Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
NOTES SUR LE SALON D'AUTOMNE
A Charles Morice, lequel je remplaçais, cette fois, au Mercure de France.
La fermeture de la Villa Médicis, «la séparation des Beaux-Arts et de l'État», la liberté pour tous, mais l'air de Paris ordonné à chacun de nous comme une «cure» de modernisme, tels sont les souhaits les plus récents de quelques beaux penseurs. Nous avons vu une centaine d'écrivains, sociologues, professeurs, philosophes, et même un illustre peintre, signer de courageux papiers pour le «grandissement de l'esprit humain», qu'il s'agit de dégager, une fois pour toutes, des chaînes du passé et de l'odieuse servitude romaine.
Il semble que l'État devienne de plus en plus un aimant qui attire tout à lui. Les artistes faisaient parfois exception. Les petites expositions sans jury ni règlement étaient, depuis longtemps, une concurrence, une menace à l'autorité et à l'intérêt des Grands Salons.—Les impressionnistes et Claude Monet en tête (je mets Édouard Manet à part, tout seul), répudièrent tout encouragement officiel.—Point de jury, point de distinctions, criait-on de tout côté. Depuis quelques années, les Indépendants, aux Serres de la Ville, étaient tenus pour les seuls exposants dignes qu'on s'occupât d'eux.
Or, voici que, soudain, M. le Président de la République ouvre solennellement le Salon d'Automne. Les mains des mêmes Indépendants sont tendues vers les rubans rouges et violets;—que se passe-t-il?
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Les amateurs ne se plaindront pas que le Salon d'Automne ait lieu et qu'avec fracas il prenne un caractère officiel, si contraire pourtant à l'esprit qui l'inspire.—Il s'y présente des groupements et des œuvres au dernier goût du jour, dont la diversité apparente, mais l'unanime prétention à la «nouveauté», offrent une belle image de la «Liberté dressée en face de l'Académisme», toute rayonnante, enfin victorieuse. Il était temps de rappeler d'un exil, où l'on cueillait, il est vrai, les lauriers mêlés avec les palmes du martyre, les parias d'hier, et de leur faire gravir les escaliers à tapis rouges, entre deux haies de gardes républicains en grande tenue et de plantes vertes.
La Société Nationale (ex-Champ de Mars), s'étant séparée en 1889 des «Artistes Français» en protestant contre les médailles et les vieilles paperasseries des Champs-Élysées, aurait dû depuis longtemps accueillir et même aller chercher ceux qui, chantant la Jeunesse et le Progrès, lui faisaient des avances rarement agréées. Le très intelligent et libéral directeur des Beaux-Arts, M. Henri Marcel, permit enfin au Président Frantz Jourdain d'amener pour deux mois de mauvaise saison son troupeau dans le Grand Palais. Maladroitement, la Nationale protesta contre ce qu'elle ne pouvait empêcher, refusant à ses sociétaires et associés le droit de partager l'immeuble avec de nouveaux locataires: aveu d'une crainte un peu inconsidérée, apparence d'inquiétude assez déplaisante.—Ce nouveau «Salon officiel», rival néanmoins, contient un lot d'œuvres qui nous permettra de décider si cette invasion est si dangereuse.
M. Roger Marx accorde que, «parmi les ouvrages exposés, beaucoup tiennent plus de l'étude que de la production lentement parachevée et mûrie». Le critique ajoute, il est vrai: «Mais n'est-ce pas déjà une exceptionnelle aventure que, sur un total de deux mille envois, il s'en rencontre si peu de banals et d'indifférents? Puis, il a été réclamé si souvent contre l'oppression du talent individuel, qu'il y aurait manque de grâce, sinon mauvaise foi, à méconnaître le prix d'un Salon où, pour la première fois, toutes les considérations se sont subordonnées au respect et à la mise en évidence de la personnalité.»
Voici donc ce que le «Salon d'Automne» veut signifier; M. Roger Marx le dit de haut. En effet, la collection est variée, vivante, «très instructive», et amusante pour les collégiens et les jeunes étudiantes, qui ne peuvent être conduits en bande, sous peine d'arrêter la circulation, dans les différents magasins de la rue Laffitte. Mais c'est tout de même une exposition en plus, donc une de trop.
Il faut, par nécessité sociale, qu'un vaste marché s'ouvre aux milliers d'artistes qui emplissent Paris, car il est indispensable de se montrer pour ne pas mourir de faim. Le problème de la surproduction devient de plus en plus difficile, et cette question implique un cercle vicieux.
Si le succès du nouveau Salon est grand et très légitime, grâce au courant d'air frais qui entre dans ces galeries poussiéreuses, il n'apparaît pas que le malaise des artistes doive céder pour cela. Voici de nouveaux contingents prêts pour la bataille, de nouvelles victimes. Mais qui donc «opprime» aujourd'hui le «talent individuel»? Où est-il? Partout!
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Spéculateurs et marchands, les amis zélés de l'art, s'empressant à défendre ceux des «vrais peintres originaux» dont ils ont l'œuvre en portefeuille, s'adressent enfin au grand public et flattent sa manie de distinctions honorifiques, de consécration officielle. Déjà en 1900, lors de la Centennale, ils s'étaient disputé la cimaise et ces petites étiquettes dorées, qui plus jamais ne quittent, après une Exposition Universelle, les cadres que l'État marque ainsi de son apostille. Or, le Grand Palais, surtout son premier étage, semble projeter un reflet de cette gloire qui donne confiance aux porteurs de titres.—Nous ne sommes plus au temps des «Refusés» et des entresols en construction, qui abritèrent les premières luttes de l'impressionnisme. La distance parcourue depuis ces heures difficiles est longue, et chacun, même parmi les plus «fauves», souhaite en secret, pour y produire ses ouvrages, le mur où furent médaillés Benjamin Constant et Dagnan-Bouveret.
Les «maîtres» du Cours-la-Reine, laissant de côté les rares entêtés des indépendants sous la surveillance du douanier Rousseau, nous attendions qu'ils fissent leur entrée sur une scène subventionnée. Les y voilà enfin! C'est à un tout petit nombre de «talents individuels» qu'est due l'«imposante manifestation» qu'exalte la presse d'avant-garde, cinq ou six, dont le cadet est déjà mûr, mais leurs aînés sont des ancêtres. Les autres? une armée de plagiaires, inconscients ou avisés, et tels qu'on reste confondu par leur innocence ou leur cynisme; ils se faufilent dans l'état-major du néo-impressionnisme, avec la connivence de littérateurs qui croient en les défendant servir une idée grande, tandis qu'ils servent les marchands, ces Médicis de notre République.
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Il serait bon que le Luxembourg mît à côté les unes des autres ces trois figures de femme nue: l'Olympia de Manet, la Vague de Baudry et la Naissance de Vénus, par Cabanel. On verrait par quels moyens différents, trois Parisiens du Second Empire, exprimèrent la femme de Paris. Manet, «fou de Goya», peignit une fille malingre et délicieuse de Montmartre; Baudry, prix de Rome, hanté des Vénitiens et des Florentins, une ballerine de l'Opéra; Cabanel, lointain élève, un peu affadi, de Ingres, sut rendre la grâce mièvre de la cour des Tuileries. Et chacun d'eux est un artiste indispensable à l'histoire du XIXe siècle.
Les «néo-impressionnistes», au Salon d'Automne, se réclament de Cézanne; le président d'honneur est Eugène Carrière. L'homme du noir et du blanc, des «maternités», des tendres émotions, du «sentiment», est bien, esthétiquement, sinon «socialement», contraire à tout ce qu'on veut imposer ici. Quelle ironie! Carrière conduisant cette bande d'étrangers en goguette! Car ces exposants s'accroîtront de tout ce qu'envoient l'Allemagne, la Suisse, l'Amérique, ces pays sans peinture, vers la Rome que deviennent Montmartre et Montparnasse. Le Salon d'Automne est une terre promise pour ces étrangers; mais il en est une aussi pour certains membres de la Société Nationale, qui sentent le moment venu de se donner des airs de jeunesse. Ils ont contraint le comité du Champ-de-Mars, par un vote récent, à rayer l'article qui leur interdisait de prendre part à toute autre exposition d'une Société reconnue par l'État.—Nous sommes donc libres désormais d'aller assaillir le Président Frantz Jourdain, qui se fût aisément résigné, si notre révolte n'avait pas brisé l'obstacle. Cesser d'être une victime de la réaction! Son heure de gloire s'enfuit déjà, et il ne lui reste plus qu'à préparer de très sombres caves, pour y reléguer ses recrues indiscrètes et démodées.
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Rétrospective Cézanne.
Et encore nos horribles murs lie-de-vin, cette lumière blafarde de maison vide dont on ouvre les volets au premier soleil d'avril! Je connais ce sépulcre où j'ai reposé si souvent: l'œuvre de Paul Cézanne y semble un peu attristée par le lieu. Herr Tschudi, le directeur du musée moderne à Berlin (qui prépare une section française toute dédiée à l'impressionnisme), auquel je demande si quelqu'un qui n'a pas fait de peinture peut, comme nous, être touché par Cézanne, me répond qu'il en «jouit, comme d'un gâteau ou de la polyphonie wagnérienne». Ces Allemands sont déroutants, que l'académisme sentimental d'un Boecklin met en extase, alors que la «Stimmung» si humaine d'un Carrière leur semble inexpressive… mais Cézanne!… A considérer les peintures de ces Germains sur qui s'est exercée son influence, on dirait que bien peu d'entre eux aient vu au delà des apparences de Cézanne; ils parlent néanmoins de couleur raffinée, de construction, de synthèse.
Harmonies de bleu-gris et de lie-de-vin; rouges veinés, de glaïeuls ou de porphyre, de nougat; bleus des vases de la foire, jaunes de la boutique aux macarons, rose et vert de pastèques; pistache, violets de pois-de-senteur, ponceau de dahlias mats; toutes ces couleurs soutenues par des bruns, qu'on ne trouve plus sur la palette des impressionnistes. De la pâtisserie pour les Berlinois?
De Cézanne ici: le compotier de pommes, sur fond vert, peut-être sa plus majestueuse nature-morte; la boîte à lait, avec ses verts et ses rouges sourds, juxtaposés au papier de tenture beige et mauve; des fruits en onyx, des pommes; le paysage à la maison blanche, dans l'ouate des vergers aux petits arbrisseaux si naïvement dessinés, qui, tout bleus, frissonnent dans un ciel malade d'avril: mais surtout et au milieu d'un royal panneau, c'est le portrait du maître, dont la forme ne souffre pas trop d'un constant sacrifice à la recherche du ton pur, en souffre moins que certains autres visages d'étude, trop péniblement construits. Voici encore des tartes et des madeleines en or et en sucre-d'orge, des pains provençaux, une gourmandise succulente; enfin, ces scènes de baignades antiques, corps bleus et roses, dans un décor de faïence d'Urbino, qui rappellent l'allongement contorsionné du Greco.
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A côté, l'on a eu la bonne intention, et la mauvaise idée de rendre à Puvis de Chavannes un nouvel hommage: mauvaise, car le maître ne s'exprime tout à fait que sur de grandes surfaces. Si peu représenté qu'il soit ici, nous suivons le développement de ses médiocres dons d'ouvrier jusqu'au jour tardif où il se dégagea de Couture et de Chassériau.
Par quel hasard ou quelle gageure, une salle fut-elle divisée entre le Prince Troubetzkoï—que l'on devrait écarter d'ici à cause de sa virtuosité—et Renoir? La plastique superficielle et trop aisée du Brummel de la Statuaire, aurait eu sa place du côté de John Sargent et de Zorn, entre Helleu et Sorolla. Le Salon d'Automne, où l'agaçant mais très puissant dessinateur Boldini serait traité de jongleur, par quelle inconséquence s'ouvre-t-il à l'équilibriste Troubetzkoï? Et on l'exhibe dans cette salle où tremblotent les coquelicots dans les cheveux emmêlés de la petite nymphe de Renoir.
Le côté Nord du Salon paraît avoir été dévolu à la classe de MM. Durand-Ruel, alors que le Sud est réservé aux néo-impressionnistes du groupe Bernheim. MM. Durand-Ruel ont équipé une compagnie de paysagistes qui, à la manière de Claude Monet, de Sisley, de Pissarro, font pour les amateurs moyens d'Amérique des tableaux assez plaisants; mais la recette, nous la connaissons trop. MM. Durand-Ruel ont aussi leurs ateliers de panneaux décoratifs dans le goût de Renoir, mais qui, malgré leurs airs d'indépendance, sont d'une convention déjà ennuyeuse; M. d'Espagnat est le chef de cet atelier.
Druet, Bernheim ont été plus avant dans leur choix. S'il y a une suite ou même un développement de l'impressionnisme, c'est parmi les indépendants qu'il fallait les découvrir. Ils n'y ont pas manqué, flairant dans un amoncellement de toiles presque identiques, au point de paraître d'une seule pièce, de même manufacture, l'artiste qui allait peut-être inventer une formule de décoration murale intime pour petit hôtel et garçonnière modern-style.
M. Vuillard nous conduit, du tableau, à l'art appliqué avec cet idéal nouveau: la peinture collaborant simplement avec l'ébénisterie ou les étoffes. Entre Puvis de Chavannes, Cézanne, Renoir, M. Bonnard, illustrateur délicat de Verlaine, sculpteur et peintre surtout, remue des couleurs, balance des volumes et des lignes, joue avec les reflets, renchérissant sur Renoir et les impressionnistes.
Son «Bal» du Salon d'Automne—ouvrage «médité», voulu jusqu'à la fatigue—renferme des trouvailles de couleur et parfois un dessin vivant. On pourra, d'après ses débuts, beaucoup attendre de M. Bonnard, tout, dirai-je, sauf un chef d'école, ce pour quoi il est tenu dans «le groupe».
M. Vuillard, à côté, semble faire des vocalises, pousser de petits cris de moineau sur le toit d'un immeuble parisien. Il illustre le paysage de Paris et colore son atmosphère décolorée; de laides maisons à cinq étages, d'une rue ou du boulevard, il prend le motif de jolies arabesques tout égayées de platanes, de roues jaunes des tramways et de ces petites «mousmés» qu'escortent des nounous à longs rubans, avec des enfants à grosses têtes comiques. Le succès de Walter Gay et de Raffaelli le guette; or, si Vuillard veut rester «de son Parti», qu'il se méfie de sa facilité et qu'il redoute l'excès du «joli». La lithographie en couleurs peut donner à sa main certains tours qui lui ont réussi à l'imprimerie: ces vides qui, utiles sur la feuille blanche, «font creux» sur une grande toile; ces tons à plat que l'encre allège sur la pierre, mais que la détrempe ou l'huile alourdit.
M. X. Roussel, un peu trop proche de Vuillard dans ses tableaux, est un poète charmant dans ses paysages au pastel, où il construit, étage ses plans avec une incroyable sûreté. On dirait qu'il ponctue une «mise en place» très recherchée avec deux ou trois tons, puis efface le «tracé», qui n'est plus indiqué que par des points et virgules: tel un fil télégraphique qui ne se révèle à distance que par les oiseaux posés dessus.
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Auprès de ce groupe venu des indépendants, Henri Matisse est à peu près le seul qui promette un peintre robuste et frais. Il repose, par sa santé, de toutes les pâles victimes de cette école où les influences contradictoires et incohérentes aboutissent à une ridicule banalité dans la folie. Chez l'un, c'est un souvenir de Constantin Guys et de Charles Conder, avec un dessin d'élève des Beaux-Arts caché sous des tons maladroitement pris à Cézanne et à Renoir; l'autre alourdit de gris opaques à la Roll des roses de Renoir. Il y a les faux Maurice Denis, les faux Gauguin. Plus loin, les évadés de l'atelier Gustave Moreau, qui puisent à pleines mains dans les cartons de Toulouse-Lautrec et de Bussy; enfin, les mystiques de l'ésotérisme, les symbolistes à l'allemande…
Desvallières, malgré le vertige où il semble emporté, ne parvient pas à oublier ce qu'Élie Delaunay lui enseigna. Desvallières sera le bouc émissaire de M. Jourdain. Un portrait de jeune fille, plein de beaux tons graves (les lèvres si curieusement roses dans l'argent des chairs), et quelques études minuscules très «atmosphériques», font regretter ce qu'est en train d'abandonner, chez les «néo-impressionnistes», le disciple d'un vieux Romain. Son évolution tardive et toute cérébrale alarme ses amis, si elle n'enlève rien à leur estime. Toulouse-Lautrec est un des coupables, avec le funeste attrait de son «écriture». Il savait, lui, donner une sorte de grâce légère, très française, à la démarche, à l'allongement déhanché de ses filles blafardes de Montmartre; mais à revoir son œuvre, on se demande s'il n'a pas eu le bénéfice d'une mort prématurée et d'une existence excentrique. Son dessin en fil de fer, et la construction par cubes de ses grandes figures d'affiches ont eu, comme toute forme un peu géométrique, l'attrait d'un procédé facile et qui s'apprend.
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Et le vénérable M. Odilon Redon, le doux rêveur? Depuis l'enfance, j'entends parler de lui comme d'une sorte de Pater Seraphicus au sourire d'éternelle douceur. J'ai fait un effort souvent renouvelé pour me hausser à la compréhension de sa cryptographie; si je frappe à la porte des amateurs, elle m'est ouverte par des gamins qui me montrent des bonshommes sur une ardoise enfantine, des portraits de pions vus de profil. Les murs de la classe sont tendus d'un papier moucheté, comme les chambres de bonne; par-ci par-là, dans les cadres, c'est une figure de Croquemitaine, avec de grands yeux qui ont trop de cils, ou bien le portrait de l'institutrice, Isis, toute maigre et brune sur un fond bleu de lessive. J'y reviens toujours, à cette classe, mais on me dit: si vous ne comprenez pas les symboles d'Odilon, vous admirez ses fleurs? Celles-là, je les comprends, mais je leur préfère les dessins d'un vrai enfant.
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Nous aurions souhaité que M. Maurice Denis fût plus prodigue de ses envois au Salon d'Automne, allant de l'illustration jusqu'à la grande peinture décorative religieuse, avec des essais dans les genres qu'il cultive: intimités familiales, légendes gothiques, contes de fées, chemin de la croix, baigneuses, nature morte, portrait, etc.; toujours d'un même style. Nous savons de quelle partie italienne de l'œuvre de Renoir vient à M. Maurice Denis ce dessin exagérément arrondi et comme formant des ondes concentriques; mais sa forme rappelle le visage de l'artiste lui-même, ce petit cavalier Louis XIII, replet et sans angles, que l'on verrait servir la messe dans un vitrail du XVIIe siècle; celles aussi d'un modèle très chéri, qui prête sa grâce au peintre. Ces rondeurs de fruits et de la Rose Mystique, on les retrouve chez le Bien-Heureux Frère Angelico. La culture d'un esprit meublé de tout ce qui est utile (et même de plus), dans le trésor classique des arts et des lettres, se combine avec la fantaisie orientale du coloris cher à l'École de Gauguin.
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MM. Bernheim regretteront de n'avoir pas mis dans leurs salles des toiles de l'Anglais Walter Sickert, qui, plus âgé que ces «néo-impressionnistes», a peint, en Angleterre, des scènes de music-halls et du paysage urbain… mais en noir, avant MM. Vuillard et Bonnard. Sa place était indiquée ici; il est fâcheux qu'on ne l'y ait pas appelé de Venise, où il crée chaque jour négligemment de petits chefs-d'œuvre.
La pièce capitale est le panneau des «Fiancés», qu'Eugène Carrière s'est vu commander pour la mairie d'un quartier de Paris. Jamais encore Carrière ne s'était exprimé avec cette maîtrise. Je vous recommande toute attention pour la façon dont la toile, presque carrée, est remplie; la place que chaque figure et le paysage—chemin d'eau ou sentier dans la montagne?—y occupent; et le rôle des valeurs graduées, par «paquets», comme les instruments d'un orchestre, qui s'enflent ou s'assourdissent—selon les besoins de la ligne arabesque. Cette science et cette sensibilité, elles n'appartiennent qu'à Carrière. Par une insistance savante sur certains «volumes» de clairs, de demi-teintes et de noirs et la déformation logique de la ligne (ou plutôt du bloc qu'enserre idéalement le contour invisible), l'artiste, rejetant ses théories passées quant aux «plans», accroche les personnages de son émouvante scène en une guirlande ornementale. Peut-être le triomphe de l'arbitraire, car voici la page la plus raisonnée, la plus consciente, la plus voulue.
La forme de Carrière est impalpable et aussi peu linéaire que les fumées d'une cheminée de fabrique, qui se répandent par nappes inégales dans l'atmosphère.
Je ne dirai pas que Carrière soit «adroit», car il est plus que cela; il faudrait l'appeler le virtuose idéal, si ce mot, tant mesuré, ne désignait des talents superficiels, et ne flétrissait ce dont il est le contraire. Des maîtres, Carrière n'a pas la lourdeur et la bonhomie, la simplicité uniforme et la technique simple. Velasquez lui-même, si peu cérébral, et qui obtiendrait les médailles d'honneur dans nos salons, Velasquez est naïf, comparé à Carrière. L'œuvre de celui-ci, très «musée» par la conception et que baigne le clair-obscur de Rembrandt, a de charmantes roueries et la ténuité des modernes.
Elle est aussi de la statuaire; et de Rodin lui viennent ces «passages» onctueux, ces glissades du rayon lumineux sur de molles bosses aux modelés élargis. Il fallait cette plastique de statuaire et cette adresse de maître ouvrier peintre pour que Carrière exprimât, comme il le voulait, sa chaude et fraternelle sympathie à l'humanité tout entière. Ce tendre père, cet époux, cet ami, a l'heureux privilège de développer son art entre les murs gris de sa demeure familiale. Crayon en main, il voit grandir autour de lui d'autres lui-même transformés; depuis leurs cris de nouveau-nés jusqu'à l'âge d'homme, il les suit plein d'amour et de pitié, et son œuvre débordante d'allégresse est ainsi une sorte de réincarnation multiforme du Père.
L'autorité qu'a prise Carrière sur la jeunesse qui pense et qui écrit n'est explicable que par la générosité de ses sentiments, ses vœux et ses efforts vers une immense paix sur la terre. Ces souhaits humanitaires ont remplacé en France d'autres exaltations de naguère: le geste enlaçant de la mère et de ses petits devient alors un haut symbole, touchant, religieux, pour un public qui, malgré tout, continue de ne voir en peinture que le sujet. D'ailleurs, cette interprétation «intellectuelle» esthétiquement, s'affirme à l'encontre de tout ce qu'on préconise aujourd'hui. Ce Salon d'Automne s'ouvre et se clôt par l'œuvre la plus rigoureuse et la plus concertée—et la plus «sombre»—de toute la production moderne, faisant ressortir l'incohérence, les malentendus, les mensonges d'une crise intellectuelle, la plus grave, peut-être, que ce pays ait encore traversée. Eugène Carrière est un apôtre. Sa personne, ses qualités morales, son allure peuple, lui confèrent un ascendant unique aujourd'hui. Mais on voudrait faire de son art un art populaire! Que veut-on désigner par «art populaire»? Les Fiancés sont un fragment d'un ensemble décoratif que, sauf des pèlerins assez rares, des familles de mariés regarderont seules, dans la mairie du XIIe arrondissement. Il faut nous réjouir qu'une occasion, quelle qu'elle soit, ait été donnée à Carrière de réaliser sur des murailles, même aussi peu invitantes que celles d'une mairie, son rêve de philosophe et de peintre. Mais qui jamais croira que ses toiles, dépouillées de tout charme extérieur, de toute gaieté, soient comprises, si ce n'est d'une élite d'artistes? Qui dit art, dit aristocratie.—L'avenir? Nous ne pouvons espérer, pourtant, que notre république, sur notre vieux sol, fonde un jour une Athènes nouvelle!
Ce Salon, rétrospectivement, est un raccourci de ce que les trente dernières années ont produit de plus intéressant, de plus pur, mais aussi bien de plus fermé pour le public. A côté d'hommes de génie comme Puvis de Chavannes, Cézanne, Renoir, et de grands talents comme Alphonse Legros et quelques autres, c'est toute une pléiade de jeunes gens «très distingués»; et cet art officiel de demain ne semble-t-il pas apprêté pour un petit cercle de byzantins?