Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
LA MUSIQUE
(Paru dans «L'Ermitage».)
Si quelques-uns se plaignent qu'en peinture les modes changent trop souvent, depuis le milieu du siècle dernier, que dira-t-on de la musique? Cet art est, pour nous, relativement jeune; nous n'avons accordé notre attention qu'à ses formules modernes et c'est à peine si, avant de récents essais, dont la Schola Cantorum peut être fière, nous connaissions les ouvrages antérieurs à ceux de Bach. Nous vivons, en France, dans la musique moderne et même la plus limitée, confessons-le, une bonne fois, et sans honte. Les maîtres classiques, nous les vénérons, oui, si, le soir, las des plus récentes publications amassées sur le piano, nous sommes décidés à agiter nos doigts; c'est à Beethoven ou à Mozart que nous demanderons un instant de distraction; mais c'est une pure gymnastique, un travail hygiénique auquel certain esprit se plaît par discipline. Il y aura toujours de braves gens, officiers d'artillerie ou ingénieurs, qui, imperturbables, joueront sans agacement et sans répit, les chefs-d'œuvre classiques. Certaines dames croiront qu'elles ont gardé, jusqu'à la fin de leur vie, la même fraîcheur d'impressions, qu'on surprend chaque dimanche s'exalter à tel adagio d'une symphonie, à tel air favori; et les abonnés du Conservatoire, dont je suivis, de huit à trente ans passés, les concerts avares de surprises, continuent peut-être, eux ou leurs enfants, de se pâmer discrètement aux mêmes rentrées de flûte, attendues et accueillies d'enthousiasme; chacun n'a pas cette persistance. Et nous voyons des musiciens honnir la musique, avouer même une indifférence absolue pour ce qui n'est pas leur ouvrage.
On peut détourner les yeux d'un tableau, mais la musique vous poursuit; on se prend à la fuir, tout en l'aimant au fond de soi; elle a ses réactions sur les nerveux et les sensibles, comme l'état de l'atmosphère. C'est ainsi, du moins, que je la sens; il me reste bien, en tout cas, l'inépuisable et divin Bach, à qui Gide a pu me reprocher de consacrer plus d'heures que je n'en emploie à cultiver un Mozart intégral, que je garde pour la cinquantaine. Dieu soit loué, puisque j'ai encore quelques années de répit!
Pourtant, je sens que c'est Mozart qu'il faudrait aimer davantage. Debussy et Ravel, «bien revenus du pachyderme Beethoven», gardent ce qu'il leur reste de dévotion, ces négateurs, pour le maître de Salzbourg. Mais cela ne fait pas qu'il ne nous faille, sans cesse, de la chair fraîche; nous sommes des ogres affamés de nourritures musicales. Que nous prépare-t-on?
Debussy est déjà trop connu! Et si l'on parle de ses deux dernières pièces pour le piano, toutes nouvelles encore: L'Isle Joyeuse et Masques, c'est pour en regretter les redites ou l'arome un peu éventé. Ces deux petites merveilles de rythme et d'harmonies précieuses nous avaient conquis, alors que Ricardo Vinès, correct et scrupuleux, de ses fortes mains d'accoucheur, en précisait la lumière et les ombres. Son intelligence et sa culture le servent pour l'interprétation de ces quelques pages, si riches ou si dénuées, selon celui qui les dissèque. Je sais bien qu'il y a deux motifs—dans l'Isle Joyeuse—auxquels on reproche comme de garder un arrière-goût de Godard; les délicats s'offusquent de ce qu'elles n'ont pas la belle assise un peu classique, de Prélude, Sarabande et Toccata, ni les parfums d'Orient, ni l'occidentale fraîcheur printanière d'«Estampes»: Pagodes, Grenade et Jardins sous la pluie—mais leur disposition, classique, quoique très voilée, et le développement romantique de la péroraison, dans l'une,—du milieu, dans l'autre,—font du piano, tantôt un orchestre militaire éclatant de cuivres, tantôt une bande de tziganes, ou encore le tambourin mêlé à la guitare des soirées espagnoles.
Il y a deux ans, les revues étaient remplies du nom de Debussy, on ne consentait pas à lui reconnaître un ancêtre. Debussy était le produit d'une autre planète,—un aérolithe. C'est à peine si l'on admettait que les Russes (pas même Moussorgski) lui eussent appris quelque chose. Aujourd'hui, non contents de «dépiauter» son quatuor et d'y reconnaître Siegfried, Boris, les Enfantines, ils y voient la muse du macrocéphale auteur de Jocelyn!…
Le fluet, ténu, fureteur Ravel était, la saison dernière, un reflet amoindri de Debussy; maintenant: «Qui a dit cela? Aucun rapport entre ces deux maîtres, Ravel a dépassé Claude Achille; il est si français!»
La ravissante «Pavane pour une Infante défunte», de Ravel, est en effet, dans son archaïsme rajeuni, bien de chez nous; mais «Oiseaux tristes»! N'est-ce pas une dernière forme de l'impressionnisme des sons? Car cet impressionnisme musical observe encore des règles, des limites rigoureuses, grâce à ce fort métier dont, plus avisés que les peintres, les musiciens se flattent tous d'approfondir l'étude. Je voudrais, une autre fois, analyser d'assez près les licences, les fautes contre la règle de l'École, les feintes grimaces de dérision qu'a faites Debussy, sans que dans aucune de ses pages les plus aériennes, et qui semblent écrites par un Francis Poictevin ressuscité, la ligne ne soit tracée d'une main volontaire, qui la cache, puis la fait reparaître, comme le rayon intermittent d'un phare.
Que sont l'impressionnisme et le modernisme savants, en regard des touchants mais par trop frustes tâtonnements d'un Alfred Bruneau, le dernier disciple «naturiste» d'Hector Berlioz?
Ce «naturisme» mystique rejoint presque le «vérisme» de Gustave Charpentier. «Louise», si réussie, sorte de nouvelle Carmen, scénique, vivante, prouve l'inanité des théories pédantes, puisque, à sa façon, elle est un chef-d'œuvre, en dépit de sa marqueterie disparate: survivances du wagnérisme le plus extérieur et dernier écho du Chat-Noir; sorte d'imagerie que Rochegrosse, ou tel pensionnaire de la Villa-Médicis, aurait pu rêver… Avec son humanité conventionnelle, elle demeure originale, puissante même. Un auteur pourra garder sa personnalité intacte, toute pleine que son œuvre soit, d'ailleurs, de réminiscences qu'il serait puéril de trop marquer au passage. La musique moderne n'est-elle pas faite d'emprunts et de souvenirs? L'étude du grand Franz Liszt nous renseigne quant à cela, qui semble avoir trouvé maints diamants bruts, que, généreux, il présenta taillés, mais non encore sertis, à Richard Wagner et à tant de ses contemporains.
L'exécution par Chevillard de la Faust symphonie, surtout de sa dernière partie, prouva le peu de scrupules d'un plagiaire de génie. Wagner est très au-dessus de Liszt, mais celui-ci, qui lui a tant prêté, demeure, quoiqu'en disent MM. Adolphe Jullien et Edmond Schuré, un prodigieux inventeur.
Je suis parfois tenté d'aller chez un chanteur qui, du moins, soucieux des effets de sa voix, me ferait connaître des opéras ou des mélodies qu'on rougirait, dans les bonnes maisons, de même mentionner. Les snobs portent, ces jours-ci, Mozart sur le pavois. Quand sera-ce le tour de Rossini? Beethoven et Wagner pâlissent. Berlioz! on en rit. Bientôt on découvrira Gounod, qu'il serait temps de ne plus confondre avec Ambroise Thomas, car il est le père de Saint-Saëns, qu'il faut toujours citer le premier, de Gabriel Fauré (en baisse dans l'opinion, lui, mais patience!) de Massenet… de Debussy, de Ravel…
Nous ne chercherons plus la vérité; contentons-nous de l'émotion, nous fût-elle communiquée par un orgue de Barbarie, ou par les danses anglaises des music-halls, chers endroits d'où le Grand Art est banni, heureusement!
L'imitation importe peu. Tous les grands maîtres ont été des pillards. Seulement, il faudrait avouer et ne pas se donner pour un Cévenol, quand on se gave de choucroute à Bayreuth.
Le cas d'Indy! C'est cette sorte de hantise qu'exerce un Wagner sur un Vincent d'Indy, au point de lui dicter des poèmes dont les situations mêmes l'écrasent. Le cas de cet excellent musicien, d'ailleurs presque unique, est désolant pour ses admirateurs.
On me reproche souvent de trop m'arrêter aux questions de technique. Je suis loin de penser qu'elle se suffise à elle-même, et toute l'adresse, la science de l'orchestre, qui scintillent à la première lecture d'un ouvrage de Saint-Saëns, ne me feront pas retourner à une représentation d'Hélène, après que j'aurai joui, une fois, de l'adresse du compositeur. Pas plus son orchestre, tour à tour fluide, simple ou dense et si bien divisé, ne me retient, que le meilleur entre les poèmes de Richard Strauss, ce Meyerbeer de la symphonie. Il nous occupe plus longtemps avec son orchestre, mais la banalité, pour ne pas dire plus, de son inspiration nous décourage. Une apparente supériorité lui vient de la complication follement amusante de ses parties instrumentales et d'une fausse «obscurité». Je viens d'entendre à Londres la Symphonie Domestica, où les querelles, comme les tendresses d'un ménage, le bain de l'enfant, les projets d'avenir pour celui-ci, doivent être saisis au passage,—trois quarts d'heure d'intentions, sans répit,—avec quelques beautés dans un désert.
Parlerai-je de M. Albéric Magnard? car ses partitions non jouées sont le plus neuf attrait pour les musicographes. Je le connais assez pour être sûr que rien de banal ne tombera jamais de sa plume économe. Une symphonie nous apprit, naguère, les belles forces dont il dispose. Mais les circonstances m'ont jusqu'ici privé de lire son drame lyrique et ses autres publications. J'attendrai donc. Mais déjà l'on entoure M. Magnard d'un mystère de légende. Je suis très curieux de voir comment il a célébré musicalement la Justice. Les idées chères à notre époque auront sans doute rencontré en Magnard un chantre dont je sais l'austère accent, le sens populaire et les hautes aspirations sociales…
La République et la Démocratie ne sauraient manquer de produire un musicien, pour sanctifier leur idéalisme, jusqu'à ce jour si médiocrement formulé dans la littérature et les arts plastiques.
Mais on nous assure que le prochain génie musical ne naîtra, ni en France, ni en Allemagne, ni en Italie. Il paraît que c'est «le tour» de la race anglo-saxonne. Je ne vois pas en sir Edward Elgar, ce phénix attendu. Paris va connaître, dit-on, son «Songe de Gérontius». Mais il est peu vraisemblable que l'ennui morne qui se dégage de toutes ses œuvres, ne fasse fuir nos compatriotes. Je ne suis pas encore fatigué, quoiqu'on en rie, de la pompe écrasante de Johannès Brahms. Il me paraît quelquefois encore presque agréable. Mais Elgar!… Un Brahms pour la place publique et qui n'a rien du caractère si particulier au rythme anglais. Il pourrait aussi bien être allemand. Mais je vous prie de retenir un nom, Percy Grainger, celui d'un tout jeune homme né en Australie. Vous ne connaîtrez pas sa musique avant peut-être de longues années, car il n'a pas vingt ans encore et ne compte rien faire exécuter avant la trentaine[13]. Il lui faut d'ici là, dresser des exécutants, chœurs et orchestre, capables de l'interpréter et des chefs d'orchestre exceptionnels pour conduire l'armée de ses exécutants, dans des morceaux d'une si folle complication de mouvements simultanés et contraires, qu'il tente, pour remplacer les bras du chef, de faire établir par quelque Edison, un conducteur automatique, capable de mener à l'assaut des bandes tonitruantes. Pour Percy Grainger, toutes les musiques de tous les pays, ont le même intérêt. Sa tête est pleine de ce qu'il a entendu au Japon, en Chine, dans les différentes parties de l'Orient et de l'Occident. Il sait Bach par cœur, méprise l'entière production du siècle passé, tolère à peine Wagner et quand je lui apportai Pelléas et Mélisande: «Voilà, s'écria-t-il, enfin, qui contient les graines de toutes les essences d'arbres que je veux cultiver intensivement dans mon énorme forêt».
[13] Grainger a dépassé la trentaine, mais ses triomphes comme pianiste… et la guerre, qui l'a «exilé» en Amérique, ont interrompu une œuvre trop brève jusqu'ici.
On me ménagea, certain jour, un étrange régal. Enfermé entre deux portes, sans qu'il en sût rien, il me fut donné de l'entendre jouer, hurler, siffler deux choses: «Danses anglaises» (orchestre); «Sur la Montagne» (orchestre et chœurs). Jamais je n'oublierai ces minutes… et depuis lors j'ai lu les partitions aux innombrables parties et je vous puis assurer que je n'ai pas été le jouet d'une illusion. Ce sont là deux pièces inouïes, d'une forme aussi décidée que celle de Bach, d'un rythme britannique qu'on ne saurait confondre avec rien d'autre, d'une conception thématique inconnue jusqu'ici, poétique, populaire, grossière, violente ou ingénument touchante.
L'été dernier, je retrouvai Percy, dans l'atelier de Sargent, à Londres, où il consentit à blesser un piano, devant quelques admirateurs conviés à cette lutte: quelques musiciens de Chelsea vous diraient que je n'exagère pas. Ce qui vous donnerait la meilleure idée de l'allure générale de ses morceaux, ce serait le milieu du prélude de Tristan, quand les gammes ascendantes jaillissent l'une après l'autre, comme dans une poursuite, ou comme les vagues, qui semblent dans leur course, toutes, vouloir arriver la première sur la plage, quitte à s'écraser en route. Cyril Scott et Percy Grainger ne veulent pas de «trous» ni d'arrêts dans le jet de leur musique, c'est plus que la mélodie infinie, c'est, disent-ils, le «flow». La «danse» de Grainger est thématiquement simple et d'allure populaire, mais le travail harmonique et le contrepoint en sont stupéfiants, par le retour et la superposition en forme de canon, de deux figures sur quoi elles sont bâties et qui se magnifient, vont se multipliant, brisées et ressoudées de mille façons. Il est impossible d'écouter cela immobile. On se prend à frapper du pied et à s'agiter; l'auteur chante et parfois siffle pour détacher le thème des broussailles qui l'enserrent. Je sais pourtant des mélodies du même Grainger, simples et majestueuses, comme du Haëndel.
Le piquant et la saveur acide de certaine musique des «burlesques» anglais, se retrouvent dans d'autres pages violentes, de mouvement persistant et progressif, qui s'élèvent jusqu'au plus haut pathétique. Dans tel chœur, la donnée est la suivante: des hommes de différents âges et de tailles diverses, des enfants, marchent à différents plans d'une scène; chaque partie est écrite dans un temps opposé, qui correspond à la grandeur du pas que marque chaque groupe. Chaque motif, car ce n'est plus, à proprement parler, une mélodie, se distingue, dans la trame enchevêtrée de cette partition surchargée. Attendez, attendez!… Percy Grainger a une tête de jeune archange, aux cheveux d'or, blanc et rose, avec des yeux gris… d'un qui sait ce qu'il veut!
La difficulté du métier, sans quoi l'œuvre est inexistante, les règles qui n'en sont pas encore oubliées, protègent la musique contre les attentats aveuglément révolutionnaires; les plus anarchistes par leurs tendances, vont d'abord étudier la mathématique, aux Écoles, et ils composent pour un public sensiblement plus instruit que ne le sont les visiteurs d'un Salon. Presque tout le monde a quelques notions de ce dont un morceau de piano, d'orchestre même, est fait. Enfin, si épuisante que dut être notre préoccupation des réminiscences, le public passe outre, si l'œuvre est magistrale. Regrettons la trop grande réticence d'un Debussy ou d'un Ravel, dont je sens que l'idéal de perfection dans l'étrange et le rare, les menacerait des mêmes dangers que les derniers mallarmisants; mais à côté d'eux, il y a des tempéraments moins resserrés, et l'abondance, la facilité même et l'agrément, qui sont si réprouvés parmi les goûts du jour, quelques-uns en feront un usage imprévisible dans un art nécessairement formel où la force et la science à la fin prévalent.
La réputation d'un compositeur sans métier n'est pas de longue durée. Parfois on nous en signale un, et n'y a-t-il pas eu jadis un Gabriel Fabre?… Mais sa gloire reste terne, alors que s'il s'était exprimé en couleurs sur la toile, je ne sais s'il ne serait pas un génie… pour Charles Morice…