des roses. Ce qui n'empêche pas que la loupe à travers laquelle vous considérez le monde extérieur, nous la tenons pour aussi infaillible que votre introspection; votre puissance et finesse d'analyse, tout ce à quoi nous devons l'inépuisable joie de vous lire, il est peu d'instants où vous vous en départissez; ni en écrivant, ni en jugeant vos propres œuvres, ni au reçu d'une lettre de fournisseur, d'un camarade à vous, fût-elle de M. de Saint-Loup; ou d'une femme, fût-elle la bonne Françoise. Il s'ensuit donc que, moi, votre admirateur de toujours, pas plus que Jean Giraudoux ni que Léon Daudet, je n'échappe à votre épluchage grammatical et psychologique, et que je tremble, ou bafouille, en vous répondant par une lettre, qui, adressée à un autre, exprimerait en quatre lignes: «J'ai bien le désir de vous voir». C'est souvent par gêne et par respect que l'on formule mal sa pensée. La restriction mentale est un fâcheux et redoutable censeur de l'écrivain.

Mes notes sur Degas, que M. Fosca trouve «décevantes», Degas vivait encore, quand je les donnai à la Revue de Paris. Voilà le mystère de mon embarras éclairci! Tout au contraire de vous, mais presque autant, Degas, le solitaire hautain et inquiet sur sa propre valeur, terrorisait ceux qui l'aimaient; ainsi, de deux grands artistes modestes et justement orgueilleux à la fois, celui qui prenait un masque de diable Papou, afin de faire le vide autour de lui, n'a pas si bien réussi à écarter ses zélateurs que celui qui, dans ses rapports avec autrui, n'est que grâce, prévenance, gentillesses et délicates intentions.

Chacun de nous est plus ou moins le prisonnier d'une légende. Ainsi l'univers a appris, quand le prix Goncourt vous fut alloué, que vous n'aviez plus dix-huit ans; on vous donna même, me dites-vous, soixante ou soixante-cinq dans les journaux socialistes. Vous étiez malade, très riche, très mondain, disait-on, à gauche; un papillon de nuit qui disparaît à l'aurore pour ne réapparaître que le soir. La seule part d'exactitude, dans ces histoires, serait qu'il est devenu impossible, pour les diurnes comme moi, de vous joindre, quoique l'on rencontre souvent quelqu'un qui vous quitte, ou qui, hier, a soupé «d'un poulet rôti» avec vous. Je ne crois pas vous avoir aperçu plus de trois fois depuis «l'Affaire», je mourrai sans avoir, peut-être, passé deux heures encore près de la personne avec qui j'ai le plus de plaisir à me trouver, et vous aurez quitté votre fameux appartement du boulevard Haussmann, dont les murs étaient doublés de liège, sans que j'y aie pénétré pour peindre, comme je le voulais, une image du Marcel Proust adulte.

A peine, jadis, ai-je vu l'appartement familial du boulevard Malesherbes, du temps où je perpétrai, de vous, la mauvaise toile que vous faites reproduire encore aujourd'hui dans Excelsior, et dont vous m'avez demandé la permission d'orner l'édition de vos œuvres. (Et comme vos goûts ont dû paraître démodés à vos nouveaux éditeurs.) Vous m'avez montré la salle à manger que vous prêtaient, avec leur argenterie et leur linge damassé, M. le professeur Proust et votre excellente mère, pour que vous y entretinssiez d'illustres hôtes qu'à dix-huit ans vous traitiez en Lucullus, et mettiez en rapport avec vos professionnal beauties un Elstir, un Cottard, un Bergotte et tant d'autres admirables héros qui participent désormais à notre existence. Vous receviez les duchesses douairières, les futurs ducs, à qui vous donnâtes ensuite plus grande audience dans votre pastiche de Saint-Simon. Tel ce qu'on m'en rapportait, car, soucieux de mon travail plus que du vôtre, vous avez toujours tenu à m'épargner ces divertissements. Je ne sais rien de plus juste que ce que vous avez dit dans votre préface sur le palladium qui me protégea de bonne heure contre les périls de la conversation de société. Cette influence tutélaire, ne l'appellerions-nous pas, tout prosaïquement, mon fragile estomac,—ou mon imprudente franchise dans l'aveu de mes admirations et de mes dégoûts? Du même ordre, la protectrice de votre œuvre ne fut-elle pas, mon cher Marcel, la fièvre des foins?

Je répète «imprudente franchise?», mais j'ajoute un point d'interrogation; car en se remémorant les propos d'alors, on pourrait se demander si jamais, dans aucune société polie, un débutant entendit, prononcés et colportés par la presse, des propos plus perfides, des calomnies plus abjectes que celles qui secouaient de rire les salons du faubourg Saint-Honoré, les ateliers d'artistes qu'envahissaient peu à peu les métèques. Le Journal d'une femme de chambre, d'Octave Mirbeau, conservera l'odeur de ces déjections que reniflaient comme un parfum aphrodisiaque les délicats et les «blasés». Un jury aurait eu peine à distribuer des récompenses dans un concours de perfidie, trop de candidats en seraient sortis ex æquo. Aussi bien, la verve de Léon Daudet semble avoir presque de la «bonenfance», comme eût dit Goncourt. «Léon» était l'élève des grands maîtres de notre jeunesse, et leur pâle reflet. Mon nom figure une fois dans le journal de Goncourt. Et tout ce qui l'a frappé, c'est cette scène: j'entre chez quelqu'un; je me félicite de la mort de mon père qui dilapidait sa fortune. Le trait est délicieux et d'une exactitude digne de l'observation des enragés déjeuneurs en ville. J'expliquais cette influence morbide à Henry James, certain soir qu'il sortait de chez les Daudet avec moi, confondu de ce que Léon, le fils de son ami très cher, avait avec tant de vacarme expectoré de fétide, durant et après un énorme repas—outre des verdicts définitifs, des jugements tartarinesques sur d'admirables artistes de la littérature anglo-saxonne, dont Henry James était un des plus grands.

Mais ces fleurettes de la conversation poussaient dans tous les milieux où l'on se piquait d'art et de littérature,—et jusque dans le gratin qui s'intellectualisait.

Vous et moi n'avons-nous pas été un peu éblouis par un homme pour lequel nous garderons, tout de même, un peu de reconnaissance et beaucoup d'admiration?… mais il faudrait, pour être aujourd'hui compris, évoquer une figure, telle qu'alors, dans un mystère savamment entretenu, elle se dressait, belle, devant nous, environ 85, du côté de chez Charles Swann.

Que n'avez-vous, Marcel, consacré un de vos pastiches à ce «conversationist» de génie, si supérieur à ce qu'il laissera d'écrit; pour lequel nous avons eu de l'amitié, du respect, et qui nous enchanta par son esprit, son érudition, sa fantaisie, lui qui se donnait autant de peine à nous conquérir que j'en pris ensuite pour me soustraire à sa tyrannie. Il aurait fallu garder de lui, au gramophone, des disques, comme ceux qui conserveront la voix de la Patti et de Caruso. Faire un pastiche? Non, vous nous devez une monographie du comte Robert de Montesquiou.

Il nous envoûta! Nous prit-il assez de temps! Je ne me lassais pas de l'entendre déclamer les vers de nos poètes, d'une voix glapissante, spéciale au «gratin», mais si belle! Sa tête de d'Artagnan, de jeune Aurevilly ou de Brummel français, il la soutenait par un énorme poing ganté de blanc, le coude appuyé sur le marbre d'une cheminée. «In brachium facit potentiam», a-t-il tracé en lettres biscornues et vermicellées, au-dessous d'une photographie par Otto, que je garde encore, et qui s'efface auprès d'une autre, «la divine comtesse de Castiglione», l'une de ses déesses, en verre filé ou en cire.

Cette mystérieuse Florentine, une des plus inquiétantes visions de mon enfance, m'apparut comme une petite vieille inconsolable de sa beauté et de son règne abolis, quand elle vint chez moi jeter des fleurs sur un cercueil et annoncer au fils du défunt qu'elle se croyait encore à même, dans un certain éclairage, d'offrir au jeune peintre que j'étais quelques vestiges de sa splendeur. Je dus m'exécuter, puisque Mme de Castiglione, qui me témoignait une affection quasi maternelle, m'y invitait. Mais comment et où poser? Que verrais-je, les voiles une fois tombés? Il fut d'abord question de séances à la lueur des bougies. Enfin elle me dit: «Je viendrai vers la fin du jour, tu auras fermé les persiennes, je disposerai les rideaux, le siège où tu t'assiéras et le mien; demain, quand le soleil sera en face de la maison, et bas, attends-moi. Nous essaierons, je veux que tu saches comment était l'amie de ton père». Elle vint à l'heure. J'étais épouvanté, ma main allait-elle m'obéir? Toile et pastels étaient tout prêts. Cette scène se passait dans une pièce tendue de cretonne bleue; les vitres, de même couleur, créaient une atmosphère laiteuse comme la fumée d'une cigarette. Mon modèle entra sans bruit, glissa sur le tapis, telle une «apparition» sur la scène. Elle s'installa, de profil, le buste bien droit. Malgré sa haute coiffure en forme de diadème, c'était un petit tas. Un à un, les voiles se répandirent sur le sol… et je reconnus la Reine d'Etrurie, l'Ermite de Passy,—idole de la Cour de Napoléon III—, un illustre visage, mais fardé, ruiné, de marchande à la toilette; un bout de sucre d'orge réduit dans la main d'un enfant qui le suce.

Pourquoi ces souvenirs de la Castiglione ici? Vous le savez, Marcel; à cause de Charles Swann, de la Berma et du diabolique impresario que fut, d'elle et de tant d'autres beautés, le comte Robert de Montesquiou Fezensac. Après des mois d'un intense surchauffage de notre imagination, il nous confrontait souvent avec une soi-disant déesse, ou un héros dont il avait tu le nom et cette apparition devait éveiller en nous le sentiment du Divin, ou l'émotion qu'aurait un planton dans sa guérite, si M. le maréchal Foch venait lui demander de ses nouvelles. D'où, une fois, ce pastel de Mme de C., qui, dès que je l'eus peint sans avoir échangé une parole avec cette matérialisation médiumnique, fut enfermé solennellement dans un sac de cuir, comme le cadavre d'un passager de transatlantique, pour être jeté à la mer. Il me demeura, depuis, invisible; peut-être me ménageait-on le plaisir de me croire l'auteur d'un chef-d'œuvre inconnu? D'ailleurs, je rencontrai bientôt en tous lieux cette dame que chacun désignait par son petit nom, et dont le mystère était le sortilège d'un habile magicien. Combien en avons-nous subi, de ces illusions charmantes, dans le Paris d'alors, grâce à cet homme si pratique, d'autre part, si implacable flagelleur d'une société où le sens de la qualité commençait à se perdre… S'il avait persévéré dans sa retraite d'artiste, évitant les applaudissements et les succès du monde—péril qu'il nous dénonçait en sage—au lieu de se gaspiller lui-même un peu plus tard, et de se répandre partout, lui qui m'ordonnait une réclusion laborieuse—Robert de Montesquiou tiendrait aujourd'hui une place qu'il ambitionna toujours, sans pouvoir l'atteindre.

Avoir causé une fois avec «Robert», c'était ne plus pouvoir causer avec les autres; je ne saurais pas citer d'artistes, qu'ils se nommassent Barrès, Hérédia, Leconte de Lisle, Whistler ou Degas, qui n'aient été retenus par la séduction et l'autorité de sa parole, par le prestige complexe de sa personne. Il nous représentait le des Esseintes d'«A rebours», et le descendant de l'Artagnan dont il habitait encore la terre en Gascogne. Comme Oscar Wilde, il avait le don des images et des analogies, qui, en magnifiant un récit quelconque, vous proposent plusieurs sens et lui donnent un prolongement presque infini. Une anecdote, une légende, un mythe, ou les ridicules de Mlle Tocquanié, la gouvernante, il en usait de même, avec des motifs tour à tour bouffons ou graves, cet infatigable causeur moraliste, lyrique et familier, «potinier», curieux de «petites gens», un Henri Monnier chez la concierge. A la cour d'un souverain moderne, il eût continué l'œuvre d'un Saint-Simon ou d'un Tallemant des Réaux. Chez Mme Madeleine Lemaire, dont il avait dénoncé le salon comme le paradis des bourgeois, où un artiste se devait de ne pas paraître, il devint ensuite assidu, et manigança une publicité à des poèmes, que nous avions jusque là crus réservés à ceux qu'il appelait «ses pairs», nous donc.

Les contemporains du Montesquiou de 1890 comprendront sans peine que des jeunes gens, avides de regarder et d'entendre, comme vous et moi, aient été remués par ce bolide qui tombait dans leurs existences. Et, avec «Robert», c'était ce charmant Edmond de Polignac, son ami, un ancêtre, le vieux camarade de votre Charles Swann; le prince, étrange compositeur, aussi inventif et «précurseur» qu'Eric Satie, travaillait à son piano-bureau, devant un portrait de Jeanne Samary, par Renoir, et quelques Claude Monet de la bonne époque. Vous le rappelez-vous, grelottant sous ses tricots et son bonnet de soie noire, et sa tête de Saint-Antoine, blanche, ravagée et si fine? Que ne nous représentait-il pas, alors, de rare, d'exquis et d'un peu inquiétant, cet autre causeur si cocasse, si spirituel, quand il nous entraînait vers l'embrasure d'une fenêtre, pendant un concert; riait, comme un gamin, de l'assistance pâmée; imitait l'accent du gratin ou l'aboyeur qui annonce les invités; et soudain reprenait son expression extatique de saint du Greco, si l'on en était à un numéro du programme où Mozart, Fauré ou Debussy allaient être interprétés par Bagès ou par Mme de Guerne. Edmond de Polignac était le seul concurrent que nous permît «Robert», jusqu'à ce que… Mais vous n'étiez pas là, quand le prince, en pantalon à carreaux, jaquette prune, gants abricot, vint nous apprendre son mariage avec la jeune miss Winaretta Singer, et, pour prouver à ma mère qu'il se sentait fort ingambe, sauta par-dessus un fauteuil, sans le renverser.

Depuis ces temps lointains, j'ai vu passer bien des artistes, s'ouvrir et se fermer autant d'écoles et de petites chapelles, paraître cent «génies». En avons-nous eu de plus originaux que ceux-ci? L'atmosphère de Montesquiou et d'Edmond de Polignac imprègne les entours de Swann, comme ces parfums composés par une femme, dont elle ne consent jamais à révéler le nom, et que ses intimes reconnaissent, où qu'elle vienne de passer. Peut-être Odette n'a-t-elle jamais parlé à «Robert» ni à «Edmond», mais son appartement, tel que vous le décrivez, est plein de choses à eux. Sous le manteau, Charles a dû remettre à sa femme l'édition privée des Chauves-souris. Le mauvais bon-goût à l'Alfred Stevens, la turquerie à la Clairin, les arums, les peaux de bête à la Sarah Bernhardt, les œillets et les violettes de Madeleine Lemaire, les buvards et les boîtes à cigarettes de chez Leuchars, la japonaiserie bambou-cherry-blossom, et le Louis XV à la Helleu dont s'entourait Odette: Charles Swann, le commensal de Mme Howland (née Colbert), retrouve cette «ambiance» dans quelques maisons très «exclusives.» Elles possèdent un exemplaire, sur grand papier, d'Hortensias bleus, hommage à ces dames qui font relier en plein les Essais de «Robert», (son vrai talent), volumes qu'annoncent d'hyperboliques articles de courriéristes mondains, comme une redoute, chez Madeleine Lemaire, et dont la seule édition à 3 fr. 50 c. encombre aujourd'hui des paniers de libraires, sur le trottoir, avec de vieux romans tombés à 1 fr. 75.

Plus dangereuse, eussé-je craint, pour un jeune littérateur comme vous, ce qu'Odette aurait appelé l'«emprise» d'un Montesquiou, que pour tout jeune peintre qui ne fût pas un Elstir ou un La Gandara. Tandis que Montesquiou ne se trompait guère plus sur la qualité d'un poète ou d'un prosateur que sur celle d'un nom, et embellissait, en les récitant, une phrase ou une strophe, il consacrait ses «Autels privilégiés» à des artistes de pacotille, se faisait peindre en Florentin du Passant, par Clairin; en gentilhomme malade, par Lucien Doucet; en peignoir-éponge (ou Christ au prétoire de Munkacsy), par Antonio de La Gandara;… en chef-d'œuvre de musée, par Whistler—et s'en allait aux vernissages clamant ses enthousiasmes et ses mépris, dans un cortège de Swanns et de moindres zélateurs rastaquouères.

Néanmoins, le jour où «Robert», théâtralement, me donna un rendez-vous d'adieu dans l'Ile des Cygnes, où nous échangerions nos anodines correspondances, j'en eus du chagrin comme un enfant que quitte une gouvernante aimée et crainte.

C'était pendant la cérémonie d'ouverture de l'Exposition universelle de 1889; après une longue, maternelle homélie—fulgurante, si j'ose dire, des plus sages admonestations et conseils pratiques que pût donner un aîné plein d'expérience judicieuse, à un débutant—il me remit un paquet de mes lettres, joliment ficelé avec des faveurs bleues. Je les jetai dans la Seine, car je leur attribuais un mince intérêt. Mon professeur ès civilité ne ferait pas de même pour les siennes, dit-il, mais avouerai-je qu'il devait manquer quelques-unes de ses missives? Je viens d'en retrouver, d'impayables pour leur comique familier, la pompe du tour, et un poème, moins bon, sur un tableau de moi[3]. (Voir page suivante.)

[3]

Commensale

La petite demoiselle Anglaise
Qui me fait vis-à-vis à dîner
Toujours me charme et onc ne me lèse;
Donc pour elle je veux badiner.
Elle est assise entre ses pivoines,
Arceaux de croquet et vert rideau:
On le prend parfois pour des avoines;
Souvent on les tient pour des jets d'eau!
Elle est du pinceau de Jacques Blanche:
Jacques-Émile—n'oubliez point!
Qu'on ne prend jamais pour une planche
Mais qui de l'art pur est un pur oint.

R. M. F. Oct. 87.

Cette attestation, sur papier rose glacé à fleurettes, est accompagnée de deux petites enveloppes japonaises, renfermant, chacune, une minuscule photographie du comte; en habit, sur l'une, et sur l'autre, en pelisse de fourrure. Elles portent ces devises:

L'une: «Un bon bourgeois dans sa maison».

V. H.

Souvenir affecté.

R. M. F.

«Ségor, bonze à la peau brûlée
nu dans les bois, lascif, bourru…

V. H.

L'autre: «L'habillement est une seconde nature.»

R. M. F.

«Mess Titirus»

et une chauve-souris à l'encre d'or.

*
*  *

Aujourd'hui, Marcel Proust, vos livres sont traduits dans toutes les langues, et des gloses, une exégèse compliquée, des notes historiques, s'y ajouteront, de dix en dix ans,—on y travaille déjà en Angleterre et en Amérique; que sera-ce en Allemagne! Pour l'étude du monde de notre jeunesse, il faudrait un autre commentaire: le journal de Montesquiou. Mais en laissera-t-il un? Si non, je vous commande, pour vos petits-neveux, un long ouvrage, une monographie de ce personnage si «représentatif», si «important», quoi qu'on en dise, de l'époque de Swann. On n'a point «fait mieux», depuis, en ce type, dont chaque demi-siècle ne produit qu'un ou deux exemplaires. Ces figures attirent leurs contemporains comme les boules en verre coloré des jardins bourgeois, où le ciel, la terre, tout ce qui s'y reflète, se teint, se déforme dans le miroir de leur paroi. Un grand dandy a autant d'imitateurs qu'un grand artiste. Chaque époque a les siens, et qui finissent par être, pour la postérité, le schéma d'une classe, ou d'un milieu tout au moins.

Un des traits, environ 90, spécial aux jeunes hommes «intellectuels», c'est la complication, la préciosité, l'ironie où, déjà, montre le bout de son oreille un caricaturiste brutal ou trop fin, diffamateur insouciant et léger… mais prêt aussi à se caricaturer lui-même, dans une société dont on dirait qu'elle se suicide avant qu'on ne l'oblige à céder la place à une autre. L'art commençait de perdre sa sérénité et ses pudeurs. Mais j'ai, dans trop d'autres pages, rappelé ces faits auxquels j'ai sans doute pris moi-même une part, qui devrait m'empêcher d'y faire allusion!…

Selon moi, si l'on pouvait supposer que certaines pages de vous en primassent d'autres, ce ne serait point celles où prudemment vous restreignez votre coloris et la liberté de votre dessin… mais nous n'en sommes qu'A l'ombre des jeunes filles. Les pétales des pommiers en fleurs recouvrent si bien la trace de votre burin, que le lecteur hypnotisé par vous se méprend parfois sur votre intention, qui, je l'imagine, n'est point de vous faire lire par les couventines.

Les reproches amicaux que vous me glissez dans l'oreille, tout le long de votre préface, voyons, cher ami, sont-ils bien sincères? Ne mêlez-vous pas, vous aussi, «l'ortie aux lauriers» que vous tressez, mais savamment, avec un art que j'ignore? Dans la position exaltée où vous êtes aujourd'hui, la lettre de remerciement à la Victor Hugo deviendrait-elle un devoir de la reconnaissance? Mais la bonté, je le sais, la justice sont votre constant souci! Vous êtes né généreux et restez candide tel un lys, ce qui déconcerte les psychologues diplomates de l'école du monocle[4].

[4]

Proust, à quels raoûts allez-vous donc la nuit
Pour en revenir avec des yeux si las et si lucides?
Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues
Pour en revenir si indulgent et si bon?
Et sachant les travaux des âmes
et ce qui se passe dans les maisons
et que l'amour fait si mal?

Ode à Marcel Proust.

Paul Morand.

Un jeune poète, qui est de vos intimes, a donné dans ses Lampes à Arc, un portrait de vous et de votre gouvernante. Avouez-le moi: à quoi bon consigner votre porte aux peintres, plutôt qu'aux littérateurs?

Quel danger vous avez couru, la dernière fois que j'ai franchi votre seuil![5]

[5]

Ombre
née de la fumée de vos fumigations,
le visage et la voix
mangés
par l'usage de la nuit,
Céleste,
avec rigueur, douce, me trempe dans le jus noir
de votre chambre,
qui sent le bouchon tiède et la cheminée morte.

P. M.

Savez-vous que votre Céleste serait aussi bien Mlle Moreno, redevenue maigre comme au temps de Marcel Schwob? Mais Céleste est «gratin» comme une de vos Guermantes, et comme cette dame qui vint chez moi vous prendre dans son huit-ressorts, dites-vous, pour vous mener aux Acacias, sous je ne sais quel Président de la République athénienne.

Donc, c'est à votre Céleste que je parlerai:

—O vous, madame Céleste, vous dont j'avais si souvent entendu le susurrement dans l'ombre du téléphone, pourquoi avez-vous dérangé Monsieur? Est-ce parce que vous étiez en vacances estivales, rue Laurent-Pichat, dans la maison de Madame Réjane? Je n'allais pas, je vous le jure, chez Monsieur. La concierge vous prouvera que j'allais chercher un manuscrit égaré chez la propriétaire. On ne répondait pas chez Madame Réjane. Au bas de l'escalier, la concierge dit à quelqu'un: Monsieur Marcel Proust? au quatrième!

Monsieur avait donc déménagé? Si près du Bois, qui donne effroyablement à ceux qui le redoutent, le rhume des foins!

J'attendis, assis sur une marche. Madame Réjane m'ayant, au bout d'une heure, fait remettre le manuscrit d'un ami—je montai au quatrième, sonnai; madame Céleste, vous m'avez très bien reçu. «Lampes à Arc» n'était pas imprimé. Monsieur ne dormait pas. Le portrait de Monsieur, à vingt ans, rose et joufflu, orchidée à la boutonnière: ce buste (il y avait jadis des jambes, des mains, j'ai coupé la toile à la grande ire de Monsieur) est sur un chevalet dans le salon clos, noir, où campaient les meubles des parents de Monsieur. Remue-ménage, allées et venues. Une plainte émane du fond d'une pièce sépulcrale.

—Ah! cher ami, j'ai failli mourir trois fois dans la journée! (P. Morand pinxit).

J'approche. Au milieu de plusieurs tables chargées de livres, parmi des coussins, j'aperçois des yeux que dessinerait Van Dongen si bien, des bandeaux noirs de jais, une barbe, un beau visage en amande, de jeune prince Assyrien, ou d'Empereur Théodose.

Monsieur m'a l'air d'aller fort bien! vous confessé-je, Céleste, en un aparté audacieux.

—Oh! Monsieur! Nous sommes trop près de la campagne!…

Mais Monsieur me fait asseoir, vous prie de vouloir bien prendre la peine d'avoir la complaisance de consentir à chercher s'il n'y aurait point un croûton de pain dans quelque armoire, et un verre d'eau. Et vous êtes revenue, un quart d'heure après, avec des bouteilles, des carafons, les plus fins, toutes espèces de biscuits. Aviez-vous téléphoné au Ritz? Non, Monsieur possède tout cela dans ses malles, pour ses déplacements du côté de chez Madame Réjane.

«Pendant ce», Marcel, nous nous étions retrouvés et presque les mêmes que chez Mme Straus, sous l'ambassade de Lord Lytton, presque les mêmes que jadis et que naguère, et qu'un soir, en 1913, au théâtre Astruc, quand, en plein mois de juin, un pardessus de fourrure s'insinua dans une stalle à côté de la mienne. «Brouillés depuis l'Affaire! vous dis-je». Aussi bien nous avons ri comme nous venons de rire chez vous, rue Laurent-Pichat, et vous avez même exécuté d'admirables imitations d'amis anciens, que vous faisiez revivre comme un phonographe, si ce n'est que vos idées me semblèrent plus étonnantes que celles qu'ils auraient exprimées, et bien plus drôles.

Marcel, on voudrait vous voir tous les jours, si vous ne teniez pas si inhumainement à être bon, indulgent, et si juste, que vous en rendriez votre interlocuteur cruel! Mais de vous voir, de causer, cela vous éviterait d'écrire—donc j'ose moins regretter—puisque je serais privé de ces lettres dont j'ai la valeur d'un volume, et où la postérité connaîtra l'état de votre vue, au jour le jour, le courage qu'il vous fallut pour les écrire et les scrupules dont peut être torturée une âme délicate.

Au théâtre Astruc, vous aviez l'air mourant, vous aviez l'air d'Iochanaan, vous aviez l'air d'avoir trente-cinq ans; et aujourd'hui vous pourriez en avoir vingt-neuf, ou même vingt; le teint moins rose que dans mon portrait, mais magnifiquement bronzé par le feu du fourneau qui tient en état de fusion le métal de votre œuvre.

Cher ami, j'espère—à la réflexion—oh! oui j'espère que l'on ne vous fait pas souvent un «énorme chagrin». L'incomparable psychologue que vous êtes, unique pour démêler les fils que notre pensée trame, comme une araignée-Spinoza, vous, Marcel Proust, comment ignoreriez-vous ce que les pires critiques, celles dont vous n'êtes pas content, impliquent d'admiration et d'éloges? Je ne sais s'il y eut jamais un écrivain ou quelque autre artiste, qui eut le don d'attirer à soi et de retenir comme vous. Vous construisez votre œuvre au fond d'une retraite d'où vous voyez tout, d'où vous entendez tout; par une sorte de T. S. F., à laquelle s'ajoute le reportage de mille amis—vous êtes relié aux points les plus distants de l'univers; si bien qu'au lieu d'être l'anonyme et invraisemblable Omnivoyant-Auditeur qu'est le narrateur, vous donnez tour à tour dans vos ouvrages l'illusion, à ceux qui vous lisent, que le Créateur est devenu un romancier parisien, ou qu'Il écrit ses mémoires.

Heureusement pour nous, votre santé s'améliore de mois en mois. Vous nous enterrerez tous, vous atteindrez l'âge de Sarah Bernhardt et de Chevreul! Il est peu d'êtres plus robustes que ceux qui, ayant eu une jeunesse débile, furent contraints à se soigner toujours. Sous la coupole de l'Académie Française, vous siégerez entre Jacques Rivière, André Gide, Giraudoux et Morand, quand Paul Claudel, devenu votre collègue, sera Président de la République; et vous discuterez l'étymologie, les divers sens de quelques mots qui s'enrichiront chacun d'un si long commentaire, que… mais alors, peut-être personne ne consultera-t-il plus le dictionnaire! Les livres de cette époque-ci ne seront plus, hélas! écrits qu'en langues anglo-saxonnes.

Non! Ne nous lançons pas dans des anticipations à la Wells. J'aurais voulu faire de vous un portrait ressemblant. Pas mèche! car vous n'aimeriez pas être représenté même par Morand, entouré des multiples employés du Ritz qui, enrichis par vos pourboires fantastiques, courent en tous sens pour servir un œuf poché à la pelisse de M. Proust, seule à une table, quand les clients sont au lit déjà.

Il faudrait dessiner le Proust d'avant et le Proust d'après la Victoire, résumant au Ritz les agapes fleuries qu'il donnait jadis chez ses parents. Vous nous devez d'autres chefs-d'œuvre, un tableau de cette Société où la baignoire des Guermantes est louée par de nouveaux riches. Car vous allez vous répandre, vous aurez à vivre avec vos contemporains, desquels il est des coups à recevoir, comme nous en recevons tous, et vous verrez qu'on s'y plaît mieux qu'aux louanges des petites élites et des complaisants…

Nous entrons dans une ère où il sera dur de vivre, pour qui, comme vous, a encore un demi-siècle devant lui. Mais votre prestige sera grand; et quel plaisir de constater votre influence chez la jeunesse, dont vous serez le centre en même temps que les remparts de ceinture! Votre bonté et votre désir d'être utile aux autres vous imposeront, de ce chef, des obligations extérieures et publiques, pour lesquelles une gymnastique, suisse ou suédoise, ne serait point, dès aujourd'hui, inutile—je dirais même du punching ball, sport favori de cet ex-reclus de Maeterlinck, qui «conférencie» en Amérique. Et rire de tout, même de soi et de ta propre douleur, ô mon âme…

Une vieille dame russe, restée dans Petrograd pendant la Révolution où les siens furent assassinés, écrivait à ses petits-neveux émigrés dans Londres: «Faites-vous une santé solide pour quand vous rentrerez; l'existence n'est pas douce, cet hiver, ces messieurs revêtent leur frac dès le matin, parce que ce sont les derniers habits qui leur restent. On gèle, mais à part cela il se fait de si grandes choses, ici, que l'univers en sera émerveillé. Le Gouvernement bolcheviste consacre des millions pour l'Institut du Cerveau. L'école de Danse antique est admirable. Je finis vite cette lettre avant de me rendre à pied au théâtre, qui n'est pas chauffé, entendre Siegfried; nous avons une Brunehilde superbe…»

Herr Einstein, déjà si fameux avant la guerre par son principe de la relativité, nous ferait croire aujourd'hui que Newton s'est trompé. Vous saurez plus tard, vous, Marcel Proust, si Einstein est aussi grand que vous…

Car vous nous avez déjà fait connaître une dimension nouvelle.

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