Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
PRÉFACE AU CATALOGUE D'UNE EXPOSITION DE PEINTRES DE VENISE.—PARIS 1914.
Pour Maurice Barrès.
C'est l'art joyeux de la vie brève et facile. Pour les amants, pour les optimistes, jouisseurs d'un printemps perpétuel, la Peinture naquit sur les bords de l'Adriatique, dans la lagune des trompeuses lunes de miel. Luxe de grands financiers, trophées des marins conquérants et mercantiles, oriflammes battant au souffle de l'aurore lilas et des couchants orangés; voiles bariolées, galères pleines des dépouilles de l'Est; joie d'éphèbe qui sent ses muscles saillir sous le brocard et le velours, à tendre vers la République maternelle mannes et coffrets alourdis du butin d'outre-mer: Venise, plus que Marseille, porte de l'Orient, entretient dans nos cœurs de septentrionaux la flamme qu'éteignent nos frimas.
Il en est qui méprisent, comme légères et trop faciles, les grâces minaudières, comme les pompes théâtrales de l'aisée création vénitienne; le verre de Murano, les coquilles et les laques se brisent dans la main, craquellent et se détruisent au rayon du soleil. Qu'importe? Pendant les heures qu'il me reste à vivre, je réjouirai ma vue et mon toucher, de scintillements, de reflets et des vernis que ma main caresse. Mais écartons l'idée de la mort.
S'il commence par Venise, tel ira sombrer, plus tard, dans le culte attristant de l'Espagne noire et jaune, ou dans les cathédrales gothiques…
A dix-huit ans, mon premier voyage d'artiste, je le fis dans les Flandres. Je viens de retrouver un album de croquis et de notes prises au cours de mes visites aux musées de Bruxelles, d'Anvers et autres villes mornes, pendant un automne déjà si lointain, que je puis à peine me reconnaître en celui qui les traça. Était-ce donc moi cet admirateur des primitifs efflanqués, des madones laides, des horribles Enfants-Jésus aux chairs blêmes? Le bon jeune homme triste que je devais être alors, combien je me flatte de ne l'être plus! Mon ami Barrès se riait de moi quand, il y a deux ans à peine, en séjour à Venise où j'étais allé préparer mon exposition du Giardino Publico, je lui avouais ma joie, mon amour de débutant pour la cité des pilotis.
«Eh! quoi, est-il donc pour des hommes de notre âge de se nourrir de ces reliefs?» C'est que vous, mon cher ami, vous avez pris une autre voie; vous vous gaussiez, quand j'ignorais l'Italie et restais, avec mes œillères, sur les bords de la Seine et de la Tamise. Je préfère mon sort présent à mes mélancolies de naguère. Vous me taxerez de frivolité, dénoncerez mon manque de sérieux!
Peut-être avez-vous raison devant l'Éternel; peut-être! Mais je sens mon équilibre s'établir à mesure que j'avance… sans y croire. La jeunesse se passe de santé, mieux que l'âge mur. Je ne compris rien à Rubens quand j'eus vingt ans. «Le décharné», comme vous dites! Je lui préfère maintenant la chair duvetée et juteuse des beaux fruits de l'été, peut-être à cause que j'ai mis trop longtemps à apprécier les matinées de soleil, dont les rais envahissent ma chambre, promettant un jour de confiance et d'illusion. Peut-être à cause de mon rhumatisme, les ciels gris m'épouvantent.
Laissez-moi jouir enfin de l'insouciance du touriste dans Venise, de ces journées où pour être heureux il suffit, étendu dans une gondole, de regarder les nuages en argent, qui lament de leur image renversée et distendue, l'eau de la lagune! Nul besoin de galeries publiques, de palazzi, ni d'églises, pour me sentir, à Venise, plus peintre qu'ailleurs. Je respire, je regarde, et tout s'explique: c'est là que la peinture est née, comme une Vénus dont le corps sera l'éternel culte des hommes.
Les yeux de la déesse, qu'expriment-ils? Je n'en sais, ma foi! rien; c'est la couleur de ses prunelles, que j'adore, c'est le tissu de sa peau, ses cheveux roux, son «immense nonchaloir» ambré. Venise est femme.
Quand le mystérieux Giorgione naquit à Castelfranco, tous les campaniles de la Vénétie auraient dû se mettre en branle pour annoncer l'événement. Cet enfant allait remplir de parfum les fiasques à huile des ateliers d'artistes, et les allait changer en cassolettes. Sans Giorgione, point de Titien, donc point d'École vénitienne jusqu'au XVIIIe siècle; du moins, rien de ce que les livres désignent comme «la peinture vénitienne de la grande époque»; point de Greco, point de Velasquez; quant à Chardin et aux coloristes français du XIXe siècle, eussent-ils été ce qu'ils furent, sans Venise?
Peindre pour le plaisir de manier de la pâte et de couler dedans les essences grasses et transparentes—sans idée, oui, surtout, Grâce à Dieu! sans idée à peindre!—en cela, nous autres artisans, plaçons-nous notre foi. Notre esprit, notre génie, notre caractère, nous les prouvons par l'acte de tenir le pinceau et d'étaler la peinture sur des surfaces planes. Qui ne comprend point ceci, qu'il aille aux rétables du XVe siècle, avec les archéologues, les littérateurs, les amateurs de bibelots!
De Giorgione à Longhi—plus de deux fois cent ans—la Peinture est une courtisane qui frappe à toutes les portes, entre, monte l'escalier, laissant partout d'ineffaçables traces de son passage. Elle entraîne avec elle un cortège de musiciens, de masques et de fous, quelques nègres, et ses blondes compagnes dont Véronèse s'inspira. Tous les métiers travaillent pour elle: tisseurs, tailleurs et couturières, joailliers, orfèvres, teinturiers. Les architectes s'ingénient à lui plaire, car elle est la reine de ces lieux. Elle commande, elle règne sur le pays, au-dessus de la République, cette belle personne, telle que Véronèse nous la présente, en ses plafonds du Palais ducal.
Ne me parlez pas, Barrès, de la fièvre vénitienne; d'autres que vous, ici, l'apportèrent du Quartier latin ou d'Oxford; je vous assure, ami, que les canaux les plus malodorants sont salubres, car, si vous avez une plaie, trempez-la dans leurs eaux, et le sel marin la fermera; ne me dites pas non plus Venise déprimante et ruineuse, elle fut construite en matériaux plus solides que nos ciments armés.
Si le comte de Chateaubriand traîna sur la rive des Schiavoni sa feinte mélancolie romantique, et si vous, Barrès, y promenâtes ensuite votre artiste neurasthénie, Byron sut y ramer, comme rament aujourd'hui les jeunes Anglais, patrons des gondoliers; et Tiepolo, blanc et rose, fut un gaillard solide, s'il eut le goût des mièvreries élégantes; les sons que tirent ses archanges de leurs tambourins et de leurs mandolines, dans les Assomptions des églises jésuitiques, leur allégresse est inconnue sous d'autres ciels que le vénitien.
Unique coin de terre, la Vénétie, pour la diversité de sa production et l'unité de son génie! Que Tintoret soit l'ancêtre des décorateurs aux mains pleines, gaspilleurs et voluptueux du XVIIIe siècle, à peine croyable, mais vrai cependant! Michel-Ange, Moïse et Ezéchiel à la fois n'auraient pu naître près de la Madona del Orto, comme Jacopo Robusti. Si Tintoret fut un moindre prophète, combien grand encore ne nous semble-t-il pas, roussi par la fumée des cierges, la tête disparaissant presque dans la brume de mer.
Pour nous, esprits versatiles d'une époque décadente, tous les peintres vénitiens sont les dieux de notre Olympe; qu'on ne nous demande point, surtout, quel est notre préféré, de Giorgione à Longhi!
Pût-on choisir, je serais parfois enclin à hasarder. Canaletto, Guardi, qui furent les photographes, les Pathé frères de l'époque délicieuse, où tournaient des manèges de foire sur la piazza San Marco; si les «grands» firent de la «grande histoire», j'aime les moindres, qui en écrivirent de la petite, et celle d'une existence abolie. Il est des jours où l'on pense aux Goncourt, plus qu'à Michelet.
Et puis, Barrès, ne me méprisez pas trop… Il n'est rien, même parmi les plus futiles objets de Venise, qui ne me semble aussi décoratif que les arts somptueux de la Chine, et je donnerais les très précieux magots de Kang-Hi pour un nègre aux yeux blancs, veste niellée et polychrome, qui tend un plateau pour que Misia y dépose une boîte de coquillages, une barque en verre tarabiscoté, ou ces rangs de perles à deux sous, qui sont les turquoises et les émeraudes des pauvresses de Venise.
Ces nick-nacks, ces objets de bazar et de casino, notre rue de Rivoli sous les arcades de la piazza, ne les «blaguez» pas, ni le mobilier mal fini mais de tant d'art, qui, depuis deux siècles, pare les demeures de la cité-fille: ils ont la couleur, la fantaisie qui ne craint pas le «mauvais goût» et le grossissement de la scène; toutes choses, à Venise, sont conçues et exécutées à seule fin de plaire en une occasion festive; art impromptu et de circonstance, dextrement traité dans la hâte de célébrer un anniversaire, une victoire, une fête patronale, sous la baguette d'un chef de maîtrise dont les chanteurs ont la voix juste. Les plus illustres n'attachent pas plus d'importance à une toile, grande comme le «Jugement dernier» du Tintoretto, qu'à une grille de chapelle ou à une lampe votive; tout est accessoire pour la «comédie-opéra», bigarrée et somptueuse, qui se joue tout le long des mois, en plein air, ou dans le clair-obscur des salons et des églises. A Venise, on peint des Golgothas comme on peint des enseignes de costumiers, une écritoire ou un masque bouffon.
Entre esthéticiens, une lutte se livre pour ou contre Venise, pour ou contre Florence. Qui exalte la cité mâle, rabaissera la ville femelle. La Toscane de la Renaissance est le cœur et le cerveau de l'Italie, on pourrait dire de l'Europe; les Américains qui ont le sens des valeurs, et si habiles à faire des collections modèles, composées comme un portefeuille de père de famille, c'est aux Florentins qu'ils réservent cimaises et milieux de panneaux. Un protocole nous impose des règles de préséance dont je suis encore dupe, au moment où un pédant vient de m'endoctriner; Florence la revêche, convainc ma raison plus qu'elle ne touche mon cœur si, traversant le pont d'Ammanati, par un beau matin sec, je prends la peine de dégager la belle vierge de son armature de fer; mais la patricienne me fait peur, gare aux conséquences d'une liaison trop intime avec elle! Florence ne nous livre plus rien dont nous puissions nous servir, elle fournit à des besoins qui ne sont plus les nôtres. Venise, entremetteuse, si vous tenez à ce que je l'insulte, pourvoit à tous nos plaisirs. Mais ne la dites pas vulgaire. Elle est «peuple», nature, même dans ses agaceries de coquine fardée et grimaçante.
Revoir les dessins (moins nombreux que les peintures) que Venise nous légua. Le crayon en est habile; guère plus. Ceux du Titien sont des préparations pour sa peinture; Véronèse fut un illustrateur. Illustrateurs aussi le géant Tintoret et Tiepolo, entrepreneur galant de frises et de coupoles, si voluptueux que de prudes paroissiens n'osent lever la tête, par crainte de perspectives indiscrètes et d'anatomies trop sensuelles. A tant jouir de cette vie, ils en oublient l'autre.
Une exposition de quelques œuvres significatives des peintres vénitiens, est la bienvenue chez nous qui, peu à peu, confondrions les arts plastiques avec la métaphysique, voire avec une métempsycose.