Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
DÉCORATION DE LA CATHÉDRALE DE VICH
par M. José-Maria Sert
1908.
Si nombreuses que soient les peintures décoratives dans l'histoire de l'art, et quoique les plus illustres génies s'y soient essayés, nous sommes rarement convaincus de leur complète réussite en tant que parure des édifices. D'abord est-il beaucoup de monuments auxquels ce mode de décor ait en vérité ajouté de la richesse et de la beauté—ou dont nous sentions qu'ils ne pouvaient s'en passer? Les palais et les églises de l'Italie, par leurs proportions mêmes et leur allure, s'en accommodent et s'en honorent. Mais de tant d'exemples proposés par le passé, quelle théorie, quelle conclusion faut-il tirer? Plus les dates se rapprochent de nous, et plus nos hésitations augmentent. Dans l'école moderne, il nous arrive couramment de déplorer, plus que d'approuver qu'on n'ait point laissé la pierre ou le marbre nus, comme les briques dans la cathédrale de Westminster.
On frémit en comptant les conditions à remplir, les qualités que doit posséder l'ambitieux qui, dépassant les limites du cadre doré d'un simple tableau, pour couvrir des murailles, se hisse jusqu'au toit et fait appel à notre attention, veut la retenir du haut en bas d'une salle. L'échec guette le téméraire qui ne craindra pas de se mesurer avec les maîtres de la Renaissance et du dix-huitième siècle français; la redite, le pastiche.
Quand je dis «peinture décorative», j'entends celle faisant partie intégrante de l'architecture, et non pas les toiles de Salon, qui sont des tableaux de chevalet agrandis, ni les ornements entrelacés d'arabesques dont l'humanité s'est plu, depuis l'antiquité la plus lointaine, à embellir ses temples et ses maisons. Le «tableau agrandi», comportant un sujet déterminé, représentant des hommes ou des dieux dans leurs occupations héroïques ou familières, et nous dominant d'une frise ou d'une coupole: voilà qui devient odieux, insupportable, dès que cela n'est pas sublime ou exquis.
Peut-être, tout compte fait, nos mœurs requièrent-elles un style décoratif nouveau, plus moderne. Whistler le croyait et sa Chambre des Paons prétendait être une révolution; mais cette révolution, les Japonais l'avaient faite avant lui. D'autre part, si le japonisme ou la fleur stylisée ont amplement pourvu aux besoins de nos appartements, il arrive encore que l'on construise des églises, des galeries, des mairies et d'autres bâtiments publics, pour lesquels l'État entend que les peintres par lui désignés, continuent la tradition. Que devront donc imaginer ces malheureux?
Sans remonter à Ingres, à Delacroix et à Chassériau, inégaux dans leurs tentatives, mais intéressants par la qualité même de leur esthétique, combien citera-t-on de maîtres à ranger parmi les décorateurs proprement dits? Le charmant et si original Parisien Baudry, dans quelques parties du foyer de l'Opéra; Puvis de Chavannes, quand il consent à oublier le Salon des Champs-Élysées! Ce poète ne fit guère bon ménage avec le constructeur. Enfin, nommons MM. Albert Besnard et Maurice Denis, auxquels peu de chances furent jusqu'ici données de collaborer avec l'architecte.
Si les mots «grand effort» n'avaient été tant galvaudés, je les emploierais à propos de l'œuvre considérable, mûrement réfléchie, composée, voulue et en voie d'être achevée, par M. J.-M. Sert pour la cathédrale de Vich. On ne construit plus de cathédrales que dans la province de Barcelone!
Ce jeune homme eut la rare bonne fortune de se voir offrir l'occasion, improbable de nos jours, ou, tout au moins, exceptionnelle pour lui, décorateur-né et catholique érudit, de couvrir de sa brosse toutes les parois d'une église nue, simple de lignes, noble d'allure. Nous qui savions ce dont il est capable, et ce qu'il préparait dans sa singulière retraite d'étranger, à Paris, de curieux fréquentant chaque soir les théâtres, ce fut une joie d'apprendre, l'année dernière, que son projet était accepté par la commission de ses juges ecclésiastiques; qu'il allait enfin réaliser, en couleur, les étonnants projets que son fusain avait cherchés, ses mille croquis semés en prodigue sur le plancher et les meubles de l'atelier. Ses amis, pour s'y faufiler, durent parfois marcher sur des monceaux de feuillets dont beaucoup sont perdus, effacés, et qui à eux seuls auraient assuré la réputation future de M. Sert, s'il les avait plus tard classés et réunis. Alors on aurait vu ce qu'est la genèse d'un grand ouvrage de cet ordre.
M. Sert est, avant tout, presque uniquement même, préoccupé de l'effet décoratif de la peinture; il semble à peine admettre que celle-ci ait d'autre but que de rendre les murs somptueux. Il n'est pas un amateur passionné de tableaux, et tant chez les anciens que chez les modernes, son culte est réservé aux décorateurs. Il a étudié Tintoret, Véronèse et Tiepolo à Venise, et il en parle avec une rare éloquence, pour les avoir analysés, au point de vue du professionnel où ces maîtres artisans se plaçaient eux-mêmes. Quant à la valeur purement picturale d'un Manet, d'un Cézanne, même d'un Chardin ou d'un Velasquez, je crois qu'il leur préférera une belle étoffe de Gênes ou de Florence. La couleur, les lignes, les volumes, les proportions, les mouvements de l'être humain et des animaux (dont il tire souvent un parti si curieux), toute la nature se présente à lui sous l'aspect décoratif et arabesque.
On se rappelle la salle à manger Les Vendanges que feu Bing lui avait commandée pour son pavillon à l'Exposition universelle de 1900. M. Sert, tout jeune alors, s'était livré sur les petits panneaux de la pièce à une débauche d'entrelacs où le nu des gamins vendangeurs se mêlait à d'énormes grappes de raisins, à des feuilles contournées, le tout en camaïeu gris et or. Depuis, on sut qu'il avait de magnifiques esquisses, qu'il cherchait des demeures à revêtir de ses brillantes compositions, mais il ne voulait rien montrer, et l'on avait fini par douter qu'il développât ses merveilleux dons.
La première fois qu'il m'entretint de ses rêves, de «sa Cathédrale», j'avoue que je demeurai ébahi, et, le confesserai-je? un peu sceptique. Accoutumé à l'entendre faire des théories, si au-dessus des préoccupations actuelles, je tremblais de crainte qu'il ne devînt une manière de Chenavard, un causeur, un esthéticien trop difficile pour lui-même, dégoûté avant presque de commencer, voyant la Beauté partout en idéaliste, loin de la réalité. Ce chercheur d'effets trop compliqués, les rendrait-il jamais avec la maîtrise que son orgueil admet, seule, comme excuse à l'emploi des couleurs et des lignes, en tant qu'expression de ses idées?
Comme je suis heureux de m'être trompé! Et quelle joie me donne aujourd'hui le résultat dont le Salon d'Automne révèle une partie.
C'est, dans cette collection de tâtonnements, l'espérance, l'aurore d'un génie, la déconcertante présence, parmi nous, d'un être jeune, qui sait, qui pense et qui… réalise!
Je ne crois pas que Sert ait jamais reçu de leçons dans un atelier. Il était destiné à s'occuper dans l'industrie de son père, de tapis, de tissus, en somme à exercer ses aptitudes d'ornemaniste. Il quitta l'Espagne et voyagea. Londres, Munich, Dresde, le retinrent quelque temps. Dans ses Vendanges, l'influence allemande est assez visible; non pas Boecklin, mais un certain style très «à effet», tant soit peu emphatique, qui fut à la mode il y a vingt ans, de l'autre côté du Rhin, à Vienne surtout, et que les magazines comme Jugend continuèrent, après, d'exploiter pour leurs ingénieuses illustrations. En soi-même ce style trop lourd et ronflant, dernier souvenir d'Albrecht Dürer et de Mackart combinés, n'avait rien qui l'imposât très particulièrement à notre approbation. Mais on ne s'étonnera pas que son semblant de force et de nouveauté ait arrêté un jeune Espagnol, qui fuit sa province catalane et s'en va courir après la gloire. Quels progrès M. Sert a faits depuis lors! Quel développement!
Puisqu'il est d'usage, dans un compte rendu de Salon, de dire ce à quoi ressemblent les œuvres décrites, afin de prévenir, pour ou contre elles, les rares lecteurs d'un tel article; et puisque aussi bien, la comparaison avec des œuvres connues renseigne mieux que ne fait une description, sur de nouvelles venues, on se laissa tenter de nommer Michel-Ange ou Tintoret, à propos de l'exposition de M. Sert.
Le très dangereux programme que le peintre s'est imposé, amènera ces illustres noms sur quelques langues naïves. On a dit qu'il y a de l'espagnol, de la colonne torse, de la «Gloire à rayons d'or des églises jésuites», dans ses panneaux. Mais je me refuse, quant à moi, d'y distinguer rien de spécialement national. C'est à la fois très classique d'ordonnance, très romantique et très nouveau. Un moderne seul pouvait faire cela: un moderne qui a tout vu, puisque le chemin de fer et l'automobile nous défendent d'être sédentaires; un moderne qui s'est attardé à Venise, qui adore le rococo du XVIIIe siècle, les panaches, les raccourcis, les draperies de Tiepolo; un moderne qui est souvent passé sous les plafonds de Delacroix et fut hanté par la noblesse de J.-F. Millet.
Voici des noms pour faire plaisir à ceux qui en demandent; mais ces noms risqueraient d'égarer, plutôt qu'ils n'instruiraient le lecteur retenu loin du Salon d'Automne.—L'œuvre de M. Sert ne ressemble pas plus à Tiepolo ni à Michel-Ange, que les femmes d'Anglada à des Parisiennes, ou les modèles de Zuloaga à ceux de Goya—et sa technique est toute moderne, comme celle de ces derniers, mais bien plus saine. Cette technique, elle fut l'objet de ses recherches les plus douloureuses, et il ne pouvait en être autrement. En effet, songez aux difficultés qu'offre à un jeune homme de ce siècle-ci, l'exécution d'un travail si en dehors de tout ce que nous semblons appelés à faire, et pour quoi rien ne nous a préparés dans notre superficielle et incomplète éducation. La fresque? Il ne pouvait y songer pour plusieurs raisons. La détrempe? Elle n'a pas de solidité. Il fallait donc se résoudre à accepter la peinture à l'huile. Mais alors, quelle matière, quelle exécution? Entre cet «Esperanto» que l'on enseigne couramment dans les écoles, à l'usage des gens honorés d'une commande officielle; entre le lavis d'un Besnard et les taches délicates d'un Vuillard, il s'agissait de trouver une pâte robuste et malléable à la fois, bonne à étaler sur les centaines de mètres carrés d'une toile peinte ici, et marouflée à Vich. Les expériences ont coûté beaucoup de sacrifices, mais il est à peu près certain maintenant que l'effet au total sera excellent.
La première idée de M. Sert fut de faire un camaïeu jaune, qui donnerait une harmonie dorée. Il y renonça et se mit résolument à jouer de la polychromie, avec prédominance d'ocres, de rouges sombres et de bleus. La lourdeur volontaire qu'on pourrait reprocher à certaines parties de l'œuvre, vues de près dans l'atelier, disparaît si l'on se recule. D'ailleurs, un des moindres mérites de M. Sert n'est-il point d'avoir mis du brun, de la sévérité dans sa gamme de couleurs? Nous sommes si fatigués des colorations grêles ou trop aiguës, de toutes ces taches papillotantes dont abusent les impressionnistes fous de lumière et d'étrangetés à tout prix, que ce nous est un repos et un régal, de suivre cette arabesque logiquement agencée, sobre de couleurs, pleine de sens, quoique ne versant jamais dans la littérature, et possédant les qualités picturales requises pour une œuvre qui n'est pas une suite de tableaux, mais une décoration—et combien lumineuse quoique le blanc y soit, au plus, de l'ocre!
Ce point étant acquis, toute sécurité nous était garantie quant à la trouvaille du sujet et de la composition.
Le thème d'ensemble est la représentation du Monde Bienheureux. A cause des piliers et des corniches entre lesquelles se placent les surfaces que M. Sert décore en totalité, et qui en partie touchent le sol, en partie sont à mi-hauteur, et enfin là-haut dans les voûtes—il divise ce thème en trois zones: en bas, ce qui a rapport à la vie terrestre; tout en haut, ce qui a trait à la vie céleste; et entre les deux, les moments de l'Histoire Sainte où le ciel a été en contact avec la terre, par l'entremise des messages, c'est-à-dire des Anges. A droite, des scènes du Nouveau Testament; à gauche, celles de l'Ancien Testament. Les trois points principaux coïncident avec ceux du monument:
1o Le maître-autel, vers quoi toute l'attention doit converger. De cet autel jaillit un arbre qui étend ses rameaux de l'un à l'autre côtés du chœur, et qui fournit le «leit motiv» des frises dont s'encadrent les compositions à figures, de telle sorte que, de quelque coin de la cathédrale où vous vous arrêtiez, votre attention sera conduite vers le maître-autel.
2o Le panneau le plus grand fait face au chœur, là où, dans les églises, se dresse l'orgue, au-dessus de la porte d'entrée. Ce panneau occupe tout le revers de la façade, et coupant les trois nefs perpendiculairement, forme triptyque. Ici nous voyons l'ascension des Hommes vers le Ciel. Trois cortèges: celui des Docteurs qui ont cherché Dieu par la Vérité; celui des Saints et des Héros, qui l'ont cherché par la Bonté; enfin celui des Hommes, qui l'ont cherché par la Beauté.
3o La coupole du transept (la plus haute de l'édifice). Là M. Sert peindra la Trinité bénissant la Création. Il a voulu ainsi que l'aboutissant de toute l'Histoire fût une Bénédiction.
Ce sujet général donne lieu à des divisions qui coïncident avec les parties saillantes ou rentrantes de l'architecture. Le chœur forme comme un petit édifice dans la cathédrale; et le sujet de sa décoration est encore un petit ensemble et une partie du grand. C'est l'adoration des Mages et des Bergers: les puissants et les humbles apportent tous les fruits du monde. A gauche, l'hommage de l'Orient; à droite, celui de l'Occident.
Ce simple énoncé suffit à renseigner le lecteur sur l'esprit distingué et rare auquel nous avons affaire.
Les extraordinaires cartons que M. Sert a dessinés et redessinés, puis mis au carreau et reportés sur la toile, nous avaient depuis longtemps émerveillés. Il est très rare qu'un artiste ait réussi à habiller aussi somptueusement des symboles et à leur donner une forme plastique aussi unie à la fois et variée. Point de cette odieuse humanité; point de ces gestes mélodramatiques, que l'on donne si volontiers à une mère qui allaite son enfant, ou à un ouvrier buvant un verre de vin; point de ces déformations arbitraires où se sont perdus, par crainte de la banalité, les meilleurs d'entre nous. Les mouvements disent bien ce qu'ils veulent exprimer, à savoir des arabesques et des volumes. La grande intelligence de l'artiste l'aida à se convaincre que ces sujets sacrés devaient, pour être lus de loin, être écrits en arabesques. Il les a distribués comme un enlumineur gothique, dans les branches de cet arbre qui déploie ses rameaux sur toutes les murailles de la cathédrale. La conception générale, la donnée ornementale de l'œuvre, est une des plus fortes et des plus ingénieuses que je sache. On peut tout attendre d'un homme qui a inventé, pensé, exécuté en si peu de temps—et combien honnêtement aussi!—une pareille œuvre plastique.
Si l'on prenait encore au sérieux ce qui est sérieux, cette manifestation aurait un énorme retentissement; elle serait saluée avec respect par tous ceux qui tiennent un pinceau ou une plume. La puissance du cerveau, l'art, la science, la volonté, l'acharnement requis pour la mettre sur pied, ne frapperont peut-être pas un vaudevilliste dont les trois actes sont annoncés, racontés, portés aux nues trois jours durant sur trois colonnes des journaux. Une grandiose entreprise comme celle-ci, inspire de l'horreur aux pauvres essoufflés dont les bras tombent de fatigue quand ils ont accordé un bleu avec un jaune sur un bout de toile; elle rend méfiants les visiteurs d'expositions qu'une déjà longue série d'années habitua aux esquisses, aux intentions, aux notes. La «sensibilité» de M. Sert n'est pas à la portée du premier venu.
Je regrette, oserai-je avancer, qu'un solitaire courageux et désintéressé ait livré à la foule les premiers fragments d'un ensemble impossible à juger hors de l'église pour laquelle il a été conçu. L'hospitalité du Salon d'Automne était tentante, mais plutôt comme une épreuve et un renseignement pour l'auteur, que comme une présentation de sa personnalité. Je ne suis pas allé voir cette exposition.