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Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

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D'UN CARNET DE VOYAGE 1913

De Paris à Rome

Deux petites religieuses, des Filles de la Charité, n'ont pas bougé dans le compartiment, depuis Paris. En passant dans le couloir, je les observais. Dès Pise, elles tendent la tête hors de la fenêtre dans l'espoir que le dôme de Saint-Pierre déjà se profile à l'horizon; un chapelet et leur livre de prières tendrement serrés dans leurs mains osseuses, sur les genoux, des figues et du pain: toute leur nourriture d'un jour et demi. On croit entendre leur cœur bondir à l'approche de la Ville Sainte; elles sont pâles et rayonnantes.

A l'autre bout du train, du côté des sleeping-cars, Mme Moore compose le programme de ses fêtes au Grand-Hôtel, annoncées par le New-York Herald, pour après Pâques. Nous n'allons pas tous à Rome dans le même dessein, mais un voyage à Rome est un acte grave, chacun sent cela et s'y prépare à sa façon.

Je cause avec mon voisin de wagon, un brave avocat romain aux saines idées antimaçonniques, modéré, intelligent; né dans le Piémont, il parle un français très pur. La politique actuelle, l'antipapisme du maire Nathan, ne lui plaisent guère. Me prévalant de ses réserves, je me permets de critiquer les projets municipaux dont la Ville Éternelle est menacée. «—Avez-vous le droit d'haussmanniser, comme vous dites, un musée qui est le patrimoine de l'humanité civilisée?» Mon voisin fronce le sourcil, s'efforce de suivre ma pensée, m'interrompt:—«Nous serons bientôt un million de citoyens dans la capitale, nous y étouffons. Elle ne saurait demeurer la bourgade que vous défendez avec tant d'énergie; on s'écrase au Corso, il faut faire des trouées dans tous les sens pour notre commodité et celle de nos hôtes…»

Ces chers Italiens, nos frères, ils nous sautent à la gorge pour nous arracher ce cri: «Quel peuple vous êtes redevenu, quelle nation!»

Nul besoin, pourtant, d'un Palais de Justice à la Bruxelloise, d'une synagogue en forme de Hammam, ni de boulevards plantés de trolleys, pour que nous saluions leur superbe renaissance. Ils feraient croire qu'ils ne sont pas si convaincus de leur propre force et qu'ils s'attendent à ce que nous les rassurions. Mais, non, certes! Ils ne se trompent pas.

Samedi Saint, 22 mars.—C'est l'été. Vers midi, le soleil, haut dans un ciel pur, découpe en arêtes vives ce plan en relief qu'est le Forum du professeur Boni. Donc fais-toi conduire au Palatin, si tu en as l'heureuse occasion, par un archéologue qui ne soit pas un froid pédant: le passé revivra à l'appel du magicien. Mrs Strong nous a menés, avec ses élèves de la British School of Archeology, au sommet de ce qui fut le Jardin Farnèse—et le bosquet de lauriers et de cyprès où des rites brutalement physiques étaient célébrés en l'honneur de Cybèle, la Mère Auguste; un des sanctuaires nationaux de la Rome primitive. L'érudite Mrs Strong fait un cours familier à une vingtaine de jeunes gens qu'elle entraîne à sa suite, tout en exigeant de ces étudiants un travail formidable. Elle a un talent particulier, cette femme, car les profanes ne se lassent pas de l'écouter, même si leurs jambes flageolent, si le déjeuner les attend à l'hôtel. Sans un tel guide, comment s'y retrouver dans cet inextricable dédale?

Il s'agit aujourd'hui de la formation du Palatin, non pas un mont naturel, comme on l'a cru, mais une superposition de temples, de palais édifiés l'un sur l'autre par chaque Empereur, sans qu'aucun d'eux ait pris la peine de raser l'œuvre des autres. Chaque monarque veut bâtir plus grand, plus haut encore, effacer la trace de son prédécesseur. C'est le vertige de l'orgueil sans contrôle. Septime-Sévère, afin d'impressionner les fastueux Orientaux entrant dans la Ville par la Via Appia, commande des colonnades, des fontaines jaillissantes, des pylônes, des colonnes, des bas-reliefs plus blancs, plus richement décorés que ce monument Victor-Emmanuel, sous quoi Rome entière semble se courber aujourd'hui.

C'était déjà le cri d'admiration provoqué. «Quel peuple vous êtes!» Et quel, en effet, celui qui part d'ici, s'en va fonder d'autres Romes au bout du monde et stigmatise la route de ses arcs de triomphe, de ses Théâtres et de ses Temples, afin que nous suivions sa trace, dix-huit cents ans après…

Déjeuner au Palais Caetani.—De ma place, j'aperçois un général en or, qui chevauche au-dessus des toits, galope dans l'azur céleste: Victor-Emmanuel sur son piédestal, au milieu des cheminées et des tuiles. Il semble qu'il s'avance vers nous, qu'il va briser les vitres, entrera dans la salle à manger. Mais je m'étonne moins, depuis que Mrs Strong m'a donné la solution de ce problème si souvent posé: pourquoi l'architecte Sacconi a-t-il doté Rome de cet extraordinaire monument, hors d'échelle avec ses entours, pourquoi l'avoir adossé au Capitole? Je comprends: le comte Sacconi était dans la tradition de sa race. Il a, lui aussi, désiré faire du colossal à la gloire du Présent. En croyant nous affirmer novateurs, nous recommençons inconsciemment les gestes de nos pères.

Quasimodo.—Dans l'ombreuse église de Sainte-Sabas, sur l'Aventin, derrière le Prieuré de Malte, un ecclésiastique traduit des inscriptions latines aux garçons d'un patronage. L'on se croirait au Forum à la grande époque. Le maître mime aux gamins incrédules la résurrection d'un saint. Leurs visages, leurs attitudes sont ranimés, ceux des statues et des bas-reliefs antiques. Assis en cercle, ils s'agitent sur leurs sièges, prêts à la discussion, bondissants, querelleurs, familiers et polis à la fois. Il ne leur manque que la toge et un Cicéron.

Sur le Palatin, le soir.—Heure rose et verte des marbres et des vieilles pierres étiquetées. Le crépuscule enveloppe déjà pour la nuit les fouilles du professeur Boni. Vers le Nord, du côté du Quirinal, des feux s'allument aux fenêtres des quartiers neufs. Une lueur signale les Palace-Hôtels de la quatrième Rome, où Boldi accorde ses violons. Sous prétexte de tango, des Américaines assoiffées de tradition ont soin de rappeler à l'indulgente aristocratie romaine sa hiérarchie, ses prérogatives, l'exclusivisme indispensable à une classe dont elles envient les noms. On ne les trompe pas sur les généalogies. Mais soyons moins injustes à l'égard de ces femmes respectueuses. Elles ont le sens des valeurs, le culte de notre passé européen, s'offrent à redorer les blasons authentiques et à racheter des portraits de famille. Quel mal font-elles, si elles préfèrent l'Almanach de Gotha à Bædeker, ces vestales de la quatrième Rome? Elles s'y «cultivent» entre deux thés, car il faut respirer une bouffée d'art dans les galeries et les églises, avant de s'asseoir à table entre un prince et un marquis. Elles ne chôment pas dans le pays du farniente.

Plus tranquillement en apparence, mais tout aussi acharnées à la poursuite de leur but, nos petites religieuses du train, avec des dévotes laïques, des dames de province venues de tous nos départements, jouissent de leur séjour dans d'obscurs couvents pauvres.

Il est sept heures. Dès l'Angélus, mes petites religieuses vont se coucher, après une journée laborieuse que divisent de multiples sonneries de cloches… peut-être rêver d'une audience au Vatican. Or, las! le Saint-Père, chuchote-t-on, n'est pas en état d'en accorder—on le dit malade.

Dans le quartier du Panthéon, il est, pour les Français catholiques, toute une mystérieuse petite vie qu'on voudrait pouvoir étudier. A ces voyageurs discrets, glissant leurs feutres sur les dalles des rues tortueuses, la Semaine sainte et Pâques réservent des trésors d'émotion, des cérémonies qu'il faut croire occultes, puisque nous autres pouvons à peine, si déçus, entendre une messe en musique, quelques notes de Palestrina. Quant aux fameuses Pompes dans Saint-Pierre, il n'en est plus question! Mais d'humbles fidèles se font appuyer par Monseigneur, se faufilent, attendent dans les vestibules du Vatican, un placet dans leur poche, s'insinuent… parviennent quelquefois. Pour être conduits aux bons endroits, il nous faudrait sans doute habiter la Minerva, rendez-vous des ecclésiastiques, l'auberge où nos pères descendaient, frugaux et contents de sardines et des quatre mendiants pour dessert. Quant à nous, à la via Veneto, nous sommes presque seuls à faire maigre le vendredi saint. Les beignets frits de la Saint-Giuseppe sont plus populaires que le maigre en carême…

Nonobstant, Pâques est la saison de Rome, mais, alors même, Rome a des attraits incomparablement variés, qui répondent à tous les besoins de l'âme. Elle ne déçoit que ceux qui n'ont rien à lui demander.

Trop de voitures dans les rues, trop de Cook's Tourists, toutes les langues parlées à la fois, c'est la tour de Babel. Au bas des degrés de la Trinité-des-Monts, les marchands abritent leurs fleurs de parasols blancs, et, je l'observe chaque matin, baragouinent un peu d'allemand, plus indispensable, désormais, que l'anglais à leur négoce. L'Allemand, l'Allemand, il nous poursuit! on se croirait chez nous, au boulevard Saint-Michel, mais l'invasion cosmopolite n'est pas comme ailleurs un fait nouveau: il y a deux mille ans, nous apprend Mrs Strong, Rome ne savait où loger ses visiteurs; ses aubergistes, débordés, improvisaient des campements. Des quartiers entiers ont disparu; c'étaient les faubourgs de la ville antique, construits, pense-t-on, en terre et en planches, caravansérails jusqu'au loin dans la campagne, et la Rome de pierre et de marbre était à peu près ce qu'est le Kremlin à Moscou, la ville sainte.

Tous les chemins, depuis qu'on se souvient, ont amené des convois de pèlerins passionnés ici.

Promenades.—La quatrième Rome mange petit à petit celle des Papes et la dernière d'avant 1870. Certains étrangers même qui, comme Henry James, la connurent sous Pie IX, nient qu'il subsiste encore une Rome. Où sont les carrosses des prélats, leurs livrées jaunes à galons blasonnés, le luxe un peu poussiéreux de leurs palais? Les jardins de la villa Ludovisi, ombrages majestueux au centre même de la ville, ont cédé la place aux moellons des immeubles modernes. Toutefois, si vous en prenez la peine, vous retrouverez la Rome antique. Les vieux aqueducs ne sont pas déparés par les gazons du golf; les habits rouges de la chasse à courre ne déshonorent pas la campagne, et le tombeau de Cecilia Metella porte une ombre agréable à la meute du marquis Casati.

Stendhal, Chateaubriand nous accompagnent, nous autres Français, dans nos promenades. Corot surtout surgit à chaque coin de rue. De la villa Mattei, des jardins Colonna, du Pincio, ou bien autour de Saint-Jean de Latran, en supprimant quelques détails du panorama, ce ne sont que toiles signées Corot.

Ce divin ingénu dessinait, comme une fillette très sage, des façades dont on peut compter les fenêtres et les portes, modelait amoureusement des coupoles d'églises. La Rome de Corot est bise, couleur de café au lait, avec quelques touches de rose tendre et de jaune relevées d'accents noirs, qui sont les pins parasols et les cyprès. Cet aspect nous charme plus qu'aucun autre, mais, ne nous y trompons pas, le carrare offensant de l'hommage à Victor-Emmanuel évoque, plus que les gris de notre Corot, «l'Urbs» de l'Empire. Si j'en crois les archéologues, les prisonniers ramenés des guerres lointaines étaient aveuglés par les marbres, les ors, les polychromies violentes, comme d'une maquette de Bakst. Nous en savons plus long que Corot et Stendhal sur l'antiquité.

A la villa Mills, sur le Palatin.—Je prends congé des ogives à la Walter Scott de Charlie Mills. Quand ce gentleman recevait la société romaine de 1840, dans sa fragile villa, il ignorait que sous ses pieds plusieurs étages de briques empilées par Septime Sévère étaient ensevelis, mais il fondait la quatrième Rome. Le houx et le chardon héraldiques, dans leurs médaillons de plâtre rose, vont tomber en poussière, car la pioche du professeur Boni est sans pitié pour le XIXe siècle, indifférente aux amis de la jeune reine Victoria. Le nom de Charlie Mills restera cher aux lecteurs de mémoires, et cela suffit apparemment. Il fut un des premiers à implanter ici les coutumes anglo-saxonnes.

Henry James dépeint, dans plusieurs de ses admirables contes, les premiers Anglais et Américains s'installant dans les palais aux vastes salles décorées à la fresque, où tant d'alliances se firent, si bien qu'il est peu de familles de l'aristocratie italienne, qui n'aient dans leurs veines une goutte de sang «british». Combien de romans heureux ou tragiques s'esquissèrent chez ce Charlie Mills, pour s'achever au pathétique cimetière des protestants, entre la pyramide de Cestius et les tombes de Keats et de Shelley, au milieu des cyprès géants…

En sortant du Vatican.—Nous répétons à satiété que l'art et le Beau sont condamnés. Qu'en savons-nous? Peut-être l'art fleurit-il au moment où nous le croyons en léthargie. J'ai passé la matinée à la chapelle Sixtine, aux chambres de Raphaël. Plus tard, je suis entré à la «Sécession de la Via Nazionale», car Rome y expose enfin ses impressionnistes. Je n'aurais pas dû m'aventurer dans ces parages. Les futuristes sur la rive gauche du Tibre, Michel-Ange sur la rive droite. Le noble fleuve continue de couler imperturbablement, insoucieux des transformations de notre goût.

Il serait temps d'écrire un «Précis des variations du goût à travers les âges», indispensable pour que nos arrière-petits-enfants ne nous méprisent pas trop; car nos ancêtres étaient aussi versatiles et destructeurs que nous le sommes! Le nom de Botticelli, qui collabora aux peintures de la Sixtine, fut oublié pendant trois siècles, après avoir connu le succès, comme Bouguereau et Cabanel. Un Anglais le réhabilite.

Fuyons les musées, marchons en plein air; jouissons des monts Albains et de ce Soracte si bleu, cadre indestructible de toutes les Romes passées et futures.

A l'Académie de France.—Il a plu, cette nuit, des nuages nacrés font des boules qui roulent dans un lac gris de perle. L'odeur des buis, des chênes-lièges et de la terre mouillée, emplit les jardins de la villa Médicis. Sous les quinconces déserts, M. Ingres doit revenir, la nuit; que ne puis-je entendre sa voix! Souhaitons que le futur directeur de l'Académie ait, comme lui, le sens et le respect de Rome. Je n'ai connu, parmi les pensionnaires, que de pauvres jeunes hommes anémiés par la monotonie d'une existence inutile, si elle n'est pas une joie de tous les instants. Un seul d'entre ces prisonniers commença d'entrevoir son bonheur quand ses quatre années de bagne furent révolues. Il était trop tard. Il ne lui resta que d'épouser une Transteverine et de manger du macaroni…

L'éducation entière de nos peintres lauréats est à refaire. Depuis M. Ingres, la villa Médicis n'a été qu'un hôtel gratuit, avec des ateliers lugubres où des rapins tâchent de se croire encore à Montmartre.

Aussi insidieuse à Rome qu'à Florence, et plus dangereuse encore, la leçon du passé ne touche que quelques élus. Si vous voulez profiter d'un pays comme celui-ci, ce n'est pas son art que vous étudierez; mais respirez son air, remettez-vous dans telles conditions physiques et morales, celles de la campagne et du loisir. Pourquoi des musiciens, dans la ville du monde où l'on entend le moins de musique? Pour leur accorder ces loisirs mêmes que Liszt s'offrit à Tivoli.—L'Académie de France ne pourra durer que si un directeur intelligent et plein de sympathie pour les débutants, dit à ceux-ci: «Vous êtes chez vous, dans un site admirable, faites ce que bon vous semble, causons, vagabondez, oubliez Paris. Tant pis si vous ne rapportez pas un lourd bagage d'œuvres. Pour peu que vous valiez quelque chose, vous vous serez enrichis auprès de nous.»

M. Ingres n'est pas un maître pour la quatrième Rome. Si son ombre erre encore parfois au clair de lune, dans les allées de l'Académie, l'aurore doit l'épouvanter, car il ne peut risquer des rencontres qui seraient trop dangereuses.

Rome est un mystérieux grimoire; elle nous propose un manuscrit dont les caractères et la langue sont, pour la plupart de nous, comme du sanscrit. Les Anglais et les Allemands vont en Italie par devoir, par tradition, sous la conduite de Gœthe, de Ruskin ou de Byron. S'ils ne comprennent pas, ils savent au moins des noms. Mais pour le Français, primaire et laïque, le guide Joanne doit être affolant. Quelques-uns s'avisent d'y commencer leur éducation, d'autres s'avouent complètement déçus. Pourtant chacun à la longue finit par trouver la récompense de l'effort exigé de lui. Puissance évocatrice des noms! Un aveugle oublierait son infirmité, s'il se savait fouler la terre qui le porte. Scapulaires ou chapelets, mauvaises copies de tableaux anciens, meubles imités, ou photographies souvent plus éloquentes que tel plafond perdu dans la pénombre, chacun fait à Rome des provisions de souvenirs pour l'ornement de sa vie quotidienne. Qui y est allé y voudra retourner. Buvez avant de partir la belle eau pure de la Fontaine de Trévi.

De Rome à Florence

Non loin de moi, un couple de Francs-Comtois, au parler traînant, se racontent l'un à l'autre la Sicile, Naples et Rome d'où ils reviennent, fourbus mais contents. La dame est haute en couleurs, saine et plus jeune que son mari, type de militaire retraité, décoré, peu loquace. Elle semble avoir vu le Souverain Pontife; tirant de sa sacoche une série de portraits de Pie X, elle les étale sur ses genoux et s'attriste, comme une mère de son enfant malade: «comme il a l'air mélancolique!» Enfin, elle l'a aperçu! De moins près, assurément, que ces Dames françaises de la Pension du Bon Salut, qui se vantaient de leurs sept audiences au Vatican:

«Elles en disent, elles en racontent et elles croient qu'on les écoute; des faiseuses d'embarras, ces Françaises en voyage!…»

Ma voisine se plaint d'avoir mal dormi la dernière nuit, s'étant posé des questions énervantes, agacée par l'insuffisance de ses notions historiques: «Qu'est-ce que cette Reine de France enterrée à Saint-Pierre, Regina di Francia e Iberia, a dit le guide? A qui, Sosthène, pourrais-je demander? Iberia? reine d'Iberia? Je ne connais pas ce pays.»

Et vous? M. Jourdain n'était pas plus ardent à s'instruire. Le Joanne consulté reste muet.

La robuste Franc-Comtoise n'apprécie pas le paysage classique des environs de Rome, ni, plus tard, d'un vert laiteux de jade, le lac Trasimène, que nous contournons un peu avant la nuit. L'Ombrie, puis la Toscane, la déçoivent: «passe encore pour les saules pleureurs de nos cimetières, ils ont au moins de gentilles feuilles claires; mais l'idée de planter partout ici ces horribles cyprès noirs? Cela vous fait mal. Et pourtant, tenez, lisez votre Joanne: la Toscane est riante!» L'officier repousse cette offre et se plaint de la faim.

En face de mes compatriotes, un étudiant d'Oxford est plongé dans la lecture d'un texte grec. De temps à autre, parlant à l'oreille de son compagnon de route,—un autre «fellow» aux grands yeux bleus, trop grands et trop beaux,—il prépare ce néophyte aux mystères de Florence. Pour les Anglais lettrés, Florence résume toute l'Italie.

Florence.—Je compléterai, cette fois-ci, ma collection des villas florentines et me promènerai dans la campagne. Je me suis juré de ne pas entrer dans un seul musée. Assez de tableaux, assez de statues, trop d'Art à discuter avec trop d'amis qu'on rencontre et qui deviennent de féroces esthéticiens, pour le temps de leur séjour à Florence. Les amoureux de Florence vous la gâtent, l'on a parfois envie, en leur compagnie, de nier sa beauté et je me rappelle que je faillis sauter au cou d'un monsieur qui, dans un restaurant, expliquait à sa femme: «Oui, ils ont eu des peintres, des sculpteurs; mais des architectes, eh bien! non!»

Si ma Franc-Comtoise n'avait déjà filé vers sa Franche-Comté, je voudrais la suivre dans les rues rébarbatives de la «cité des fleurs», rasant les hautes murailles des palais féodaux, cherchant en vain les marbres, si teintés d'ocre qu'ils en sont devenus comme de la pierre calcinée. Et les fameux iris? ils croissent aux jardins des collines, loin des hôtels. Les photographes, comme les guides, vous indiquent des choses impossibles à découvrir!

Combien Florence peut, à certaines minutes, vous contrarier! Sans la courbe exquise du pont d'Ammanati, sous les fenêtres d'André Gide, et ces façades jaunes, maussades, hautaines, mais si délicates, de l'autre côté de l'Arno, j'allais cette année médire d'un décor qu'affinent cependant les treillis d'une pluie tiède. Le voyageur pressé court au Bargello, galope au travers des galeries, croit avoir accompli son devoir, mais il ne se doute pas qu'à côté de cette froide cité, il en est une autre, toute riante et parfumée de ses cascades de glycines. On ne l'a connue qu'en vivant avec des Anglais et des Américains, conservateurs pieux des anciennes demeures à jardins suspendus, qui se cachent dans les replis de la ceinture de collines: Arcetri, San Miniato, Bellos Guardo, Fiesole, Settignano, séjours de plaisance autour de la revêche préfecture aux airs de petite cour allemande.

Que les diplomates honoraires prolongent dans l'aristocratie locale leur monotone traintrain de réceptions mondaines; que la bourgeoisie s'y endorme, c'est leur devoir; mais qu'à cause de l'Art, les ratés, les détraqués et les épaves du monde entier viennent s'ensevelir vivants à Florence, cela irrite. On dirait qu'au lieu de s'exposer au soleil comme dans une Nice, leurs demeures s'orientent vers Donatello.

Peu de cervelles qui résistent après quelques années à l'influence de cet art homosexuel. Ne me demandez pas pourquoi le meilleur peintre, s'il s'y laisse prendre, deviendra un méticuleux copiste, ou un extravagant. On s'assoupit à la longue, ou bien l'on perd la raison, à respirer cet air, énervant ou trop stimulateur. Oscar Wilde! Il n'y a plus de place ici que pour l'admiration platonique ou pour… Vous y oubliez le présent et vous rétrécissez dans une vaniteuse illusion d'être propriétaire de la Tour de Narcisse.

Ou mieux, l'alternative de considérer Florence comme une station balnéaire. Arpentez la Via Tornabuoni, avant le déjeuner ou à l'heure du thé, quand la pâtisserie Donney et le confiseur Jiacosa offrent leurs tribunes d'où les preneurs de glaces regardent passer ceux qui viennent d'en prendre. Mais alors, ce n'est plus l'Italie, c'est la rue de Paris à Trouville, toilettes, chapeaux, conversations de bar, et vous, jeunes hommes et vieillards peints! Des existences singulières se cachent derrière les rangées de cyprès, dans les clos d'oliviers gris enguirlandés de vignes jaunes. Toute la gamme des verts, depuis le plus éteint jusqu'au fulgurant véronèse… O maniaques des villas et villini!…

Cette douce harmonie de la campagne toscane a de secrètes blandices à quoi succombent les «natures sensibles».

La science des jardins aménagea cent musées bucoliques sous les fenêtres grillées des villas, belles, graves ou souriantes, et qui eurent pour architectes Michel-Ange, Sansovino, ou Ammanati; c'est la Capponi, la Pietra, I Tatti, Gamberaia, la Bambici ou la Medici, colonnades, terrasses, statues, bustes, fontaines, fresques, richesses paradoxales de ce sol où l'Art poussa comme de l'herbe. Pendant quatre siècles et plus, le prodigue génie florentin s'est livré au gaspillage. De cette puissance créatrice, il ne reste guère, mais… peut-être un mince filet d'eau marque la source où espèrent se désaltérer les dilettanti et de pitoyables victimes d'une fausse vocation.

Florence, mère désormais stérile, plus indolente d'avoir été trop féconde, laisse admirer ses enfants de marbre et de bronze.

Son temple est gardé par des prêtres sans foi, qui, tout juste, l'empêchent de se détruire, grâce à l'obole que leur main, tendue pour l'aumône, y reçoit des fidèles.

Florence, cruelle et sanguinaire, poursuit son œuvre médicéenne, sous une mante de provinciale et de commerçante, faiseuse de simili-tout, «truqueuse», ex-courtisane maintenant vêtue de bure; son art païen, comme son art angélique, vous m'en direz l'emploi, si ce n'est d'en parer nos beaux esprits d'amateurs ou de petits jardins vers quoi montent, de la coupe où s'écrase son Dôme, les mille carillons d'importuns campaniles.

La religion des Anglais.—Des pensions du Lung'Arno sortent des caravanes de jeunes misses, le pliant et la boîte de couleurs sous le bras, infatigablement prêtes à copier le Ponte Vecchio; des jeunes hommes d'Oxford, deux par deux, bras dessus, bras dessous, sentimentaux et convaincus, se dirigent vers l'Académie et San Marco; doux athlètes, ils ont le culte du Grec et de la Renaissance aux formes ambiguës. Tel qui jouait à l'Université dans des tragédies de Sophocle, vient pendant ses vacances de Pâques, revoir le Printemps de Botticelli, s'exalter devant le David de Donatello. C'est la tradition d'Oxford et un mot d'ordre périlleux, car souvent une crise de mysticisme se déclare à Florence. J'en connus un, de ces inflammables adolescents, qui voulut se convertir, abandonner la littérature; et déjà, le cloître le guettait. Fra Angelico ne se doutait pas, quand son pinceau, sous la direction d'un invisible chérubin, enluminait les cloisons blanches de sa cellule, qu'au XXe siècle, ses images de piété, reproduites en cartes postales, voisineraient dans l'album d'un Huguenot avec les Dieux de l'Olympe. Le Bon Frère précédait la Renaissance païenne, mais bientôt Mantegna, Léonard, Sodoma, le Pérugin, allaient verser du venin dans la chaste corolle des fleurs franciscaines.

Opinions à la mode.—De Fiesole à San Miniato, Écho répète les noms de Giorgione et de Cézanne. Si Florence ne produit plus d'œuvres originales, Florence critique, discute, croit penser. Dans les caves du palais Antinori, le cuisinier Lapi a établi une taverne, un bouge où cochers de fiacre, étudiants, esthètes, se coudoient pour déguster à bon marché les vins légers et des plats savoureusement indigestes. A manger les petits pois tendres d'avril, vous croiriez croquer la Primavera de Botticelli! Les voûtes sombres du sous-sol sont égayées d'affiches polychromes, qui en tapissent la pierre. Lapi, ruisselant de sueur, mais fier de sa popularité, interpelle les habitués dans un langage aux lazzis toscans, tout en faisant griller les beefsteaks et sauter l'acide tomate, tandis que les délicats fanatiques de la colonie cosmopolite échangent des propos rares, célèbrent les mystères du Giorgione.

Florence rallume de temps en temps une lampe votive dans quelque chapelle oubliée, pour le culte des «happy few». Après Piero della Francesca et Masaccio, voici qu'on parle sans répit du maître de Castel Franco, et de son élève Cézanne, «le plus significatif des peintres français», selon ces critiques nouveaux nés; j'écoute les conversations dans tous les dialectes, où les noms de Verlaine, de Mallarmé, se mêlent à ceux de Matisse et de Michel-Ange. L'époque de Ruskin est déjà bien loin d'eux. Une admiration ne s'est jamais établie que sur des ruines et des négations.

Un sanctuaire négligé.—Dans un quartier peu fréquenté des étrangers, plein de ces majestueux palais qui semblent toujours bouder et que personne ne visite, à part les amis des vieilles familles dont ils sont encore la propriété; une rue comme tant d'autres, étroite et assombrie par l'auvent des toits tendus, de chaque côté, contre l'ardeur du soleil et les frimas, une rue sans trottoirs, dédaigneuse et vaine de ses beautés dissimulées. Une petite porte donne accès dans l'ancien cloître de Sainte-Apollonia. On y a réuni les fresques du «prodigieux» Castagno. Peu de touristes jugent nécessaire de les voir, je les ai ignorées jusqu'ici. Enfin, grâce à l'insistance de Gide, j'ai «comblé cette lacune», malgré que je me fusse promis de fuir les galeries de musées.

C'est là, peut-être, que s'est réfugié le génie même de Florence, dépouillé de ses charmes équivoques, viril, âpre et ravagé de passion. L'étonnement est comme un briquet où s'allume encore notre admiration lasse. «La Cène» de Castagno ne ressemble à rien d'autre.

L'accentuation des types est d'un caricaturiste, chaque apôtre, une charge étrange et si suggestive, le Jésus, si humain, que l'on dirait presque les acteurs d'un idéal Oberammergau. Une réalité terrible, qui sent la bête, la laine et le cuir. Ces apôtres-ci sont pris dans les carrefours de la Florence où chaque demeure fut une forteresse barricadée contre les égorgeurs nocturnes. Quelle saveur, le curieux sens décoratif et pittoresque! Cependant les touristes se ruent à la Tribuna et s'exaltent devant des chefs-d'œuvre inférieurs à tant d'autres qu'ils ignorent.

Impruneta.—C'est le village où se fabriquent les pots de terre cuite aux formes classiques, à peine modifiées depuis trois siècles, et qui servent dans toute l'Italie à orner les jardins et les potagers. Le chemin qui y conduit est accidenté comme des «montagnes russes». Les freins de l'automobile manquent à chaque instant de se briser. A chaque détour de la route, par-dessus un mur bas, au travers des oliviers, Florence semble se montrer comme dépouillée d'un de ses voiles; parvenu à un sommet, vous la voyez dans toute sa beauté, nue et digne de sa renommée. Le Dôme, rose et blanc, reprend sa véritable proportion dans un encadrement de montagnes, encore neigeuses au printemps, et d'un bleu plus sombre, à cause des avoines et du blé vert électrique, qui tapissent les premiers plans. Les demeures de campagne sont des réductions de palais urbains, avec leurs nobles petites façades; les bourgs, aux rues dallées de marbre, eux aussi des miniatures de nobles cités. L'église d'Impruneta, sur sa vaste piazza princière, peut rivaliser en richesses avec les plus notoires; et tout autour, c'est, à six kilomètres de Florence, la vie agreste, qui continue, primitive et si ignorante de sa civilisation, que les maîtres-potiers restent sans réponse à cette question: «Pourrez-vous emballer ma commande et me l'expédier à Paris?—Parigi? e molto lontano—non so!»

Les fours, à flanc de coteau, s'étagent les uns sur les autres, comme des joujoux d'enfants. Dans le roc ou la terre rouge, chaque minuscule fabrique a l'air d'une maisonnette japonaise. Les villages étrusques ne devaient pas être bien différents de cette idyllique Impruneta; vous perdez toute notion du temps et du lieu, en faisant la sotte emplette de ces bacs à orangers, qui, sous notre ciel noir, vous communiqueront leurs nostalgies d'émigrés. Ici, vous êtes tentés par leur beau profil; ils font partie de cette nature où toutes les lignes ont un rythme parfait et d'où la Laideur a été bannie par la Volupté.

Entre Florence et Grasse.—J'ai quitté Florence la nuit, car l'heure du retour a sonné et les départs nocturnes me semblent moins déchirants. Je veux revenir par la Riviera et la Provence, afin de prolonger d'un peu l'exaltation et la fièvre d'Italie. L'aube se lève sur la Méditerranée; bientôt Gênes va s'étirer devant nous, après son léger sommeil de cité noctambule. Que l'on entre en Italie, ou qu'on en sorte par Gênes, on voudrait s'y arrêter. A ses fenêtres, d'où pendent des loques et des draps, des femmes échevelées se penchent et semblent faire signe au voyageur de s'attarder dans ce port terminus. Du môle à la crête des Alpes protectrices, ce n'est qu'un sourire, palais ou maisonnettes, églises à coupoles surbaissées, marbre et carton-plâtre peinturluré, comme un gâteau d'anniversaire, pyramide d'astragales en sucre coloré. Sur les plages proches de Gênes, Nervi, Pegli, les barques de pêcheurs s'appuient mollement sur le galet poli, comme sur un oreiller. Elles ne se traîneront jusqu'à la mer que pour une promenade de plaisance: navigation de paravent, décor pimpant, qui exclut toute idée de travail et d'effort.

Voici les cultures d'œillets, au milieu des arbres africains, acclimatés malgré eux de ce côté-ci de la Méditerranée, pour faire illusion à l'hivernant transi. Voici le soi-disant pays du palmier, Bordighera, Vintimille. L'architecture italienne n'est plus visible que dans des pavillons de jardins, des orangeries et des chapelles, datant au plus du XVIIIe siècle. Nous disons adieu à l'Italie dans le rococo qui se fond insensiblement en un style bâtard, niçois, celui des villas modernes et des hôtels, peut-être le plus méprisable, où les hommes auront marqué leur empreinte. Nous tâcherons de fermer les yeux, en traversant la Principauté de Monaco, ce sublime coin de terre à jamais souillé. De Menton à Cannes, tant que je suis dans le wagon, je voudrais suivre les phases sensibles de la pénétration de l'Italie en France. Quelle est l'une, quelle est l'autre? Le même trajet, en voiture, m'épargnerait la vue des Palaces et de ces joueuses maquillées de Monte-Carlo, attendant, leur réticule à la main, l'heure de se rendre au tripot.

La population cosmopolite, grouillante sur la Côte d'Azur, inspira le style casino-palace. La peur de la mort chasse vers la Riviera—où les feuilles brunes de l'automne ne rappellent pas le printemps passé, ni qu'il y aura un hiver—des vieillards futiles, que ronge encore la joie de vivre; ils respirent chaque jour la rose et l'œillet sous l'olivier phénix, et ces figurants de Carnaval, poudrés de la farine dégoûtante des confetti, finissent par se croire éternels comme cette végétation de zinc et de caoutchouc.

Grasse.—Si l'automobile vous portait de Gênes à Grasse par la montagne, vous feriez, ici, un dernier relai en Italie. Les vallées furent plantées par les Romains, à la mode de chez eux. Ils y ont construit leurs routes. Entre Ranguin et Grasse, je me suis encore cru dans la province de Rome.

Grasse s'agrippe au roc, comme un Tivoli; mais une porte joliment moulurée, un heurtoir de cuivre, l'urne d'une fontaine, encore décoratifs à l'italienne, se parent d'un fini à la française. Le Louis XVI fait rentrer les panses obèses, amenuise, lime le métal, et châtie la forme. Les anciens hôtels de la bourgeoisie locale et les bastides, sont juste à mi-chemin entre les palazzi, les villas de Toscane et les pompeuses demeures versaillaises.

La vie modeste, dans le passé, n'a pas produit ici d'exemplaires œuvres d'art. Nous sommes éloignés des grands centres; mais il y a une aimable et jolie élégance répandue, le parfum évaporé d'une cassolette qu'on n'a plus remplie d'essence depuis un siècle.

Fragonard.—De Grasse pourtant il s'élança, le pimpant à la veste de zinzolin; dans ces mignons jardinets, dont plusieurs intacts, tels qu'ils furent par lui dessinés, il étudia la forme des fleurs et des feuillages. Ici, bouffait à son intention le taffetas des jupes, se poudraient les visages ronds, aux lèvres rougies; et l'escarpolette tendue entre deux platanes dont l'écorce gorge de pigeon a la fraîcheur de sa palette, était lancée haut dans ces furtives frondaisons, pour que, d'en dessous, des yeux, heureusement indiscrets, suivissent les entrechats et les jetés-battus de petites mules de satin clapotant dans la mousse des linons.

L'étroit salon, frustré de ses fameux panneaux aujourd'hui transportés au delà des mers, il faut y venir par une journée pluvieuse, pour mieux comprendre pourquoi Fragonard l'agrandit de ses perspectives de parcs fictifs. Des copies habiles remplacent les originaux. La vie provinciale, avec son odeur de lessive et de lavande, toutes fenêtres closes, y est la même qu'au temps du maître; la lumière et la gaîté, bannies des demeures provençales, Frago les recrée et les fixe pour toujours sur les parois de la sienne.

Les bonnets phrygiens et les faisceaux de licteurs dont il parsème, du haut en bas, son escalier, comme un hommage propitiatoire aux inquisiteurs de la Révolution, n'ont-ils pas, de même que les galants du salon, la grasse touche facile, la légèreté d'une improvisation sur le manteau d'Arlequin d'un Guignol? Longhi de notre Provence, mais dextre comme Tiepolo, coloriste comme Rubens, l'errant Fragonard, nourri des sucs de cette terre balsamique, tel un gros bourdon gourmand, un vent l'emporte au loin, un autre le ramène à sa ruche favorite.

18 Avril.—Départ de Grasse.—Les dormeurs sont à plaindre en voyage, ils se refusent les féeries de l'aube.

Hier soir, une tempête de neige; il gelait. Après une périlleuse rentrée sous l'avalanche, j'allai voir en bouclant mon sac, la vieille ville rosir sous le soleil levant qu'elle guettait, encore bleue et blanche, avec ses toits enfarinés; et les palmiers ridicules, pliant sous le poids de la neige, simulaient les panaches d'écume des Grandes Eaux de Versailles. Glace-surprise! Les nuages vont faire place à un azur étale qui semble chaud, malgré le coupant mistral déchaîné derrière l'Estérel.

La course en automobile, de Grasse à Avignon, par Aix, il y faut renoncer; et nous partons de Cannes dans un train d'Allemands et de Russes, direct pour Berlin et Pétersbourg, toutes fourrures dehors, dans le compartiment surchauffé; les hivernants emportent des brassées de fleurs, qui luttent avec l'odeur aigre de la salade remuée dans l'office du dining-car.

Marseille.—Je ne l'ai jamais vue que par le froid, poudreuse, contractée sous les apparences d'une photographie en couleurs. Vers Lestaque, c'est, à perte de vue, comme des fortifications de marbre rose; étang de Berre, la Crau, désert caillouteux; le long des cyprès inclinés par le vent, quelques paysans sous leur peau de bique font le gros dos au vent déchaîné. L'horizon s'agrandit, l'œil ne connaît plus d'obstacle, le gris atmosphérique, qui établit les distances, est balayé: il me semble être à l'intérieur d'une immense pierre précieuse, magnifiante comme une loupe. Une plénitude d'impression. Claude Lorrain. Couleur, formes, détails, quoique précis, se fondent en un reposant ensemble eurythmique.

Les cyprès de la plaine Arlésienne, rangés, pressés l'un contre l'autre en palissades droites et parallèles, au-dessus des cultures maraîchères, ces noirs arbres utilitaires, seront les derniers, sur notre route, des parents éloignés des aristocrates italiens.

Notre Rome, Avignon.—Dès la gare franchie, en attendant de monter dans l'omnibus de l'hôtel, la bise glaciale nous flagelle. Petite ville, la préfecture d'un département de France. La rue de la République avec ses cafés, ses pharmacies et ses «Galeries parisiennes» rompt le charme. Mais, un brusque détour à gauche, et nous nous engageons dans des rues vides, muettes, non changées depuis le XVIIe siècle. Une chaise à porteurs et des perruques pourraient sortir encore des portes cochères armoriées; l'omnibus passe entre les deux battants d'une grille, vire dans une cour encombrée d'automobiles; c'est la vieille auberge installée dans l'ancien hôtel de Forbins.

Ici, de même qu'à Rome, les Anglais et les Américains promulguent leurs lois, implantent leurs coutumes; mais leur ténacité n'a pas encore, Dieu soit loué! construit des «palaces». Si on leur doit les bienfaits du net lit de cuivre et de la salle de bains, Avignon, enrichie par leurs visites de curieux, n'a rien perdu de son caractère. Dans le «hall» de «l'Europe» les rocking-chairs bercent de jeunes misses et de lourds touristes d'outre-mer, bâillant à côté de leur thé, ou cherchant des noms amis sur les listes de leur journal, le Herald. Des manteaux, blancs de poussière, des casquettes et des lunettes de chauffeurs jonchent les banquettes, et des mécaniciens discutent avec leur patron l'itinéraire de demain matin, l'heure du départ vers un autre lieu qu'il faudra, par acquit de conscience, avoir visité.

Le jardin des Doms.—Avignon, résidence des Papes! et pourquoi pas une fois encore? Le Rhône, plus grandiose que le Tibre, ce soir un lisse miroir où le Ventoux sommé d'une crête neigeuse, reflète le trapèze de sa silhouette, là-bas, au delà des plaines fécondes, roule, vide de barques, ses flots encore froids des glaciers alpestres. Au pied de la terrasse au cadre de pierre et de ses parterres cerclés de buis, ce fut sans doute la berge où s'amarrèrent les barques qui apportaient du nord l'hommage des fidèles au Saint-Père de la Chrétienté universelle. Des processions s'engageaient sous les arches à créneaux, poternes de l'enceinte fortifiée; les bannières et les cierges, montant par les ruelles, parvenaient au faîte de la ville, au Palais féodal et conventuel dont les pierres sont prêtes à redire l'écho des hymnes, des prières et des cloches. La soupe, le tambour et le clairon, les régiments trop longtemps casernés dans ce Vatican provençal, ne peuvent rien contre ces augustes parois; si des tourlourous y ont inscrit le nom de leur payse et la date de leur libération, qu'on les efface…

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