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Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

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LES DAMES DE LA GRANDE-RUE
(Berthe Morisot)

Pour Madame Rouart,
née Julie Manet.

Une porte s'ouvre sur le vestibule. Des joues rondes et roses de petite fille, un tablier blanc à pois: c'est vous, Julie, l'enfant chérie; Julie! Votre maman vient de vous faire poser, vous courez vers vos jeux. Treillages bleus sur le mur, arbustes: un jardinet dans Paris. Des cerises sur la crédence de la salle à manger, des fruits dans une coupe de cristal. Une bonne, les cheveux un peu en désordre, blonde, et point laide, coud près de la véranda… Mais vous connaissez mieux que moi l'œuvre de madame votre mère, et vous grandîtes dans ce décor parisien, entre l'avenue Victor-Hugo et l'avenue du Bois, qui avait à peine cessé d'être l'avenue de l'«Impératrice», quand vos parents construisirent leur hôtel, rue de Villejust.

Depuis l'Arc de Triomphe jusqu'à la place où s'élève aujourd'hui un monstrueux monument de bronze, rocher de Guernesey et un poète dessus, vous souvient-il de ces vieilles masures, ateliers d'artistes, de carrossiers; des hangars du garde-meuble Bedel, du côté impair de l'avenue d'Eylau, (alors celui du terre-plein auquel on accédait par des marches, et qui était au niveau du quartier des Bassins). Du côté pair, le vôtre, des jardins et des parcs: des villas et des maisons de famille. C'était, pour madame votre mère, encore un peu du vieux Passy.

Plus loin, à partir de l'église Saint-Honoré, entre l'avenue d'Eylau (aujourd'hui Victor-Hugo) et la rue de la Pompe, un vaste terrain en contre-bas, et non bâti, fut longtemps le domaine d'une tribu de vagabonds; il y avait là des montagnes russes, une sorte de Magic City très primitive; un singulier personnage y vivait dans sa cabane, un Levantin, disait-on, et qui, vêtu de fourrures, un bonnet d'astrakan sur sa tête aux longues mèches sales, faisait traîner par des béliers sa voiturette, attelage aussi célèbre, au Bois, que ceux de madame Rattazzi. Ce quartier assez «louche» était celui des acrobates, des employés de l'Hippodrome, alors situé entre l'avenue Bugeaud et l'avenue Malakoff.

Je passais par là chaque matin en me rendant d'Auteuil à la classe; je croisais parfois mademoiselle Morisot, une boîte d'aquarelle et un «bloc» sous le bras: mademoiselle Morisot dont me parlait mon institutrice, la bonne mademoiselle Eugénie Fossard, grande autorité parmi «ces Dames de Passy». Car «mademoiselle Berthe», votre mère, en était une alors; elle logeait avec votre grand'mère et vos tantes dans la rue Guichard, plein cœur du vieux Passy. Combien elle me faisait peur, madame votre mère, avec sa mise «étrange», toujours en noir et blanc, ses yeux sombres et ardents, son anguleux visage maigre, pâle, sa parole brève, saccadée, nerveuse, et sa façon de rire quand je lui demandais à voir ce qu'elle cachait dans «son bloc»!

—Avez-vous bien travaillé? me disait-elle,—pour détourner mes questions.—Mademoiselle Eugénie est-elle contente? Et ces demoiselles de la villa Fodor, les avez-vous vues ces temps-ci?

Les demoiselles Carré, c'étaient d'autres «Dames de Passy», de la province de Paris; bref de ce quartier qui n'était ni la ville, ni la banlieue, et dont encore aujourd'hui les boutiques, en certaines rues autour de Notre-Dame-de-Grâces, ont l'aspect, les «articles» même qu'on fabriquait avant 1870 et l'odeur… l'odeur des ruisseaux que le baron Haussmann négligeait d'assainir.

La villa Fodor! La cour, les plates-bandes, la statue de sa fontaine de zinc, les jardins en déclive jusqu'à la rue Raynouard et au parc Delessert; le bassin, le jet d'eau: paysage urbain de mademoiselle Berthe Morisot, royaume de ces dames X et Z., chez lesquelles je rencontrai la grande artiste, alors «une» amateur, «une personne distinguée! une originale mais très genre!» disait-on. «Très genre» signifiait «à la mode», élégante, «qui a du chic».

Valentine et Marguerite, les amies de votre maman, furent parmi ses premiers modèles à lourd chignon blond dans un filet, et soutenu d'une tringle horizontale dont les deux extrémités étaient des boules noires; la taille sous les seins, le corsage tuyauté et ouvert en cœur. Autour du col, un velours qui pend sur le dos: le «Suivez-moi jeune homme», «très genre», à la villa Fodor.

Il est des objets peints par mademoiselle Morisot dont elle perpétuera, en les poétisant, la couleur et la forme: cachepots en faïence de Gien moderne; dedans, un «caoutchouc» aux grosses feuilles bêtes; chaises dorées, fauteuils crapauds capitonnés, à glands; et ces housses blanches dont l'artiste recouvrait presque toujours des meubles hideux faits en bois de palissandre.

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Il y avait donc une Société locale autour de la villa Fodor, des familles qui ne dépassaient guère l'extrémité de la grande rue de Passy, ou, si elles avaient affaire «dans Paris», prenaient le train de ceinture. Leur existence était circonscrite entre le Ranelagh, la Muette et le Trocadéro; elles se visitaient beaucoup, s'invitaient à des goûters où chaque dame apportait son ouvrage, des gâteaux de chez Petit et les potins d'une gazette «mondaine» assez bourgeoise et provinciale, j'imagine, quoique plusieurs artistes y prissent part, dont mademoiselle Charlotte, la fille du sculpteur Vital-Dubray, ensuite madame Albert Besnard. Je me la rappelle dans la splendeur de ses dix-huit ans, ses manches retroussées sur des bras de déesse, modelant un buste de Sémiramis, en présence de S. M. Le Khédive. Les dames de la villa, les dames de Passy faisaient cercle dans l'atelier de la jeune statuaire, où l'on allait répéter La Ciguë, comédie d'Émile Augier, mise en scène par Got, un autre voisin, solitaire du hameau Boulainvilliers.

Berthe Morisot, l'arrière petite-nièce de Fragonard, n'est-ce pas Madame? a grandi dans les élégances modestes de ce vieux Passy, entre des pavillons des XVIIe et XVIIIe siècles et ces maisons à un ou deux étages, blanches et couvertes en tuiles, qu'ont fait tour à tour disparaître les immeubles qui les remplacent toutes, ou presque, aujourd'hui. Déjà des cubes de pierre de taille s'accumulaient près des échafaudages, quand, certain jour de 1867, mademoiselle Marguerite, me ramenant par la rue Franklin, du cimetière où nous avions porté des fleurs, présenta le tout petit garçon que j'étais à «mademoiselle Berthe», qui, assise sur un pliant, peignait au pastel en plein air.

—Monsieur Manet est là, à la fenêtre de monsieur X…, dit-elle.

J'entendais pour la première fois, sans doute, le nom de votre oncle Édouard. Vous connaissez son «Exposition universelle de 67», vue du Trocadéro. Manet devait être en train de faire une étude pour ce tableau si amusant, avec figures du second empire, les pantalons rouges des lignards et, je crois m'en souvenir, des ouvriers maçons. Le point de vue devait être l'endroit où, aujourd'hui, tant de voyageurs des tramways de Passy attendent que la receveuse en bonnet de police ait aiguillé la voiture sur d'autres rails, quand finit le trolley. C'étaient alors de vastes jardins, encore des «pavillons», des «folies» Louis XV et Louis XVI; des charmilles et des glycines suspendaient leurs grappes à de bas murs chancelants.

Je rencontrai bien souvent ensuite mademoiselle Berthe à la villa Fodor, où je jouais soi-disant, mais désirais surtout voir votre mère, car les pinceaux et les couleurs m'attiraient déjà plus que les parties de volant ou de crocket. Elle fit devant moi un charmant portrait de mademoiselle Marguerite, en robe rose pâle; toute la toile était pâle; Berthe Morisot était déjà elle-même, supprimait de la nature les ombres et les demi-teintes. La jeune demoiselle, «plantée comme un piquet», disait-on, avait l'air, sur son sofa, d'une poupée Huret; les dames de la Grande-Rue riaient derrière le dos de l'artiste qui, heureusement, était «une personne bien charmante», malgré «les drôles de choses qu'elle peignait avec tant de nervosité». D'ailleurs elle ne devait point être si contente que cela de son ouvrage, puisqu'elle barbouillait et l'effaçait après la séance… et mademoiselle Marguerite posa des mois durant, sans que cette esquisse semblât prendre corps. «On n'a pas idée de ça! mettre dans un portrait un piano lilas, des rideaux de mousseline, un caoutchouc au lieu d'un bouquet!»—remarquait l'une—à quoi la maman, une précieuse, aimable et minaudant: «Je ne suis pas de votre avis, chère, tout ce que touche mademoiselle Berthe, elle lui donne du genre!»…

Les demoiselles Carré s'habillaient au goût de Berthe Morisot; il me semble ne revoir dans mes souvenirs que des jupes claires, des mousselines, des jaconas à pois, des taffetas légers comme dans les aquarelles de la grande artiste.

Il est toute une série d'objets d'ivoire, de nacre, reliures d'album, coffrets, baguiers, houppes à poudre de riz, miroirs, petites brosses sur une table de toilette drapée de blanc sur transparent rose; des cornets en verre avec des arums dedans, des psychés en laqué crème dans une chambre en cretonne à semis pompadour; il est des parfums de Pivert, pommades aux violettes de Parme, ou savons au «suc de laitue», que je ne puis voir, ou sentir, sans penser à la villa Fodor, aux tableaux de Berthe Morisot.

Toutes ces choses étaient «genre» et très nouvelles dans le Passy des dames Carré. Un nuage de poudre sur la peau, une touche de noir sous les yeux, n'étaient point jugés «fard» et mademoiselle Morisot en conseillait l'adjuvant à ses modèles.

Ne croyez pas, chère Madame, que je fusse si monstrueux que d'avoir noté ces détails à l'âge que j'avais sous l'Empire… la villa Fodor, la rue Guichard et leurs habitantes ont peu changé de coutumes et de goûts; longtemps même après, l'œuvre entière de Berthe Morisot, datée de Passy, de la rue de Villejust, de Guernesey ou du Mesnil, reste la même: une, pareille, en dépit de l'influence que Renoir exerça tardivement sur son admiratrice. Vos armoires sont pleines encore d'études légères et délicates, savamment touchées du bout d'un pinceau qu'elle seule sut tenir comme un crayon à se faire les cils. Elle touchait sa toile comme la peau d'un visage, traitait une meule, un peuplier de banlieue, comme une bouche, ou une écharpe de tulle.

Rue Guichard.—C'est au printemps, peut-être un «jour de Longchamp», les voitures roulent dans la Grande-Rue; les fenêtres sont ouvertes; les jalousies, lamelles mi-closes, au midi sur la cour, laissent filtrer un rayon rose; au nord, la fenêtre ouverte sur la rue répand une lumière froide, que réchauffe le reflet des maisons d'en face, avec leurs balcons de fer, leurs cinq étages et leurs toits de zinc, si chers à Gustave Caillebotte. Un appartement bourgeois, mais dans cet appartement, une chambre de jeune fille est l'atelier d'une grande artiste. Des housses, des rideaux blancs, des porte-feuilles, des chapeaux de paille «bergeronnette», un sac de gaze verte à prendre les papillons, une cage avec des perruches, fouillis d'accessoires fragiles; et point de bric à brac, nul objet d'art, mais quelques études, au mur tendu d'un papier gris moiré, pékiné, et, en belle place, un paysage de Corot, un frotaillis d'argent.

Je n'en avais point encore vu «des Corot»; des lèvres minces de mademoiselle Morisot, ce nom de Corot, pour frapper mon oreille, prononcé comme par un enfant qui sucerait une boule de sucre de pomme, sortait d'une bouche friande.

—Monsieur Corot vient de me donner cela!

Mademoiselle Morisot penche la tête, à droite et à gauche, cligne des yeux, redresse sa taille prise dans un «canezou» à grelots de soie, regarde l'esquisse qu'elle a choisie parmi les dernières études de son maître, et qui doit la ravir, quoique mademoiselle Morisot garde toujours sa ravissante expression ennuyée, dégoûtée, sinon un peu colère.

Elle n'a rien «de sa main», à me montrer; elle efface tout ce qu'elle fait, en ce moment; «la peinture à l'huile est trop difficile!» Ce matin encore, désespérée, elle a jeté dans l'eau du lac, au Bois de Boulogne, une étude de cygnes, qu'elle suivait en barque; voulant me faire un petit cadeau, elle cherche dans ses cartons quelque aquarelle. En vain.

Elle m'offrira donc des langues de chat, spécialité du pâtissier Petit et des finettes à la pistache, mais point de peinture: non! elle n'a «rien de joli!» Ce mot, comme le nom de Corot, il fallait l'entendre comme mâché, savouré par elle…

Mais, vous savez comment, Madame, car elle vous appela Julie, l'un de tous les plus «jolis» vocables de la tendresse maternelle; il y avait un peu en elle d'une Marceline Desbordes Valmore. Sous sa froideur éloigneuse, elle était tout élan, amour, passion.

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Nous aimerions savoir quels furent les rapports des deux rivales, élèves d'Édouard Manet: Berthe Morisot et Eva Gonzalez. Celle-ci, moins douée, mais dont on parlait davantage, car elle exposait au Salon et vivait dans le monde littéraire et journaliste de Paris. Toutes deux avaient quelque chose d'espagnol en elles; ou bien était-ce que Manet les espagnolisât, quand il les faisait poser? L'une et l'autre dames aux cheveux noirs, aux yeux noirs, aux fines mules, sont inséparables, pour nous, ne fût-ce qu'à cause de l'œuvre de leur maître, où elles figurent si souvent, surtout madame Morisot, qui fut pour une bonne part «l'élément Goya», dans les toiles de votre oncle.

L'apparition du «Balcon», au Salon des Champs-Élysées, provoqua combien de discussions chez ces dames de la villa Fodor! «l'enlaidissement» de mademoiselle Berthe, que nous trouvons si belle aujourd'hui, dans sa robe blanche derrière les barreaux vert-véronèse du «Balcon». Et la «femme à l'éventail», la «femme au soulier rose», la «femme au manchon» les cheveux à la chien sur le front, les yeux profondément enfoncés dans le bistre!…

Tandis qu'Eva Gonzalez, bonne copiste, peignait lourdement comme M. Manet, avant 70, Berthe Morisot, dès ses débuts, avait conquis sa liberté. Je croirais qu'elle suggéra peut-être à Claude Monet et à Sisley, qu'un paysage parisien ou des environs de Paris, un jardin, un pont de chemin de fer, des coquelicots dans l'avoine pâle de Seine-et-Oise, étaient des motifs picturaux et il semble qu'elle ait parfois prêté ses modèles, pour les figurines à chapeaux de paille et à jupes claires, qui remplacent enfin les paysans, les bûcheronnes, dans le paysage «impressionniste». Berthe Morisot fut la bonne fée de l'impressionnisme, qui est un art féminin, comme de faire des bouquets ou de la «frivolité»!

Au rebours des personnes de son sexe, qui se guindent à la facture mâle et ne songent qu'à faire oublier qu'elles sont femmes, Berthe Morisot a senti les limites de son art, traitant la peinture en aquarelliste, en pastelliste, dessinaillant, «jetant», comme on disait à la villa Fodor, n'appuyant pas, frôlant la toile ou le papier. Sa maîtrise garda, jusqu'à la fin de sa vie, la saveur de la jeunesse, les colorations du premier printemps, l'odeur du serynga et des lilas blancs sous la pluie. Déjà parvenue à la maturité du talent, copie-t-elle un plafond de Boucher, au Louvre? C'est une transcription qu'elle en fait, un panneau bleu-rose et blanc, pour décorer son atelier-salon de la rue de Villejust, qu'elle a voulu non pas au nord, mais en plein midi, à lambris blancs Louis XVI; la lumière y est égalisée par des stores crème; il n'y a pas un coin sombre; les jonquilles, les tulipes, les pivoines dans des vases, se détachent sur du clair, avec la transparence des chairs, le modelé plat, le «ton local» sans heurts des objets et des visages qui font face à une fenêtre. Un tel éclairage passe pour «décolorant»; je ne crois pas qu'avant Berthe Morisot, aucun artiste ait, de propos délibéré, toujours peint «quand il n'y a pas d'effet», c'est-à-dire en supprimant les oppositions d'ombre et de demi-teinte, et choisissant, pour détacher dessus une figure, une même «valeur» claire.

Berthe Morisot a bien plus influencé son beau-frère, qu'elle ne s'est soumise aux habitudes traditionnelles d'Édouard Manet.

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Quand elle épouse Eugène, et cesse d'être la «demoiselle de Passy», c'est le paysagiste qui choisit de passer des étés en Angleterre, à Guernesey; puis la famille va sur des plages normandes, à Fécamp, au Tréport. Berthe Morisot trouve des motifs inédits qu'allait plus tard exploiter le néo-impressionnisme: la villa modeste, le chalet en bois découpé de Vuillard, un décor que nul peintre ne s'était encore avisé de reproduire: un casino, une tente sur le galet; le poteau indicateur et le drapeau qu'on lève quand les nageurs peuvent sans péril se mettre à l'eau; les ajoncs d'un jardinet maigre, la guérite d'osier. Enfin le nouveau pittoresque qu'apportent les Parisiens dans les «trous pas chers», remplace celui que respectaient, depuis Delacroix, les Alphonse Karr, les Dumas, les Isabey et tant d'artistes à béret qui, l'été, se revêtent d'une vareuse de pêcheur et jouent au loup de mer.

Plus tard, c'est le château du Mesnil, près Meulan, d'où l'on découvre cette aimable vallée de la Seine où Pissarro, Manet, Sisley, et ensuite Bonnard, ont souvent planté leur chevalet. Berthe Morisot mène là une vie de famille, toujours peignant, mais comme une autre femme de son milieu aurait brodé, fait de la tapisserie ou des confitures, nullement artiste dans ses usages, elle l'artiste entre les artistes, loin du bruit, des expositions, ignorée comme personne. On n'imagine guère une existence plus conforme aux traditions domestiques de la bourgeoisie parisienne. Julie Manet, vous aujourd'hui madame Rouart, vous les perpétuez, ces coutumes abolies. Vous qui naquîtes au centre de ce que la dernière époque française aura produit de plus «neuf» et de plus «avancé», vous prouvez qu'on peut n'être point rebelle aux modes et aux excitations du monde, en restant chez soi, et presque sans rien y changer. Votre mère avait souci de se garer des interviews, des indiscrétions de presse, toujours une inconnue, une dame de Passy dans le Paris moderne. Et telle je vous trouve, vous madame, la fille de cette artiste d'«avant-garde», vous êtes la gardienne de centaines de petits chefs-d'œuvre que se disputent les spéculateurs, et pieuse comme ces messieurs Rouart, dont vous portez le nom, vous fermez votre porte, de peur que vos trésors ne passent la frontière, comme nos fruits dont la peinture de Berthe Morisot est l'un des plus délicats. Nous devons les conserver, comme les portraits de Perronneau, comme l'Embarquement pour Cythère, comme nos Fragonard et nos Saint Aubin.

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Trente ans après, vous me recevez dans le salon-atelier de la rue de Villejust, où je n'étais plus allé depuis le soir où Mallarmé nous fit la lecture de ce Ten O'clock qu'il avait traduit et que Whistler écoutait entouré de sa petite cour de littérateurs, disciples de Mallarmé, de quelques peintres, dont Renoir. Whistler me demanda: «Croyez-vous que la langue soit tout à fait claire pour les peintres?» Je ne pus pas l'en assurer.

Qu'importait-il, quoiqu'il se fût fixé à Paris, où on lui faisait fête, où il avait des élèves, mais où il était en exil?

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