Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
DATES
JEAN-LOUIS FORAIN.
Paru dans la Renaissance Latine, 1907.
De Forain, classé parmi les caricaturistes, depuis si longtemps qu'il sème sans compter la graine de son esprit, les lecteurs de journaux n'ont retenu que des légendes dures, cinglantes, cocasses, ou gentilles et familières, commentant les rapides croquis dont le public ignore la rare valeur d'art et la science. Chez Forain, la concision du trait, grêle autrefois, aujourd'hui appuyé, large comme l'entaille d'une latte de fer, n'a toute sa signification que pour ceux-là qui comprennent la forme et combien, ramassée sur une petite surface, une ligne noire sur du blanc exprime de sentiments et de choses.
Hokousaï, «le vieillard fou de dessin», comme il s'appelait lui-même, s'exerçait, presque centenaire, chaque jour et sans cesse, à suggérer les aspects de la nature, le plus rapidement possible, d'un pinceau libre et précis, pensant que, pût-il vivre plus vieux encore, il parviendrait à la connaissance totale de la forme. J.-L. Forain, pareil à ce Japonais, aura passé son existence à tracer des lignes sur des feuilles innombrables, amas de documents humains, notés d'une main nerveuse et comme moite de fièvre. Trop longtemps, nous les avons vus dans des ateliers successifs, foulés aux pieds, se perdre lors de déménagements hâtifs.
Puisse Forain, pour l'histoire et pour notre joie, poursuivre une carrière aussi longue que celle d'Hokousaï! Mais peut-être ne ferait-il pas ce souhait pour lui-même, car, malgré la curiosité qui anime ses yeux de badaud et la verve de sa parole toujours jeune, on devine que l'avenir ne se présente pas à lui tel qu'il souhaita d'en voir le lointain et mystérieux développement…
Il ne pourrait assister, en spectateur amusé ou impartial, à la transformation de la France, car ses idées sont désormais aussi arrêtées, ses préjugés, ses convictions aussi immuables que fort est le caractère de son art, dans sa nouvelle manière.
«Monsieur, les préjugés sont la force d'une nation, dites?» déclare M. Degas, le maître dont Forain enchante de sa gaminerie le farouche et hautain isolement.
Je me plais à rapprocher ici le nom de ces deux hommes, malgré la différence de leurs âges. Depuis ses débuts, le cadet voua à son aîné une admiration et une amitié qui lui sont rendues avec un sourire de fierté paternelle. Forain doit beaucoup à M. Degas comme artiste, et, si opposé que soit le maintien de l'un et de l'autre, leurs idées sont de même essence; ce sont des Français d'un type devenu rare, on pourrait simplement dire des Français.
Si, dans l'opinion des Parisiens, Forain est tenu pour un simple caricaturiste amusant, à la suite des Cham, du Charivari, c'est à la diffusion de ses légendes hebdomadaires qu'il doit s'en prendre; car il est un dessinateur et un peintre—et il tient à être les deux,—dessinateur cursif, coloriste délicat, ses tableaux ont une valeur égale à celle de ses planches; ses toiles sont de la peinture, comme on la concevait chez les marchands, rue Laffitte, mais assaisonnée des épices de J. K. Huysmans. Il fut un des heureux de la pléiade des Impressionnistes. N'oublions pas qu'il eut l'avantage d'exposer avec ces novateurs.
Jean-Louis Forain, jeune peintre déjà connu, je l'allai voir des premiers, entre les artistes qui excitaient ma curiosité d'étudiant, il y a vingt-cinq ans,—dans son atelier du faubourg Saint-Honoré, où des gens de sport, des «cercleux» et des jeunes femmes à la mode posaient tour à tour pour des compositions dont les sujets étaient: le pesage des courses, le pourtour des Folies-Bergère, ou le foyer de la Danse. L'élégance de cette époque était rendue par Forain, d'une brosse un peu trop facile, peut-être. Manet venait de mourir; M. Degas n'était connu que de quelques-uns; MM. Béraud, Duez, Gervex peignaient, pour le public du Salon (il n'y en avait qu'un alors!), les aspects du boulevard et du Bois que le kodak n'avait pas encore vulgarisés. Forain, déjà apprécié comme «croquiste», était célèbre pour son esprit. Il attirait surtout des modèles de bonne volonté par sa conversation relevée de mots à l'emporte-pièce, du genre que l'on nommait rosse. C'était un garçon mince, au visage blême, à l'œil terrifiant; sa barbe clairsemée dissimulait ce pli amer de la bouche qui lui donne aujourd'hui un caractère presque douloureux, dans une face glabre d'Américain. Il n'avait pas l'apparence d'un peintre et soignait sa mise.
Le désordre de son atelier du faubourg Saint-Honoré n'avait d'égale que l'insouciance de ses visiteurs. De mordantes études, à l'huile ou au pastel, étaient entourées, sur les chevalets, de feuilles de croquis au crayon dont il se servait, car il peignait peu d'après nature, et ne «faisait poser» que pour ses dessins. On se serait cru, plutôt que chez un professionnel, chez un de ces nombreux amateurs qui commençaient déjà de louer un atelier en guise de garçonnière, et achetaient une boîte de couleurs comme des boîtes de cigarettes, de l'essence et de l'huile, comme des liqueurs pour leurs hôtes, des flâneurs riches.
C'était dans l'impasse, à droite et à gauche, une double rangée d'ateliers, dont les portes, dès avril, s'ouvraient pour les bavardages des voisins, les allées et venues d'un petit peuple d'oisifs. Un jour, venait le commissionnaire, avec son crochet, qui attendrait dans la cour, en écoutant la Vague, d'Olivier Métra, moulue par un orgue de barbarie, M. Forain n'étant pas prêt et retouchant son envoi au Salon, lequel il faudrait, avant le coucher du soleil, porter au Palais de l'Industrie, dans un encombrement de tapissières et de brancards chargés de barbouillages encore mouillés; une interminable file qui arrêtait la circulation aux Champs-Élysées: c'était l'annonce du printemps, des déjeuners chez Ledoyen et des samedis au Cirque d'Été, charmant émoi!
Je me rappelle si bien «le Buffet» que Forain allait signer, quand j'entrai chez lui vers cinq heures. Il était entouré de voisins et des curieux; des paris furent engagés sur l'achèvement problématique d'une toile pour laquelle on espérait une place «à la cimaise», une récompense peut-être, une mention honorable tout au moins. Ce «Buffet» dans une salle à manger moderne, est assiégé par des danseuses en tulle rose et blanc, à épaulettes remontées, comme des sacs à bonbons, d'où sortent des bras maigres et des clavicules plates; des mamans apoplectiques, sous «le piquet» de plumes de leur coiffure, surveillent les cavaliers en «sifflet» noir, le «chapeau claque» à la main, et jaunis par la flamme des candélabres; les maîtres d'hôtel, croque-morts solennels, servent des tasses de chocolat, des verres d'orangeade et des sandwichs.
Encore un tableau de la même période: le Veuf. Un homme effondré, désolé, fouille dans les dentelles et les menus objets de la femme dont il porte le deuil, comme perdu dans la chambre vide où il a aimé. Je n'ai pas revu, depuis lors, cette toile qui m'avait tant ému. Il me semble que de beaux noirs mats appuyaient des roses et des bleus tendres. Forain, alors, déchiquetait de petites touches allongées, dans une pâte assez semblable à celle que Berthe Morisot et Éva Gonzalès tenaient de leur maître Manet, mais l'exécution était plus grêle.
Forain, n'étant pas encore sûr de sa technique, hésitait à prendre un parti entre l'Impressionnisme et le Salon. L'influence de la vie élégante le ramenait vers des gens faciles, qui l'incitaient à la production négligente et amusée d'un faiseur de croquis.
Aussi bien, la peinture à l'huile n'était, pour Forain, qu'un exercice assez exceptionnel; il semblait préférer le pastel et l'aquarelle.
On aimerait à retrouver parmi ses rares portraits peints, celui de Paul Hervieu, cruelle image lunaire, tourmentée, du jeune diplomate d'alors, forgeant à sa table d'écrivain les phrases coupantes de Diogène le chien.
Il me semble qu'il y avait, dans ce portrait, un peu de la férocité caricaturale et de l'exagération satirique que je retrouve dans une silhouette de moi-même, ou de quelqu'un qui, m'assure-t-on, fut moi, vêtu comme un entraîneur, les jambes écartées, énormément gras et antipathique, dans un court «covert-coat» mastic, cravaté de rose, sur un fond vert de laitue.
Les pastels de commande voulaient être plus flatteurs. De l'actrice Bob Walter, il est un grand portrait, dans un costume Pompadour, robe de taffetas gris tourterelle, d'un joli mouvement gracieux et affecté; derrière elle, une colonne et une draperie conventionnelle qui cache un coin de ciel mauve. Portrait flatteur dans son intention, mais où l'ossature du visage et les minces lèvres pincées décelaient le peintre satiriste. Forain n'était rien moins qu'un courtisan. S'il avait déjà un faible pour les personnes titrées, les élégants et les fêtards dont il était l'ami, son œil implacable, son esprit de gamin, né au cœur d'un quartier populeux, réservaient à ses compagnons de plaisir et à ses amphytrions un remerciement redoutable.
Un des traits significatifs de Forain, dans la première partie de son œuvre, c'est l'allongement des pauvres corps efflanqués, un type tout particulier de dégénérés. Ses «gommeux», ses misérables filles d'Opéra montrent des anatomies grêles, des mines de rachitiques. Les hommes ont de longs nez minces, comme des becs d'oiseau de proie, le dos voûté, des bras de pantins, la moustache tombante en stalactites. Ses petites femmes sont construites comme les poupées-Jeannette. Leur chair fardée, séchée par la poudre et le rouge, est bien du temps où les disciples de Médan s'exaltaient à décrire les maisons Tellier et les Lucie Pellegrin. J. K. Huysmans demandait à Forain des pointes sèches pour illustrer Marthe et Croquis Parisiens; des Esseintes rêvait des caresses subies dans l'«ambiance» factice d'une perversité macabre et «artiste», par de phtisiques «pierreuses». On tenait Félicien Rops pour un homme de génie; le morbide et le satanique étaient à la mode. L'art de Forain, déjà fin et original, s'il nous intéressait, n'était point ce qu'il est devenu par la suite.
Si l'on reprend les anciens albums de Forain, l'on est surpris de voir le chemin parcouru depuis ses essais du début jusqu'au «P'sst…!» L'atmosphère de dissipation et de fête qu'ont respirée les peintres, vers 1880, explique dans une certaine mesure la légèreté, le hâtif, le tremblé d'un art purement parisien, qui devait éclore entre l'avenue de Villiers et la Cascade de Longchamps. Heureuse et bénie époque, pour celui qui tient une palette et se contente de copier, en se jouant, la société fringante qui s'agite dans la rue, au théâtre, au bar. Les tableaux de chevalet sont demandés partout, la peinture se vend, pourvu que l'exécution soit «d'un joli métier». Heilbuth dresse de petites figures de femmes dans des jardins de villas, sur les terrasses de Saint-Germain. Duez fait courir des pêcheuses de moules, vêtues de rose, dans les roches noires de Trouville. Gustave Jacquet, habile exécutant, adapte le XVIIIe siècle à notre goût, en des toiles qui étonneront plus tard, si jamais elles reviennent d'Amérique. On applaudit Gervex pour son portrait de Valtesse, le Rolla, le Retour du Bal, d'une matière soyeuse qu'admire Alfred Stevens, lui, l'égal des grands petits maîtres hollandais et le connaisseur impeccable. James Tissot, encore réfugié à Londres, est en plein triomphe et reçoit dans sa maison de Saint-John's Wood, les jeunes gens, Helleu, Sargent et moi-même. Partout, les peintres sont rois, ils gagnent de l'argent et construisent des hôtels dans la plaine Monceau. Boldini, prestigieux dessinateur et coloriste maladif, accumule de menus panneaux où la vie de Montmartre, le mouvement de la place Pigalle, sont rendus avec une verve dont Degas et Manet sont enthousiasmés. Le talent est apprécié; on voit rendre justice aux uns et aux autres, sans préoccupations théoriques et sociales. Forain, dans cette capiteuse régénérescence, dix ans après la guerre de 1870, est un spirituel et caustique spectateur qui projette partout le rayon de sa lanterne sourde, familier avec les difficultés matérielles et les bas-fonds de la capitale, et admis dans un milieu de luxe excessif où il n'apporte pas le snobisme sot des romanciers en vogue, mais l'attention d'un chasseur aux aguets. Son travail est surtout fait d'observation, et s'il dépose de légers croquis sur le moindre bout de papier qui tombe sous sa main, il regarde les hommes, comme il a regardé les Maîtres, en flânant, dans le Louvre. Il est perspicace. Sans tendresse ni commisération, il juge.
Jean-Louis est le cadet de tous les peintres renommés entre lesquels il erre encore, les mains dans les poches, ricanant, plus apprécié pour les mots qu'il lance partout que pour ses œuvres.
L'éditeur Charpentier crée «la Vie Moderne», journal illustré auquel collaborent les écrivains dont il est l'éditeur et l'ami. Forain lui donne de petits culs-de-lampe, d'une fantaisie un peu japonaise, à côté de Rochegrosse, le filleul de Banville, alors un enfant prodige. On trouve de ces dessins partout, ils traînent chez les marchands.
Classé, à cette heure-là, parmi les derniers venus de l'impressionnisme, Forain évite de préciser le trait, redoute «l'habileté» que le public réclame de ses fournisseurs. Il se range parmi les «avancés», mais avec nonchalance encore et espièglerie. Le soir et la nuit sont plus longs que le jour. Entre un réveil las, un déjeuner où l'on s'attarde à bavarder au restaurant, et la fin d'un après-midi qui vous ramène vers les Acacias en été, vers le café Américain en hiver, Jean-Louis n'a guère le temps de fignoler. Ses aquarelles, ses notations de mouvement et d'effets sont rapides et sommaires. Il n'appuie pas. Et les motifs reviennent toujours ou à peu près les mêmes, pris entre la Bourse, l'Opéra et l'avenue du Bois. C'est le triomphe des ballets italiens à l'Eden, le fameux «Excelsior», la rage des Skating-rinks, dans un Paris déjà loin de nous, plus petite ville, où l'on entend moins parler de langues étrangères, où l'on se sent plus chez soi.
Si Forain s'en était tenu là, il serait resté au second plan dans une génération de peintres qu'adulait un public disposé à tout accepter, pourvu qu'il n'y eût pas d'effort de compréhension à faire, en présence d'une œuvre d'art. Sans rien changer à ses habitudes, de plus en plus répandu dans les sociétés qui souvent accaparent et détruisent un peintre, Forain s'est peu à peu développé, jusqu'à conquérir la maîtrise, par un exercice quotidien et ininterrompu de son crayon. Il n'est pas rare de voir un artiste s'ignorer jusqu'à quarante ans, obscur et méconnu, puis enfin s'imposer sur le tard par l'autorité de son cerveau et de sa main; mais ce ne fut point le cas de notre ami, et personne, dans son entourage, ne prévoyait que dans ce Paris de toutes les frivolités, dont il est l'enfant gâté et l'esprit même, couvaient des crises morales d'où surgirait un grand artiste.
Un jour, le directeur du Courrier Français auquel Forain collaborait parfois, Jules Roques, lui demanda de souligner le sens de ses dessins par une légende. A cette heureuse idée nous sommes redevables d'une série d'études de mœurs que différents éditeurs réunissent en des albums qui s'appellent: la Comédie Parisienne (première et seconde série), Nous, Vous, Eux, Album Forain, Album, Doux Pays, les Temps difficiles (Panama). Dans un supplément du Journal, dans l'Écho de Paris et surtout dans le Figaro, ce furent ensuite d'incessantes trouvailles de philosophe d'une ironie amère, simple et bon enfant tour à tour, où de typiques aspects de notre vie étaient commentés par le verbe le plus direct, le plus férocement français. La moitié de ces «légendes» sont incompréhensibles pour un étranger, étant aussi gauloises que celles du grand Charles Keene, du Punch, sont britanniques. Le Fifre et le P'sst…!, deux journaux qui n'eurent qu'un nombre restreint de numéros, mais où le texte du dessinateur était parfois assez abondant, furent le royaume de Forain, quoique Caran d'Ache y ait aussi, pendant une période, collaboré.
Si l'on passe en revue la collection complète des dessins à «légende», on est frappé par une admirable variété d'inspiration et de technique. Forain, qui connaît son Paris depuis la cave jusqu'au grenier, n'est point de ceux qui se cantonnent dans un milieu, ne regardent que les «gens du monde» ou, au contraire, selon une mode récente, le «Peuple». Il n'est pas dupe de ces distinctions sociales. A d'autres que lui d'être blessés par la vue de ce qui n'est pas leur classe, et d'affecter le mépris de ce qu'ils croient être au-dessus ou au-dessous d'eux.
Son jugement sur les événements et les hommes est celui d'un enfant de Paris, d'un temps où l'éducation, donnée sans passion, et moins tendancieuse, laissait les cerveaux plus libres. Un album, daté de 1894, Doux Pays, put passer pour une œuvre de parti; mais la morale qu'on en tire est celle d'un flâneur dans la rue, qui se promène le nez en l'air, marque les coups sans indignation, se divertit plutôt. Pendant la période du Boulangisme, ce flâneur reste sceptique et attend, sur un pied, les événements. On se rappelle ces «rats d'Opéra», ces petites danseuses qui se bousculent autour du trou dans le rideau de la scène; l'une dit en parlant du «général», frissonnante de l'incompréhensible émotion qui nous secouait tous alors, à entendre un nom magique: Il est dans la salle!
L'Œillet de l'absent, lors de la fuite de Boulanger, est un autre dessin célèbre.
L'expérience déjà longue de Forain lui fait mettre dans la bouche des invités du Président, voyant une quinquagénaire épaissie, qui est la République en bonnet phrygien:
Et dire qu'elle était si belle sous l'Empire!… exclamation où perce à peine la déception des honnêtes gens, dégoûtés au moment de Panama, mais patients et résignés.
Sous Carnot comprend des satires du péril anarchique qui, n'en étant qu'aux bombes, ne semble pas bien menaçant au boulevardier. «Papa, ne te trompe pas pour ta bombe: 201 C5, K0, C6, H3, AZO2 30», dit une gamine à son papa, qui réfléchit et répond: «Bien! Avec de l'acide sulfurique et du savon noir… ça ira!»
Forain blague la terreur «des riches». Juré lors du procès des auteurs d'attentats, un bourgeois revient en retard du Palais de Justice; sa femme et sa fille se sont levées de table pour le recevoir, inquiètes: «On ne t'attendait plus pour dîner.—Il s'agit bien de cela, je viens de faire mon devoir… Maintenant vite les malles… filons!»
Il gouaille les familles des «chéquards», le député satisfait et glorieux, le parvenu, celui qui, s'adressant à une famille de pauvres hères assis sur un talus le long de la route, descend de son coupé à deux chevaux, pour solliciter la voix de ses électeurs, et insinue:
«Vos besoins sont les miens, vos aspirations sont les miennes! Je sais que vous ne voulez pas d'une Constitution calquée sur l'Orléanisme…»
Forain se contente de hausser les épaules. S'il y a quelque âpreté dans son ironie, c'est celle du Français, de tempérament gai mais batailleur, celui qui ferait les bons soldats de la Revanche, comme dit Déroulède.
A l'adresse des habiles politiciens qui promettent à la foule des miséreux l'entrée prochaine dans un Paradis terrestre:
«Mais, monsieur le Député, Charles X a dit tout cela à mon père…»
Dans ce même esprit:
Les élections municipales. L'éloquence parlementaire. Les nouveaux ministres. Vétérans de la démocratie: «Je viens humblement, monsieur le Ministre, solliciter…»
Sous Casimir Périer. Une gentille petite République console un rude travailleur mécontent:
«Que veux-tu qu'j't'dise?… C'est fait. Mais avoue toi-même que Brisson n'aurait pas été rigolo?»
La même dit au Président Périer: «J'ai eu très peur, on m'avait dit que vous étiez du Jockey-Club.»
«Le panmuflisme» écrit Forain, dégoûté de certaines bêtises… puis il passe. Dans cette série de Doux Pays (décembre 1894) c'est un prélude à l'affaire Dreyfus. Un Alsacien, à la frontière avec ses deux bébés, regarde arriver des militaires français; il leur crie: «Bravo!»
Sous Félix Faure. Le Président dit à son valet de chambre: «Allez me chercher le tailleur de monsieur Carnot.» Sur le retour de Rochefort: des gardiens de la paix, maintenant une foule grelottante, brandissent de gros bouquets pour l'écrivain populaire: «Parlez plus bas, monsieur le Député, nos hommes ne votent pas», dit le brigadier.
«—Mon cher ministre, un électeur a été provoqué par la vue d'un prêtre en uniforme. Aussi comme le député est vénérable de notre loge, je vous demande les palmes pour ce courageux citoyen.»
Le grenier de la mairie du Havre: des bustes de Louis-Philippe, Napoléon III, Thiers au milieu de souliers éculés et de vieilles culottes: «Tout passe, tout lasse, tout casse!»
Les fêtes de Kiel, juin 1895: la jeune République, dans un manteau qui est la carte de France, montre de son éventail d'invitée, la flotte allemande:
«Quel toupet de m'envoyer là avec un manteau déchiré!»
Madagascar; Forain partage l'émotion du peuple, déshabitué des tueries:
«—Cette pièce ne nous regarde pas. Nous sommes pour les décès», dit un planton du Ministère de la Guerre à un pauvre diable d'ouvrier qui vient réclamer pour son fils, parti là-bas.
Le ministère Berthelot: «Ma potion n'est pas prête?—Vous ne voudriez pas! mon mari vient d'être nommé ambassadeur!» et c'est la femme du pharmacien qui répond cela au client.
La Veille des fêtes russes, Après les fêtes russes, Les Prêtres à la Chambre, Le Cercle des études sociales à Carmaux: c'est toujours une plaisanterie dans le goût populaire, toute de bon sens et le scepticisme de l'expérience, en face de l'idéalisme… verbal des entrepreneurs du Progrès.
Forain est né dans le peuple, il le connaît mieux que ne le connaissent certains sociologues du Parlement, il pense avec lui, il l'incarne dans sa gouaillerie, un amour pour ce qui brille ou résonne, clairon ou tambour. Badaud crédule et sentimental, il s'amuse aux spectacles, fût-ce de loin.
Voici l'ouvrier avec sa femme, souriante à son bras, qui regarde par les fenêtres du café Anglais et dit gentiment en passant: «M..de! ma table est prise!» Forain sait ce qu'un sportsman, un travailleur, un boursier ou un artiste, peintre ou acteur, penseront, le geste qu'une réflexion leur fera faire et quelle sera l'exclamation de plaisir ou de dépit, chez chacun d'eux. Jamais la justesse de ton et la psychologie ne se relâchent.
Il n'a pas, comme le pimpant, mais plus restreint Willette, un seul type de femme, qui sera «la petite femme de Forain». Les acteurs de son théâtre sont infiniment nombreux, variés comme son répertoire. On voit la femme grasse et la maigre de «la société», la demi-mondaine, la fille d'Opéra ou des boulevards extérieurs, concierges et modistes, toutes pourvues d'une philosophie imputable à l'égoïsme et à la lâcheté de «l'homme». Les relations de fille à mère, dialogues quotidiens du ménage, sans vergogne et goguenards s'expriment ainsi:
«Dis donc, maman, tu sais, n't'épate pas… Prends mon Chypre! Qu'est-ce qui va me rester? Ton Bully?»
Une opulente dame en robe de bal, à sa jolie demoiselle, affalée sur la chaise dorée de Belloir insinue: «Je vois bien que, si nous ne nous en mêlons pas, ton père va encore rester sous-chef!»
On devine le pauvre employé fatigué de passer la nuit au Ministère où il se serait bien dispensé de venir, sa journée finie, en cravate blanche.
C'est encore la tendresse maternelle de la pipelette obèse, qui, le balai à son côté, dit à l'énorme protecteur de sa Nini, toute frêle, se peignant en chemise: «Ah! monsieur le Comte, jusqu'à quelle heure avez-vous gâté notre Nini? La voilà qui rate encore son Conservatoire!»
On aime cette dame à face-à-main qui, entrant dans la chambre de son fils et faisant sortir du lit, toute confuse, la gentille servante descendue d'un étage, en camarade, établit ainsi les rapports réciproques des habitants de la maison: «Ça c'est trop fort, faire des orgies chez mon fils et mettre, par-dessus le marché, une chemise à ma fille!… Pourquoi pas mes bijoux?…» La petite bourgeoise, celle de Mme Cardinal, et celle de plus bas encore, n'ont plus de secrets pour Forain. Il sent leur comique modérément gai, les misères dont une longue habitude atténue les douleurs, la légèreté qui sèche vite les larmes, l'ironie surtout, l'ironie peuple et française, l'esprit, le bon sens trop implacable, la logique. Une immonde créature, enroulant sa nudité dans un sale peignoir, dit à un menuisier, la musette en bandoulière et les poings dans ses poches: «C'qu'c'est que la veine! T'aurais moins aimé boire, que j's'rais ta femme!»
La candeur dans le cynisme des hommes vis-à-vis de la «fille», l'égoïsme du désir sont trop éloquents sous le crayon de Forain. Le passant, arrêté devant la boutique d'une modiste, qui s'écrie en voyant un bras maigre s'allonger vers les trésors de l'étalage: «Ce soir, je vais me coûter un peu cher!» n'est-ce pas là le pendant du: «Et tu ne me disais pas que tu étais si bien faite!» soufflé par un pauvre diable de demi-vieillard cassé à une plantureuse drôlesse dont les chairs, indécemment rebondies, font craquer le corsage? Chacun se rappelle la tragique image de la femme remontant son escalier, bougeoir à la main, et suivie de l'inconnu au visage de bull-dog qui, le col relevé, effrayant de concupiscence, suit l'infortunée dans le silence ténébreux d'une maison louche. Pourtant, même dans son métier de risques, la Parisienne reste gouailleuse et résignée. Un joli croquis nous la montre ragrafant son corset, elle gémit: «Voilà huit fois que je le quitte depuis le dîner!!! ça me rappelle l'Exposition!» Voilà tout!
Forain a trop de goût, pas assez de tendresse pour s'attendrir, à la façon de Willette et des chansonniers de Montmartre. La note sentimentale et un peu sotte, parfois touchante, de Delmet, la «larme brève», il les bannit, comme aussi toute menace et toute revendication rouge des dramatisants de l'Assiette au beurre. Son intelligence sèche se plaît surtout dans la seule ville qu'il connaisse, et s'il a un goût marqué pour le linge propre et les jolies façons, il ne se sent pas déplacé et ne se montre pas «supérieur» dans aucun bas-fond. Sa supériorité est ailleurs, il la porte en dedans de lui-même, n'étant pas de ceux qui plantent la rosette de leur décoration dans la boutonnière de leur pardessus, afin que nul n'en ignore.
On voudrait pouvoir étudier chacune de ces mille compositions, venues au jour le jour au bout de son crayon, pendant ces dix ans où il s'est inspiré, pour les journaux qui le lui demandaient, des circonstances quotidiennes de la vie à Paris; telle sa série des M'as-tu vu? où s'étale la misère du cabotin glorieux et humble, la galanterie élégante du foyer de la danse et le marchandage crapuleux des boulevards extérieurs, les courses, l'adultère, les affaires, la Bourse. Mais il est malaisé de faire un choix parmi l'éblouissante collection de ces planches, légères, tour à tour profondes, alertes, rieuses ou tragiques, qui illustrent une phrase souvent lapidaire, drôle, dont la forme raccourcie et définitive est d'un écrivain à la Jules Renard, ou à la Becque.
«Maria, vite de l'eau de mélisse et un sapin!»
«Comment, t'es peintre!!» triste réveil dans un lit, au milieu d'un atelier misérable.
«Tu n'vas pas encore dire que c'est l'émotion.»
«Fiez-vous donc à l'accent anglais.»
«Alors Madame ne rentre pas dîner? Madame n'oublie pas son tire-bouton?…»
«Ah! c'est votre mari? Eh bien, vous pouvez le reprendre, y me donne plus de mal que trois enfants!»
«Qu'est-ce qui t'a dit?—Ne m'en parle pas, ils demandent tous des Bouguereau.»
Et voici l'artiste accablé, revenant avec ses toiles, de la rue Laffitte, qui «n'en veut pas», et c'est l'accueil, le geste exquis de la maman du joli bébé occupé à jouer dans un coin de l'atelier sans feu—où l'on s'aime, avec ou sans le sou!
Entre toutes les figures qui reviennent à cette époque dans les dessins de la Comédie Parisienne, Forain, encore souriant, comparé à ce qu'il devint ensuite, silhouette déjà un personnage qui est nouveau dans la caricature française: c'est le financier «étranger», l'homme satisfait et lourd, le jouisseur. Nous retrouvons dans nos souvenirs l'apparition de ce type, son entrée aimable, empressée, encourageante, dans le monde où il sera le Mécène, l'amphitryon jamais las, le camarade de tous ceux qui voudront bien échanger contre ses politesses l'appui de leur nom et se dire ses amis. Nous entendons l'accent germain de cet homme venu de Francfort, de Vienne ou de plus loin, s'établir dans la capitale, sous la protection de la République libérale et ouverte. Forain fait surtout parler le snob, l'abonné de «l'Académie Nationale de Musique et de Danse», le dîneur du Café Anglais, propriétaire d'un bel hôtel aux Champs-Élysées, collectionneur, friand de jolies femmes et de rares objets qu'il achète à coups de billets de banque et revendra le double. Nous entendons la voix chaude et câline qui dit à un jeune niais montrant une épingle assez rare et en lapis: «Je sais, je sais, j'ai une cheminée comme ça!» Il ne manque à cette légende que l'orthographe phonétique adoptée par Balzac, quand il met en scène le vieux Nucingen.
C'est encore: Qu'appelez-vous chaud-froid, Vladimir?—Mon Dieu, monsieur le Comte, c'est une bécassine dans sa glace, avec un peu de piment sur le canapé.
Ou le dernier acte de Faust, quand Marguerite revient en robe de prisonnière; l'abonné se lève et crie: «Et les bijoux?» (Pichoux). C'est un profil oriental, mi-indien, mi-ottoman, que le satiriste orne d'un nez charnu, partant d'un crâne fuyant, et qui domine une bouche lippue, la ligne courbe presque d'une tête de bélier, avec des poils frisés, sans âge précis. «Un habit noir», le gardénia à la boutonnière, se carre dans la loge d'une «artiste». Elle dit à son habilleuse: «Est-ce pas, Juliette, que jamais personne ne donnerait quarante ans à c't'homme-là?» Ce nouveau potentat allait devenir le Médicis des Arts, le collectionneur de tableaux, le marchand, le critique d'avant-garde, le député socialiste de ce siècle-ci.
Forain ne flagelle pas encore, il ricane et «blague», en gamin, le Zola, candidat à l'Académie, maigri, en correct veston, ou faisant sa prière, entouré des anges du Rêve.
Malgré la saveur et l'accent de la plupart de ses compositions, on ne peut dire, aujourd'hui, sachant les chefs-d'œuvre qui suivirent, que la qualité de sa forme fût vraiment belle, alors. Parfois, la construction de tel corps laissait à désirer, le trait était flottant ou escamoté, l'expression était toujours juste, mais le contour n'était pas sans «à peu près» ni faiblesse. Très particulier, reconnaissable entre mille, il n'avait pas encore cette ampleur, cette autorité que Forain acquit après quarante-cinq ans. Sa réputation grandissait, mais surtout à cause de ses légendes et d'une conversation éblouissante, semée d'apostrophes assassines, qui, autour d'une table, dans la société, faisait de lui un convive recherché, fêté—et redouté…
Manque de tenue, diront les étrangers, dont un œil est toujours tourné vers Maxim's, mais à qui nous ne pouvons demander qu'ils comprennent notre génie, notre franchise, notre imprudence enfantine, notre courage sans jactance. Nous leur proposons d'éternelles énigmes. Au moment où ils croient à notre suicide, nous rebondissons à leur constante surprise, plus jeunes et plus dispos, sans honte de notre col désempesé et de notre cravate dénouée.
Les étrangers! Forain les déteste ou les ignore; il incarne certains de nos odieux défauts, mais quelques-uns aussi des dons les plus précieux de notre race: gardons-le pour nous—notre mémorialiste parisien…
Forain est alors en plein succès, il établit sa vie: marié à une femme de talent et d'esprit, père d'un enfant, ce Jean-Loup auquel il réserve toute sa tendresse, il construit, d'après ses plans, une maison blanche et nette, non loin de cette Porte Dauphine où défileront tous les acteurs de sa comédie. Les journaux ambitionnent une collaboration que réclament les lecteurs; elle divertit la ville dont le goût pour l'image, l'affiche, les albums illustrés, augmente chaque jour. Si l'on ne peut s'offrir le luxe des tableaux pendus à son mur, on se dispute les estampes, les pointes-sèches d'Helleu, les lithographies de Chéret, décoratives et réjouissantes. Il semble que Forain délaisse ses pinceaux, tout occupé à trouver, pour la fin de la semaine, le fait d'«actualité» dont l'Écho de Paris ou Le Figaro attendent le commentaire dessiné et réduit en une formule lapidaire.
Quelle serait sa couleur politique, s'il en avait une? Par rapport à ce que nous voyons aujourd'hui, il serait plutôt réactionnaire, conservateur,—si ce mot insuffisant et employé avec mépris ne désignait une façon de sentir qui ne saurait être celle d'un homme intelligent; admettons pourtant que le réactionnaire soit celui qui n'est pas anarchiste, qui ne souhaite pas un perpétuel bouleversement, une incessante mise en question de toutes les lois—conventions peu scientifiques—mais dont nous vivons, ni mieux mais ni plus mal que l'on ne faisait avant, que l'on ne fera encore après nous. Le réactionnaire? ce serait encore quelqu'un qui a trop lu l'histoire et assisté à trop de changements pour ne pas résister aux gestes invitants des vendeurs de panacées et ne pas se méfier des remèdes nouveaux pour des maladies anciennes; peut-être un nigaud, ou un philosophe qui ne croit pas à la nécessité de la révolution, pour réaliser un progrès.
Forain ne s'est pas façonné une âme d'aristocrate ni de bourgeois, qui regrette et s'épouvante. Il a un atavisme de prolétaire, peu de convictions irréductibles, point d'éthique sociale. S'il professe «la foi du charbonnier», qui l'a rendu un peu plus tard si ardent, il n'en est pas encore troublé. Redoute-t-il une puissance occulte? C'est plutôt celle du Diable!
Tout enfant, dans le quartier du Gros-Caillou où son père était artisan, Jean-Louis fut distingué par son intelligence, par un abbé, M. Charpentier, aumônier d'une vieille famille de l'aristocratie. Il en avait reçu une éducation religieuse, contre laquelle il n'avait jamais regimbé et dont le souvenir lui demeurait doux. Le contact des personnes de bonne compagnie, si antipathique à d'autres, lui avait été sans doute agréable, comme la propreté corporelle et les apparences décentes. A la guerre, il prit ses dix-sept ans. Ceux qui ont assisté à ces détestables événements vous ont dit l'impression cruelle qu'ils en ont reçue et le puissant baptême que leur fut, à leur entrée dans l'âge d'homme, le sang de l'«Année Terrible». Il semble que l'invasion soit demeurée comme un cauchemar dans leur cerveau. Les générations qui suivent ont de moins en moins la faculté de vibrer à l'évocation de cette tragédie; ceux-là même qui se rappellent les premiers récits, les constantes allusions que leurs parents y faisaient, regardent ces guerriers de hasard presque comme les Héros de la Fable. Comprenons l'émotion des aînés, quand ils entendent insulter grossièrement tout ce qu'on leur a enseigné à appeler honneur, dignité, beauté morale. Admirons la souplesse de nos contemporains, pour qui les principes de l'éducation déjà ancienne, qui nous a formés, sont l'objet d'incessantes railleries.
Plus j'étudie le Forain d'avant le P'sst…! plus je me convaincs que son état d'esprit fut longtemps sans passion. Il n'avait pas de parti pris, et il ne semble pas qu'il se mît au service d'un parti contre l'autre. Et, en effet, nous nous rappelons bien l'espèce de confiance qui régnait alors et rendait aisées les relations entre gens de tendances différentes; cela, sans qu'on établît de ces distinctions, sans qu'on se livrât à cet ostracisme féroce des passions déchaînées plus tard. Certaines questions de race ou de morale n'étaient pas posées, et c'est à peine si alors on remarquait qu'à un nom fortement tudesque correspondît un visage, un être différent de nous. L'extrême amabilité, la facilité d'assimilation, le caractère insinuant d'une partie nouvelle, mais déjà bien installée, de la société parisienne, qui s'en plaignait? Du désastreux antisémitisme, il n'était point question, ou du moins un homme comme Forain n'eût pas songé à prendre parti, au profit des autres, contre une fraction de citoyens parmi lesquels il comptait des amis. Eh! quoi! fallut-il pour animer son génie, des drames, dont le pays entier allait être bouleversé? Vus de loin, ces événements auront peut-être une grandeur; de la beauté en rejaillira sur cette heure, et l'œuvre exaspérée de Forain apparaîtra comme plus légitime, sinon plus excusable, aux descendants de ses victimes. Des cœurs tièdes devinrent bouillants, ce fut une orientation nouvelle pour quelques-uns, qui, de paisibles et plutôt conservateurs, se transformèrent en révoltés—par conscience!
Si le développement de Forain commence à se faire sentir au moment du Boulangisme, sa maîtrise éclate après 1896, date si importante d'une tragédie qui ouvre les esprits, agite les cœurs, où l'on peut assurer que chacun est de bonne foi, spontanément s'exprime, agit en toute sincérité pour la défense de ce qu'il croit être les intérêts mis en péril d'un pays, de la nation française ou de la civilisation. L'avenir de la France est en jeu, toutes portes vont être ouvertes à ses démolisseurs. Il faut choisir entre le nationalisme de notre race—et celui d'une autre famille établie dans toutes les villes du monde. Était-ce une illusion? Nous ne le crûmes point, ni d'une part, ni de l'autre.
On se réveilla soudain ainsi que d'un état d'inconscience léthargique. Comme dans les travaux du Métropolitain, qui mettaient à nu des étages superposés de canalisation, pour les eaux, le gaz, l'électricité, le téléphone et le télégraphe—prodigieux réseau de fils et de tuyaux invisibles dont l'enchevêtrement compact et obscur participe à notre vie à l'air libre—nous aperçûmes alors mille choses insoupçonnées. Nous devinâmes la cause de maints effets déjà ressentis, mais comme une légère et fugitive douleur qu'on oublie dès qu'elle cède… Tout esprit qui ne fut point remué, retourné ainsi qu'un champ de labour, tout homme assez prudent ou assez lâche pour être demeuré impassible, ne comprendra pas la crise par laquelle Forain, de charmant dessinateur qu'il était, devint un grand artiste.
L'affaire Dreyfus commence à la fin de 1897. Le P'sst…! journal dû à Forain et à Caran d'Ache, paraît en 1898 et se poursuit jusqu'à la fin du procès de Rennes. Il contient une série de chefs-d'œuvre ininterrompue, dont je voudrais bien n'étudier que le dessin, car une véritable maîtrise s'y atteste, pour la joie et l'étonnement des admirateurs de Forain. La plupart de ces planches ont la largeur de trait du pinceau trempé dans l'encre lithographique. On a souvent prononcé, à ce propos, le nom d'Honoré Daumier. Je vois bien les analogies purement extérieures qui ont rapproché l'un de l'autre ces deux satiristes dans l'opinion courante. C'est ce genre de ressemblance qui fait dire au public, d'un portrait de femme décolletée, sur un fond de paysage, dans un cadre ovale: «C'est du La Tour», ou d'une enfant blonde sur fond gris: «C'est un Velasquez». Forain aurait plutôt l'écriture appuyée, grasse et si nerveuse de Manet, dans le «Corbeau», dans son portrait à la plume de Courbet, que je possède, ou de trop rares croquis dispersés par les revues. Forain prend place à côté de Charles Keene et de Degas. Il joue du noir et du blanc comme un Goya moderne. Il est peintre avec le crayon Conté ou le pinceau. Les pages du P'sst…! sont des sortes de tableaux; on peut seulement regretter qu'elles soient pleines d'allusions à des scènes d'«actualité» qui exigeront plus tard, pour conserver leur éloquence et leur sens, des notes historiques. Les noms propres abondent dans le texte, de personnes vouées momentanément, par l'exaspération de sentiments exceptionnels, à une haine politique qu'on ne pourra plus comprendre dans vingt ans, mais qui divisa les familles les plus unies, rompit de vieilles affections, arrêta la vie sociale.
Je n'écrirai, je ne veux pas écrire ici le nom d'un très galant homme[6], dont la silhouette déformée, amplifiée, tour à tour cuisinier, évêque, militaire, maître d'hôtel, s'élève jusqu'à devenir le symbole d'une idée et d'une race. Quel ouragan de passions sur la France! Du moins, les victimes du P'sst…! ont-elles eu bientôt leur revanche,—peut-être seront-elles fières, quand elles oseront rouvrir des albums désormais classiques, de se voir comme les acteurs d'un drame joué pour la défense de la race. Forain défendait la sienne. Ceux de l'autre parti avaient, d'ailleurs, leur caricaturiste, M. Hermann Paul, qui manqua hélas! de génie. Mais on ne peut pas tout posséder à la fois!…
[6] Cet homme, le «Polybe» du Figaro pendant la guerre de 1914-1918, ce grand patriote et écrivain militaire, nous l'avons vu sur les boulevards en compagnie de M. Forain, quand celui-ci revenait, en permission, du front, où, malgré son âge, il joua un si beau rôle, comme officier-camoufleur.
Forain dit que, dans ces temps troublés, il se couchait dans un état de rage et se levait, après un sommeil fiévreux, plus en rage encore. Comme la plupart d'entre nous, il ne connaissait pas les détails juridiques de l'affaire et ne s'arrêta pas à discuter tel ou tel point sur quoi nous ne serons jamais édifiés, la meilleure foi chez quelques-uns, la folie, dirais-je, chez les autres, brouillant tout dans la hantise d'une obsession. Forain sentait que «c'était la fin de quelque chose» dont il faisait partie; il hurlait à la mort, comme tels autres criaient «à l'assassin!», le couteau sous la gorge. Hélas! des poignées de mains ne furent pas toujours échangées entre les combattants, après le duel. La maison brûle encore. Verrons-nous ce qui se dressera sur le terrain calciné? On eût souhaité d'être enfant ou vieillard en 1897.
Si les sujets dans le P'sst…! sont de l'«actualité», la puissance du sentiment communique à Forain une flamme qui le transfigure et le grandit. Son esthétique prend un caractère grave et, quoique très réaliste, va devenir lyrisme patriotique. Ce n'est plus de la plaisanterie parisienne. A côté de l'humanitarisme mystique des nouveaux apôtres, source réapparue de l'inspiration française, voici un éréthisme national, mettons le chauvinisme! D'un autre point de vue, et si comme tout semble l'indiquer, l'affaire Dreyfus fut une reprise, après un siècle, de la Révolution, les passions de Forain, que nous voudrions, pour plus doucement vivre en société, tâcher d'oublier, prendront dans l'avenir une singulière signification d'époque.
Le premier numéro du P'sst…! montre le «Pon Badriote» qui introduit le «Chaccusse» dans la guérite vide d'un factionnaire; et il se termine par la magistrale moralité dont la légende est: «Merci, au revoir père Abraham, j'fous ai tiré les marrons du feu!…» La composition est grandiose. Le maigre sémite de France, les bras pendants, la tête inclinée sur sa poitrine, regarde par-dessus son binocle le gros Prussien (les Allemands sont encore des Prussiens pour un jeune homme de 70), celui qui emporte les documents de «l'Affaire» avec un rire béat, ravi d'une nouvelle conquête sur nos généraux.
Quel progrès a fait le dessinateur entre le 5 février 1898 et le 15 septembre 1899, en quatre-vingts numéros de crise nationale! Si le Pon Badriote, qui accuse, est bien établi dans ses traits sabrés, sommaires, rapides, il n'a pas l'envergure et le style du père Abraham, d'un crayon souple, débarrassé du fil de fer dont Forain longtemps cerna ses personnages. Ce trait serait impossible à copier fidèlement; de réduit qu'il était auparavant à quelques éléments très analysables, le voici dessin que nul imitateur ne pourra plagier.
C'est la fantaisie, la couleur dans la forme, l'atmosphère, les volumes amplifiés des figures, et pour ainsi dire modelés dans la glaise. C'est de la sculpture dessinée, comme certaines toiles de Carrière sont de la peinture modelée par un statuaire. Entre le frontispice et la «moralité», on ne sait quel choix faire.
Cedant arma togæ: impression d'audience. C'est un magistrat vu de dos, qui lance en l'air, de son pied levé, un képi de général. La robe, formant une vivante arabesque dans le mouvement tendu du corps, d'un beau noir, prend l'aspect d'une orchidée fantastique.
On retrouve un peu de Manet dans Bataille Perdue: les deux amis qui, pour un instant indécis, disent:
—«Ah! si nous avions eu un homme! Le baron est mort, Hertz est en fuite, Arton est coffré, quelle guigne!…»
Je ne crois pas qu'à quelque parti que vous soyez attaché, Le coffre-fort: «Patience!… avec ça, on a le dernier mot!…» cette étonnante page moderne vous laisse froid! La confiance en l'argent, sentiment indéracinable chez les hommes civilisés, est puissamment rendue par le geste grossier, brutal, de ce financier aux yeux clignotants, qui, en défiant des ennemis invisibles, tapote de sa griffe de bête de proie la serrure dont il a le chiffre.
Une nouvelle bombe: «Si j'en crois notre colonel, nous sommes sous l'État-major.» Deux sinistres vieillards, en paletot, les jambes recouvertes par l'eau du grand égout, posent une bombe religieusement, comme un prêtre élève l'hostie vers le tabernacle.
Un succès: rentrant d'un dîner, un monsieur dit à sa femme, effrayante dans son lit: «Charmant! Bersonne n'a osé parler de l'affaire Dreyfus!» Cassation: il n'y a pas de légende à ce beau portrait d'un juge hagard, brisant sur son genou la hampe de notre drapeau.
«Au secours» (Zola nageant vers la rive allemande).—«La Fourmi et la Cigale.»—«Faut changer de quartier et nous faire protestants.»—«La plainte du Sémite.»—La petite République, boudeuse, coiffée du bonnet phrygien, à l'homme accablé qui se lamente derrière son fauteuil: «De quoi t'es-tu mêlé? Il fallait te contenter de tripoter: c'était reçu». «Curieux convives»: un baron juif et sa baronne, inquiets avant d'entrer dans le salon où ils vont passer la soirée: «Chut! Je viens de donner quarante sous au domestique pour écouter ce qu'on dit de nous.»
L'allégorie de l'Affaire? Un soldat prussien, casque à pointe, attache le masque, presque japonais, de Zola devant la tête d'un boursier dont le visage est, à lui seul, une trouvaille. Si l'on a dit que Forain rappelle Daumier, on pourrait aussi prononcer le nom de Rembrandt, dont les figures bibliques ont un peu de cette «laideur» qui est aussi de la beauté. Un moindre artiste, s'il avait dû illustrer les légendes du P'sst…! dans ces heures de déraison, dans quelle médiocrité intolérable serait-il tombé? C'est le style, cet indéfinissable don des maîtres, qui pallie ce qu'il y a de pénible dans cette chasse sauvage au Sémite. En bafouant son adversaire, loin de le rabaisser, Forain l'anoblit malgré lui. Il extrait de toute une race un type dont il frappe la médaille.
Il était difficile, après Daumier, et sans lui ressembler, de dramatiser la silhouette du magistrat, du juge. Dans P'sst…!, Forain varie indéfiniment les plis de la toge, la toque coiffant une tête non sans analogie avec celle de singes de Chardin: «Thank you, master Bard.—Mossieur est le correspondant du général Schwarzkoppen.»
Les secrets d'État: Sinistre, cet oiseau de nuit, avec son hermine, volant au-dessus de Paris, sur lequel il fait pleuvoir ses papiers secrets.
«On rigole». Les généraux viennent de déposer; les magistrats, ces corbeaux qui relèvent leurs robes en un paquet de plis entremêlés, se tordent de rire, macabres et sataniques.
«La proie pour l'ombre» où la silhouette projetée du juge se traduit sur le mur par l'ombre d'un casque à pointe: deux noirs différents, simplement obtenus dans les deux parties de la composition, par les directions différentes que la main du dessinateur donne au gros trait de son crayon.
Pour en finir avec cette série où les sujets servirent si bien notre artiste, je dois rappeler quelques pages d'une invention linéaire, d'une couleur si belle, qu'ils resteront comme les points culminants de l'œuvre de Forain, si même l'Affaire était un jour oubliée—ce que nous souhaitons de tout cœur—en n'importe quel pays où ils soient gardés par des collectionneurs. La Détente. Trois hommes, dont un, en chapeau de soie défoncé, visage de momie aux yeux clos, un officiant, un rabbin figé dans l'exercice de son sacerdoce, tient une pancarte où se lit l'inscription: «A bas l'armée!» Au fond, plus loin, dans un cortège abruti et aviné, passent, entre une haie de jeunes lignards au port d'arme, des ouvriers et des camelots brandissant d'autres pancartes emmanchées d'un long bâton: «A bas la France, vive l'anarchie!…» C'est une marche religieuse vers la Paix et le Bonheur universels par les rues de la Ville-Lumière; les «Intellectuels» applaudissent à l'affranchissement de l'Esprit humain.
Le rêve. On prend le café après dîner; de jeunes orientaux, qu'on dirait descendus des mosaïques de Ravenne, sont affalés dans des fauteuils, les doigts chargés de bagues. Dans le fond du salon, des barons et des baronnes de même race. Dressé devant eux, la tasse à la main, un «gros bonnet» de la finance dit: «Nous ferons arrêter Boisdeffre par Zurlinden, Zurlinden par Pellieux, Pellieux par Jamont… et ainsi de suite jusqu'à la gauche.»
La mort de Félix Faure; titre: «le Mauvais Café.»
Dans les Vosges: «C'est de là-bas que j'esbère la vencheance.»
Le pouvoir civil: où le banquier, un glaive dressé dans son poing fermé sur sa cuisse, pèse du pied sur le corps de la France terrassée.
L'esprit de Forain, ses formules aussi éloquentes que son dessin, dans l'ensemble de son œuvre, j'ai dû en citer de nombreux exemples dans cette étude du P'sst…! On ne peut guère renvoyer le lecteur à un album du genre de ceux où différents éditeurs ont réuni les autres séries de dessins politiques, ou simplement parisiens. Peu de personnes ont gardé les numéros—ils sont devenus très rares—de ce journal de circonstance. C'est à peine si l'auteur lui-même en possède une série complète. Il lui faudrait des amis qui prissent soin de ce qui, chaque jour, tombe du chevalet sur la natte de son atelier: dessins, peintures, esquisses de tout genre.
Forain ne «marche pas avec le siècle», mais il ne s'est pourtant pas arrêté; après «l'Affaire», il reprend ses pinceaux et couvre ses toiles de tons riches ou grisâtres, d'arabesques savantes, qui sont des variations sur les sujets suivants: les danseuses, les tribunaux, la vie du peuple, et certains de ces tableaux sont plus touchants dans leur simplicité familiale,—mères et enfants, «maternités», comme l'on dit aujourd'hui, qu'on ne l'eût attendu de l'implacable ironiste.
Il y a quelque temps, j'ai vu dans l'atelier de la rue Spontini des projets de tableaux religieux. La beauté de ces compositions me fait espérer un développement nouveau, une veine qui pourrait être féconde. Forain, peintre catholique! La largeur et la noblesse qu'a prises sa technique nous annoncent encore des chefs-d'œuvre. Je voudrais, plus tard, poursuivre cette étude si incomplète par ma faute; Forain n'a pas encore achevé sa destinée, il forme au contraire mille projets de peintre. D'autres temps viendront pour lui.
Février 1905. «Renaissance latine.»
Note de 1912 (Études et Portraits).—Je puis déjà, cinq ans après la publication de ce portrait, ajouter à la liste des œuvres citées plus haut, une série de belles et précieuses «eaux-fortes» que Forain exécute en ce moment. Le dessin s'élargit encore, le métier de la pointe-sèche est parfaitement admirable, faisant penser à Rembrandt et à Goya. Le Christ et les Apôtres, le Calvaire, le Dernier Repas: tels sont les sujets auxquels revient ce Catholique. Forain s'est apaisé; son visage rose et gras décèle une paix intérieure et un accommodement aux choses actuelles. Son esprit lui a concilié ses ennemis, qui semblent avoir passé l'éponge sur le P'sst…! Il ne fume plus, il est végétarien et indulgent.
Note de 1916.—Depuis la guerre de 1914, Forain a retrouvé une nouvelle jeunesse. Mobilisé malgré son âge—il a plus de soixante ans—décoré de la Croix de guerre, il rend des services éminents dans le corps des camoufleurs, qu'il organisa. Il ne quitte plus son uniforme; on l'a vu dans Paris coiffé de la bourguignotte. Il a donné, dans l'Opinion puis le Figaro, des dessins, les plus beaux qu'on connaisse de lui. Je me plais à lui offrir ce nouveau tribut de mon admiration, quoique, à la suite de l'article qui précède, il ne me tienne plus pour un ami…