← Retour

Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

16px
100%

FRÉDÉRICK WATTS

Cette étude fut d'abord écrite pour une revue, après l'exposition posthume du maître anglais, comme M. Armand Dayot me demandait quelques lignes qui commentassent des reproductions en blanc et noir de toiles inconnues en France. J'avais trop peu de place pour donner aux lecteurs l'idée de cette œuvre énorme et les raisons que j'ai de l'admirer tant. Watts est un des plus importants artistes que je présentais dans «Essais et Portraits» et je ne lui consacrais que cinq pages; au moment où je les relus—avril 1916—venait de paraître un article saisissant, de M. Pierre Mille: «La fin du Gentleman». La conscription générale était sur le point d'être adoptée par l'Angleterre, qui, en face du péril européen, renoncerait les avantages de caste qu'elle avait conservés, bouleversant les traditions qu'elle était la dernière des aristocraties à maintenir. Le sens de l'œuvre et la vie de Frédérick Watts prirent un sens social, s'éclairèrent, comme tant d'autres choses, au reflet de la guerre.

Pourquoi Watts était-il demeuré si étranger à nous? Pour les mêmes raisons auxquelles est due l'incompréhension mutuelle des Anglais et des Français, persistant, même depuis qu'alliés nous répandions, côte à côte, notre sang pour une même cause.

*
*  *

En 1919, dans un coin de salon, j'aperçois le grand corps souple d'un homme âgé, une tête aux cheveux gris mais de physionomie jeune, des yeux d'enfant, le teint frais de ces Anglais, qui, au cours d'une longue existence de labeur intellectuel, n'ont pas manqué un seul jour de prendre l'air, de se livrer à un exercice hygiénique. C'était Mr. Balfour, pareil à ce qu'il se montrait, il y a de cela vingt-cinq, trente, quarante ans dans d'autres salons, à Londres ou à la campagne, entre deux parties de tennis. Cette «éminente figure politique» mérite, elle, du moins, l'épithète tant à la légère et complaisamment accolée au premier venu des diplomates, comme aux artistes et aux comédiens.

Mr. Balfour connaissait sans doute peu Paris, avant la Conférence et son séjour forcé parmi nous; ou bien il le connaissait, comme la plupart de ses compatriotes, pour y avoir dormi quelques nuits entre deux gares, en route pour ses vacances à Cannes ou à Rome. Combien notre monde doit être une surprise de toutes les minutes, pour un tel insulaire de l'époque victorienne! N'est-il pas la dernière incarnation, ou presque, d'un type d'homme de naguère, dans une société à peu près abolie et si belle, si douce, que ceux qui y vécurent pourront malaisément se consoler de sa disparition? Et Mr. Balfour semblait promener sa souriante philosophie dans de fébriles et anxieux cercles parisiens, tel qu'à l'époque de la reine Victoria, dans le parc de Holland House, ce rendez-vous de tout ce qui fut glorieux dans ces temps déjà oubliés de nous, et si proches cependant…

Deux ministres, des députés, un directeur de journal, avec des dames que la politique surchauffe, discutaient les événements du jour, près de la cheminée. Mr. Balfour, à un autre bout de la pièce, causait avec la seule personne qui, ce soir-là, dans ce milieu parlementaire, possédât la maîtrise de la langue et l'usage de la société britannique. Quelles réflexions nous propose, dans le Paris de 1919, un Congrès si gros de conséquences sociales, et où notre sort devrait être réglé: réunion d'alliés, dont les meilleurs et les plus fermes nous découvrent, en tant qu'individus, intelligence et sensibilité, si différents du cliché qu'ils avaient pris de nous… Ils nous avaient découverts sous le casque bleu, et nous redevenons autres en habits civils.

Parmi les plus mystérieux cas d'ignorance mutuelle compte celui des Anglais et des Français: quelques kilomètres de mer séparent deux des plus anciennes et accomplies civilisations européennes; les Anglais voyagent; nous voyons des Anglais circuler dans nos rues, rouler sur nos routes départementales, que tant d'entre nous ignorent, comme nous ignorons leurs «counties.» Les échanges, les communications faciles et rapides, suppriment de plus en plus les distances, on disait les frontières; et néanmoins, ce qu'un commerçant, un financier, un industriel apprend par besoin professionnel, les politiciens et les diplomates, les artistes, qui, avant tous leurs compatriotes, sembleraient devoir étudier cela même, continuent à le dédaigner ou à s'y méprendre. Un Balfour enfermé, comme il le fut, dans une sorte d'écrin par les défenseurs de sa sereine tranquillité, fut néanmoins un des plus avisés, des plus clairvoyants délégués de l'Entente. Son expérience politique, sa sûre tradition, recueillie des meilleures mains de ses prédécesseurs ou collègues, pendant un demi-siècle, sa foncière honnêteté, sa délicatesse, sa culture de «scholar» et de gentleman de la bonne race, n'était-ce point là tout de même un atout?

L'existence d'un gentleman, la magnifique et délicieuse carrière d'un homme politique, tel qu'un Balfour, un Disraeli, un Gladstone ou un Lord Salisbury—et dont ces temps-ci marquent la fin—révolte la conscience d'un démocrate moderne (qui n'en a d'ailleurs qu'une vague notion). Mais on se demande parfois, dans quelle proportion, les deux types de politiciens en lutte, conducteurs de débats, chefs de partis, faiseurs de lois, et qui assument la responsabilité de nos destins, valent mieux l'un que l'autre pour le bien public; comment se balancent le manque de traditions, de lumières générales, et un insuffisant frottement avec les masses populaires, les classes montantes, les catégories nouvelles de citoyens.

Ce qui saute aux yeux, c'est qu'à mesure que les intérêts communs de l'humanité tendent à rapprocher les continents, à unir les créatures en un seul faisceau, si l'unification des mœurs établit une certaine ressemblance extérieure entre les races de l'univers entier, d'autres cloisons se forment, aussi épaisses que jamais, entre les Anglo-saxons et les Latins, et leur cercle visuel se réduit davantage. Nous nous «spécialisons» et renfermons dans un particularisme rigoureux; chacun travaille pour soi-même, écarte, volontairement, par simple paresse, ou indigence de curiosité, ce qui demande un effort pour être atteint. Par désespoir de nous comprendre, ou indifférence, nous construisons autour de nous d'étroites fortifications dans lesquelles se bouchera toute meurtrière par laquelle nous apercevrions l'horizon.

D'où ces jugements qui déconcertent et témoignent d'une ignorance de villageois, d'avant les chemins de fer.

Combien y a-t-il d'années que les Gainsborough, les Reynolds, les Raeburn et les Lawrence sont appréciés de nous? Les paysagistes du XIXe siècle, Constable, Turner, nous furent imposés à la longue; on dénie encore à nos voisins d'outre-Manche le sens esthétique, il est convenu qu'ils ne possèdent pas d'artistes créateurs.

J'écrivais en 1906: «Prévenons dès l'abord le lecteur français qu'on n'entre pas de plain-pied dans l'œuvre de Watts. Si vous n'aimez pas à lever la tête pour voir les grandes figures plafonnantes au-dessus de vous, négligez ce géant. Si vous ne regardez pas Paul Baudry à l'Opéra, mais réservez votre sympathie pour quelques pommes sur une serviette bleue, Watts ne vous convaincra pas. Impossible, dira-t-on, d'être plus «vieux jeu» et plus démodé que Watts, un de ces Anglais italianisants, qui, à Florence, à Venise, se firent une conception immuable de la Beauté, et sur qui l'art moderne n'eut pas de prise.

Un de nos critiques me disait: «Votre Watts? mais c'est un vieux prix de Rome!»

Un autre: «Watts? c'est le Gustave Moreau des Anglais; je préfère Boecklin, Lembach, s'il faut choisir dans les écoles étrangères de romantiques académiques…» Un de mes amis écrit ses romans en face d'une reproduction de l'Amour et la Vie. Comme je lui demandais ce qu'il savait de Watts, il me répondit: «Rien ou presque rien; les peintres me disent que c'est un mauvais peintre vieux jeu, quelque chose comme un… Élie Delaunay, est-ce vrai? Cette composition est charmante, j'ai depuis longtemps chez moi cette photographie de l'Amour et la Vie… un ancien souvenir d'Exposition universelle… Alors, ça ne vaut rien? Peinture pour littérateurs?»

Non, Watts fut, nous le dirons tout à l'heure, un peintre pour les peintres. Si, à propos de Watts, j'avais fait allusion à Fantin, à Ricard et à Gustave Moreau, c'était pour donner dans un magazine, en regard de reproductions en blanc et noir, quelque idée de la «matière» parfois grenue, un peu cotonneuse ou trop travaillée et trop «cuite», qui alourdit des toiles telles que la Jeunesse et la Mort, telle composition, tels portraits d'entre 1870 et 1880. La technique perdit sur le tard, en souplesse, la brosse s'empâta; certaines figures nues semblent modelées comme des maquettes de sculpteur. Les tableaux de Watts ne sont pas toujours «de la belle peinture» et Watts, à la fin de sa longue existence, parut plus soucieux d'exprimer des idées que de nous donner des jouissances visuelles.

«Peintures à idées»! Mais Odilon Redon n'est-il pas un peindre à idées? Pourquoi un Redon est-il défendu passionnément par ceux qui collectionnent des Van Gogh et des Cézanne, et qui n'accueilleraient pas dans leur galerie un Gustave Moreau ou un Watts? Odilon Redon est-il plus que Gustave Moreau, un peintre?

Le prestige des méconnus et des «ratés» a perverti l'opinion. Les merveilleuses Curiosités esthétiques de Baudelaire, critique infaillible; les livres de Huysmans, de Duranty; les propos de Degas, de Renoir sur Cézanne, rapportés par des chroniqueurs, mirent en circulation un langage spécial depuis qu'un marchand de tableaux posa sur le même chevalet qu'un Fromentin, un Henner, ou un Daubigny par lui recommandés naguère à sa clientèle, quelque figure de Cézanne et s'exclama: «Formidable»! Or les jeunes gens parlent de ce qu'on leur montre.

La carrière d'un artiste est jugée du même point de vue que l'est son œuvre, par nous autres, modernes, pour qui une vie de peintre a plus d'intérêt, si elle fut tourmentée, humble, difficile. Le génie semble être le privilège de ceux qui luttent pied à pied, contre l'indifférence et l'incompréhension de leur époque. Nous sommes blessés en constatant la chance des autres. Il est peu d'exceptions à ce point de vue social du critique français. Frédérick Watts ne fut pas un martyr. Peut-on citer Puvis de Chavannes?

Il ne commença, d'ailleurs, à se faire vraiment connaître que vers cinquante ans, et Chavannes, quoique avide autant qu'un Meissonier de récompenses officielles, garda son indépendance avec jalousie, même comme Président d'une grande Société. Il recevait, le matin, journalistes et élèves, dans sa petite chambre de garçon, contre l'atelier de la place Pigalle où il ne travaillait jamais. Il dissimula sa vraie existence d'homme privé, il ne se fût pas laissé confondre avec un Meissonier ou un Carolus Duran, Présidents aussi de la Société des Beaux-Arts, tout en sachant, à certaines heures, porter croix et rubans sur une poitrine bombée de maréchal de France, et recevoir des hommages dans les banquets nationaux. Mais il ne fut pas de l'Institut!

Il est peu de tâches plus difficiles à notre époque que de concilier la politique d'une carrière officielle et la noblesse d'une vie de grand artiste. Or, Frédérick Watts fut un grand peintre et un «officiel», un grand gentleman (comme un homme d'État au temps de la reine Victoria), et un reclus.

*
*  *

Son exposition posthume à Burlington House formait, quoique incomplète, un vaste musée. En y pénétrant, on était saisi de remords et comme d'une honte d'avoir si longtemps vécu, presque sans le connaître, si proche de ce superbe vieillard qui, en plein Londres moderne, avait été un Titien, un Tintoret et un Chateaubriand à la fois!

Il fut un poète et un érudit, non pas invisible ainsi que Gustave Moreau, mais mêlé au monde, comme l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe; et il portraitura les «beautés à la mode», les illustrations de la littérature, de la science et de la politique, par devoir d'historien, en ami, en grand seigneur chez lequel passe toute personne qui porte un nom, ou possède une valeur. Ayant eu le bonheur de réaliser ses désirs, il léguait à la Nation—tant pour la National Portrait Gallery que pour la «Tate» (musée du Luxembourg britannique)—plusieurs centaines de ses ouvrages, qui n'iraient jamais chez le commissaire-priseur. Il dictait le jugement de la postérité et choisissait sa place à côté de Turner.

Aujourd'hui, l'on visite, dans la Tate Gallery, une salle Turner, tendue d'une soie rouge, semblable à celle que le paysagiste choisit pour sa propre demeure, comme fond à ses tableaux. L'Angleterre, reconnaissante, reconstitua le cadre original de ces poèmes peints, les plus belles pages de son XIXe siècle; la même piété patriotique a réservé des galeries pour l'œuvre du portraitiste national, que fut Watts, et pour ses compositions. Il n'en est pas une qui ne vaudrait un sérieux commentaire. Esprit d'une rare supériorité, Watts avait fait le tour des philosophies, des religions, compris les mythes de l'humanité.

«L'art de Watts se tient au-dessus des conditions physiques», a-t-on écrit; «il remonte aux origines de l'humanité, à ses mythes, et fait revivre les plus anciennes traditions.» Nous ne pourrions donner qu'une trop vague notion d'un cycle philosophique qui se développe d'un bout à l'autre, avec une rigueur absolue, car les illustrations seules pourraient le faire comprendre.

La mort a surtout préoccupé Watts; elle rôde à travers son œuvre. Watts la figure comme une amie bienfaisante et secourable à qui le soldat, le prince, le mendiant rendent un égal et fraternel hommage. «La maladie repose sa tête sur les genoux hospitaliers de l'endormeuse; l'enfant joue ingénûment avec son linceul». «Dans la Cour de la Mort, un nouveau-né sommeille contre le sein de la macabre majesté; le silence et le mystère gardent le seuil de son palais.»

Dans l'Amour et la Vie, une mince jeune femme, aux lignes exquises, est l'emblème de la fragilité humaine, de sa faiblesse et de sa force à la fois. «L'humanité monte la rude pente de l'animalité à la spiritualité.»

La plupart de ces allégories sont chargées de symboles qui m'échappent parfois. Watts, moraliste et idéologue, avait le désir d'enseigner, comme nous le verrons.

Je ne tenterai pas ici d'étudier le philosophe; quant au peintre, quelque style dont il ait cru ou voulu se rapprocher,—antiquité, moyen âge—il conserve sa manière propre et très moderne. Appelons le un post-raphaélite. Il marcha seul, à côté des pré-raphaélites, demeurant un isolé comme tous les grands créateurs. Si sa pensée plana sur des cimes d'où nous sommes exclus, il fut d'ailleurs un réaliste. A côté de sa fameuse «Espérance», les yeux bandés, accroupie sur le globe terrestre, et qui pince la dernière corde de sa harpe, vous verrez, du Watts réaliste, certain attelage de brasseur, un fardier, des chevaux fumants dans une rue de Londres, sous la conduite d'un gars aux vêtements de cuir, et qui font de loin penser à Gustave Courbet. L'harmonie bleu-turquoise de l'Espérance, tableau trop littéraire, et la peinture robuste des Fardiers, les rouges, les oranges de ce splendide morceau sont deux aspects d'un art presque trop riche et dont se méfient les apôtres de «l'art circonscrit».

Watts est aussi grand dans un morceau de nature morte que dans ses fresques du Hall de Lincoln Inn's Field, au Temple. Lors de son exposition posthume à Burlington House (Royal Academy), Fata Morgana, Paolo et Francesca, Le Jugement, Prométhée, Orphée et Eurydice, Endymion, la Mort couronnant l'Innocence, centaines de sujets didactiques, philosophiques, voisinaient avec des portraits majestueux (tels que le Tennyson), ou familiers; documents sans pareils sur la société anglaise au XIXe siècle. Dans une étoffe, des accessoires, une fleur, Watts a des délicatesses inattendues, des raffinements aussi rares que ceux de Whistler. Dans le portrait de Lady Margarett Beaumont et de sa fille, qui date de 1859, une certaine robe gris-lilas, est d'une «matière» de pétale d'iris, où Alfred Stevens[7] excella.

[7] Alfred Stevens, le Flamand; ne pas confondre avec l'Anglais du même nom, peintre et sculpteur, très grand artiste complètement ignoré en France, et contemporain de Frédérick Watts.

Je ne connais point d'esquisses, par Watts; toutes ses toiles sont achevées, menées jusqu'au bout, en une maîtrise tranquille, qui déconcerte quelque peu et dérange nos habitudes.

Watts ne rencontra pas les obstacles que tant de jeunes artistes ont souvent à surmonter. Ses dispositions furent favorisées par un père et un grand-père clairvoyants. Élève des Écoles de l'Academy dès dix-huit ans, puis du sculpteur Behnes, il débuta par un coup de maître. Comme perfection technique, il ne dépassa jamais l'étonnant Héron blessé, une toile qui peut être mise à côté de n'importe quel chef-d'œuvre hollandais, et supérieure à Fyt. Après un premier concours pour la décoration du Parlement, en 1843, il passa quatre années à Florence, chez Lord Holland, ministre britannique près la cour du grand-duc de Toscane. Là, et dans ses voyages à travers l'Italie, il acquit, comme sir Joshuah Reynolds, toutes les connaissances que comportait encore, dans ce temps-là, le métier de peindre. Lord Holland était un esprit éclairé, un grand seigneur fastueux, le propriétaire de ce château et de ce parc de Holland House, qui sont comme un comté dans l'intérieur de Londres—alors le rendez-vous de la société, des littérateurs et des artistes, comme des diplomates et des princes.

Le jeune Watts fut, à la légation d'Angleterre à Florence, plutôt un secrétaire d'ambassade qu'un élève peintre en tournée d'études.

Malgré les charmes de l'Italie, qui retiennent parfois les Anglais pour toujours, Watts retourna à Londres, concourut encore pour un panneau à la Chambre des Lords, il fut victorieux. Ce panneau représente Saint-Georges et le dragon. A partir de 1848, ce fut une succession vertigineuse de tableaux de chevalet et de portraits, dont chacun a une particularité d'exécution ou de conception: paysages symboliques, tels que le Retour de la Colombe après le déluge; quelques toiles d'intimité à la Fantin, dont certaine femme assise sur un canapé. La Femme au canapé appartient encore à la période des savants glacis et des «jus» à la Delacroix. L'œuvre de Fantin et de Whistler, que je venais de voir d'ensemble quand fut exposée celle de Watts, semble chiche, à côté d'une telle abondance, de cette effarante prodigalité; il est probable que l'une quelconque des toiles (non symboliques) de Watts serait fameuse parmi celles de nos petits maîtres préférés. Mais pour lui, elles n'étaient rien.

Nous passâmes près de Watts, un peu comme le touriste devant un palais dont il croit que la porte ne s'ouvre pas au public. C'était le temps des écoles qui durèrent trois ans, des auteurs d'un livre, des hommes qui s'emprisonnèrent dans un système, par crainte d'être appelés «versatiles». Watts se renouvelait, parce qu'il avait toujours plus à donner, puisant aux sources que lui offraient l'histoire et la grande culture classique. Il fut à la plupart de ses confrères peintres ce qu'est un Balzac à un Jules Renard, un Shakespeare à un Alexandre Dumas.

De rester auprès de votre poêle, ne veut point dire que vous soyez Descartes.

Watts se nourrissait «des anciens et des habiles modernes», comme écrit La Bruyère; «on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages, et quand, enfin, l'on est auteur et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, comme ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice.»

Mais Watts ne maltraita point les siennes. Il s'était «nourri des anciens et des habiles modernes», comme on pouvait l'être au siècle de La Bruyère, quand «l'honnête homme» avait sa place réservée pour cultiver ses talents et son esprit à l'ombre des portiques, dans un beau parc dont il avait la jouissance, sinon la propriété, et où il se croyait établi pour toujours.

Frédérick Watts était comme locataire à vie de la famille Holland. Le vieux lord décédé, Watts habita une maison de Kensington, toute proche du château, qui est, lui aussi, une anomalie dans la Londres moderne.

Je n'oublierai jamais les deux heures que je goûtai, vers 1880, chez le vénérable vieillard. Sa maison de Holland Park n'était qu'ateliers et galeries. Dès l'entrée, on se sentait apaisé, dans la «sérénité de l'art pur». C'étaient des salons pleins de précieux objets où deux dames qui adoucirent sa fin, glissant comme des ombres, allaient et venaient, occupées à garnir de fleurs des vases et des coupes. Du jardin, dans le goût archaïque anglais, filtrait la lumière d'une belle journée de juin; on apercevait, au travers des petits carreaux aux losanges de plomb, le cavalier héroïque, l'Énergie physique, dû au ciseau de Watts, et dressé au milieu des allées de sable rouge; la mémoire pleine d'un passé illustre, l'artiste me raconta des anecdotes sur des Français de naguère, sur la société du duc d'Orléans; puis, apprenant que j'étais peintre, il porta des jugements inattendus sur nos confrères, car il était aussi renseigné sur ceux-ci que sur les Vénitiens du XVIe. Le maître me «raconta» les portraits dont il était entouré, et une certaine toile, déjà ancienne, une femme dans une robe florentine à crevés de satin, soutachée de perles, dont il repeignait le fond.

Watts n'avait vu que les beaux aspects de la vie, évolué qu'en les milieux les plus polis, fréquentant de hautes intelligences dignes de la sienne.

Une telle existence ne vaut-elle pas la peine d'être vécue?

*
*  *

Mais n'est-il pas trop tard pour parler de Watts, que je voudrais faire aimer et mieux connaître? Je crains de suggérer à des Français la sorte d'opinion qu'ils se firent d'un Théodore Chassériau, d'un «homme distingué», d'un dandy; ou qu'un «avant-garde» ne me réponde, comme me l'écrivait quelqu'un de «distingué» en sortant de la Tate Gallery: «Les Anglais ont, comme les Belges, leur musée Wirtz…»?

Watts, non moins que Chassériau, fut «un homme distingué», horrible insulte! Mais, avec son pinceau, il fut le très puissant créateur d'un vaste cycle où les Dieux, les Héros, fraternisent avec les personnages du siècle dernier. Si je n'ose le comparer à Delacroix, c'est que je suis moi-même, avant tout, sensible à cette qualité inanalysable de «peinture» sensuelle, que possédait Delacroix, comme Rubens, comme Fragonard, comme Manet et Renoir—qualité qu'on «palpe» parfois chez Watts, mais qu'il perd quand il devient trop «cérébral».

Mais quel que soit son moyen d'expression, on ne résiste pas à l'admiration qu'inspire la magnitude de sa pensée. Chesterton nous le présente ainsi: «Voici un homme dont la dépréciation de soi-même est intérieure et essentielle, dont la vie est d'un moine, le caractère d'un enfant, et il a au fond de son âme un si inconscient et colossal sens de sa grandeur, qu'il peint comme si son œuvre devait avoir plus de durée que la Croix dans la Cité Éternelle. Adolescent, il s'attendait à peine aux applaudissements du public; comme vieillard, il s'étonne encore de ses succès; mais dans son adolescence anonyme, comme dans sa silencieuse vieillesse, il peint comme un qui, du haut d'une tour, abaisserait ses regards, à travers la perspective des siècles, sur des temples fantastiques et d'inconcevables républiques.

»L'esthétique et la morale d'un Watts ne sont pas, comme chez la plupart de ceux nés artistes, des sujets à somptueux discours, à développements pour conférences et dont il y aura des profits personnels à tirer; mais une règle de vie, comme de se lever de bonne heure, d'être consciencieux, c'est-à-dire: ou bien un principe, ou rien du tout.»

Aussi bien, comme Chesterton le fait remarquer, la morale, l'évangélisation, dirions-nous, un besoin si caractéristique de la vertueuse époque victorienne, ce grand portraitiste ne s'en peut pas départir, Watts la tient pour son principal devoir, sans pour cela cesser d'être peintre; sa morale s'incorpore à son œuvre de peintre. Son individualité n'en est jamais offusquée, quoique Watts rentre toujours, de parti pris, dans l'Universel, et refuse de regarder l'univers du point de vue de l'individu—ce qui, d'autre part, donne à un artiste plus d'acuité, de personnalité—et c'est là un des traits essentiels d'un homme comme Frédérick Watts et, à la fois, de son époque. Nous le présentons au lecteur français, autant comme un document historique, que comme un peintre. Il étonnera, par la multiplicité de son entreprise humanitaire, les jeunes gens de notre aujourd'hui, tout dévoués aux «essais», volontiers spécialistes, qui se renferment dans un étroit cercle d'expériences et se plaisent à l'ésotérisme, cherchent à n'être point compris du vulgus. Watts n'a pas non plus composé des tableaux dont le symbole fût toujours clair; néanmoins, il prétend instruire, il peint pour que ses toiles soient vues par des illettrés, aussi bien que par des «intellectuels», il tient à l'opinion du peuple et lui lègue son œuvre didactique.

«Il insiste sur les symboles universels, écarte ceux qui seraient locaux, ou temporaires, même si le lieu est tout un continent, et la durée une série de siècles…»

Il lui eût été facile et d'un plus sûr effet—a-t-il souvent répété—de rendre plus intelligible le sens d'un de ses tableaux, en y introduisant quelque image, quelque trait populaire et d'actualité; mais il ne daigne, car malgré son désir de clarté, son instinct le mène plus loin. Nous ne voyons pas de crucifix pendu au-dessus de la tête de l'Heureux guerrier, ni de couronne impériale, ni d'accessoires héraldiques, symboliques, dans le Mammon; ni une machinerie théologique, dans la Cour de la Mort. (Chesterton).

Ces adjuvants qui tenteraient sa main, Watts les repoussa parce qu'ils lutteraient avec sa stupéfiante ambition de peindre pour tous les peuples, pour tous les siècles!

Et ici, me posera-t-on la question: vous disiez tout à l'heure que Watts avait vécu comme un moine; or, vous l'avez montré comme un homme du monde, presque un Chateaubriand, et maintenant selon vous cet ambitieux peint pour les siècles!

*
*  *

Eh! bien, oui: un artiste a pu nous offrir ce paradoxe vivant, dans la société qui disparaît et dont la tête de Mr. Balfour évoque le souvenir. Mais il y aurait trop à dire pour rendre ce cas tout à fait clair, et il faudrait aborder des questions presque de l'ordre religieux. «Watts réalise le grand paradoxe de l'Évangile: «Il est humble, mais prétend hériter la Terre». «L'universalisme prêché par Watts et les autres génies de l'époque victorienne était, on le conçoit, sujet à certaines spécialisations, qu'il n'est point nécessaire d'appeler «limitations». Comme Matthew Arnold, le dernier et le plus sceptique d'entre ceux qui exprimèrent leur idée fondamentale dans la forme la plus désintéressée et philosophique, ces hommes soutenaient «que la règle morale constitue les trois quarts de la vie». La seule idée qu'il puisse exister quelque chose de plus important que la morale, leur eût paru sacrilège, ce en quoi ils avaient raison, quoiqu'ils fussent partiaux, ou partisans; ils n'observaient point le maintien de l'«universalité», dans leur critique… Nous ne reprochons pas à Watts cette attitude comme une faute, car il met une borne à un point défini, à la façon des anarchistes eux-mêmes; il est dogmatique, comme le sont tous hommes raisonnables.» (Chesterton).

Il nous a bien fallu toucher quelques mots sur l'«Universalisme» (comme disent les Anglais) de Watts, parce que c'est là une des particularités dominantes des esprits de sa race, et de son temps même. Herbert Spencer ne s'est-il pas dévoué à une entreprise aussi gigantesque que celle de Dante, à «un inventaire, ou un plan de rien moins que l'univers», allant jusqu'à mettre à leur place, «et scientifiquement», la foi brûlante des martyrs, comme les plus abruptes nouveautés du monde moderne? Nous sommes ébahis et un peu épouvantés par ces individus, si différents de nous et qui, comme Gladstone, «abattaient des forêts, par manière d'exercice récréatif, ou Stuart Mill, qui, dans son enfance, avait déjà lu la presque entière littérature de toutes les langues». Et Chesterton explique l'indépendance de Watts, son détachement, au-dessus de la mêlée, par la magnifique solitude dans le travail, dont ses illustres contemporains lui donnaient l'exemple.

Combien nous aimons, dans la vie de Watts, le mélange d'une délicate sensibilité, d'une modestie quant à sa personne, et la hauteur du but qu'il poursuit! Quelle leçon, pour nous, qui exhibons avec orgueil le moindre croquis, la page la plus bâclée, que nous signons comme un manifeste historique!

Notre éloignement, notre mépris dirais-je, pour l'allégorie et le symbole en peinture, sont dus à la médiocrité, sinon à la niaiserie des artistes qui, au XIXe siècle, ont pratiqué ce genre. Un esprit distingué, comme Gustave Moreau, nous rebute autant que de moindres nous apprêtent à rire. Chesterton écrit fort justement que la plus valable objection à l'allégorie se fonde sur ceci: que l'allégorie implique «l'imitation d'un art par un autre» et sur notre foi en la perfection, l'infaillibilité du verbe. Elle serait une sorte de pléonasme, comme un mot composé dans lequel l'un des éléments figure deux fois. «Le mot allégorie est lui-même une allégorie.»

Or ce jugement, tout arbitraire, ne saurait toucher Watts qui, quoi qu'on ait dit, est moins littéraire qu'humain, et dont les tableaux nous invitent plutôt à penser sur un thème, mais qui suffisent d'abord à nous émouvoir plastiquement. Ne prenons pas The Dweller in the innermost,—traduirais-je La Vie intérieure?—ni l'Orphée et Eurydice, mais Hope (l'Espérance), dont la reproduction est si connue. Je voudrais citer toute la page où Chesterton se demande ce que le spectateur déchiffrerait en cette figure mélancolique d'une si belle arabesque…

Sa première pensée serait que le titre est Désespérance; sa seconde: qu'il y a erreur dans le catalogue; la troisième: que le peintre était fou. Mais s'il se dégageait de sa prime inquiétude et qu'il fixât attentivement cet étrange tableau crépusculaire, il se développerait petit à petit en lui, une indéfinissable, mais puissante sensation; et alors, que verrait-il? quelque chose pour quoi il ne possède point de vocable, quelque chose de trop vaste pour qu'aucun œil ne l'ait perçu, de trop secret pour qu'aucune religion ait pu l'exprimer, même comme une doctrine ésotérique. Debout, devant cette toile, le spectateur se trouve tête à tête avec une grande vérité; il s'avise qu'en nous, quelque chose est sur le point de s'évanouir, mais ne disparaît jamais; une foi à laquelle il semble toujours que nous disions adieu, et qui néanmoins s'attarde indéfiniment, une corde toujours tendue à se rompre, mais qui pourtant ne se brisera jamais; et qu'en nous, ce qu'il y a de plus délicat, de plus fragile, de plus mystérieux, est en vérité au fond de nous-mêmes l'indestructible. Il connaît un grand fait moral: à savoir qu'il n'y a jamais eu un âge de Foi, d'assurance totale. La Foi a toujours le dessous; elle est battue, mais elle survit à tous ses conquérants. Le désespérant bavardage moderne sur les siècles d'obscurantisme et les autels chancelants, la fin des dieux et des anges: tout ce verbiage est vieux comme le monde; des lamentations sur les progrès de l'agnosticisme, il y a des traces dans les sermons des moines des âges de ténèbre; on trouverait dans l'Iliade les malédictions adressées à la jeunesse impie. La Foi n'abandonne jamais les mortels, et cependant, avec une audacieuse diplomatie, menace de les quitter, et elle est demeurée chez tous les rois, toutes les foules, les a régis sous des airs d'un pèlerin qui passe. Elle a réchauffé, éclairé l'humanité, depuis le premier jour du jardin d'Eden, avec des rayons éternels, mais ceux d'un incessant coucher du soleil. Dans ce tableau de mystère, la malice (de la foi) se trahit presque. Personne ne peut donner un titre exact à cette toile; mais Watts, l'auteur, l'appela l'Espérance. Et il est remarquable que ce titre ne soit point, comme le pensent ceux qui l'estiment littéraire, la réalité sous le symbole, mais un autre symbole pour la même vérité, ou plus exactement, une autre image qui illustre un autre aspect de cette même vérité si complexe. (Je traduis à peu près.)

Deux hommes ont senti, sous le mot Hope, quelque chose de violent et d'invisible. Le spectateur a prononcé ce mot; et l'artiste a peint un tableau en bleu et vert. Ce tableau est insuffisant; le terme est faible: néanmoins entre l'un et l'autre, comme deux anges qui calculeraient une distance, ils situent un mystère, et l'un de ceux que, des centaines de siècles, l'homme a tâché de percer, et qui lui échappent encore.

«Le titre n'est donc pas tant la matière, la substance d'une des œuvres de Watts, qu'une épigramme dont cette peinture est le prétexte. C'est une tentative pour suggérer, en s'emparant de l'instrument d'un autre métier, l'intention qu'a eu le peintre en employant ses pinceaux. Watts appelle son œuvre «Espérance», et c'est peut-être le meilleur titre, puisqu'il nous remémore ce fait, trop oublié, que Foi, Espérance, Charité, les trois vertus théologales des Chrétiens, sont aussi les plus gaies. Le paganisme n'est point gai, mais plutôt tristement noble; l'esprit de Watts, en général mélancolique et noble aussi, se rapproche ici du mysticisme à proprement parler, de celui qui est gonflé de secrète passion et de réconfortante foi, tel Fra Angelico, ou Blake. Mais quoique Watts appelle cette formidable chose l'Espérance, il vous est loisible de l'appeler Foi, Vitalité, Volonté de Vivre, Religion de demain matin, Immortalité de l'Homme, Amour de Soi-même, ou Vanité: la clef du mystère qu'est l'homme survivant à tout et qu'il n'y ait pas sur terre de pessimiste… «S'il existait quelque part un homme qui eût perdu toute espérance, son visage nous frapperait dans une cohue, comme un coup violent; qu'il se pende, celui-là, ou devienne premier ministre, peu importe; cet homme-là est un mort.»

Je n'ai pas résisté à la tentation d'évoquer ces lignes de G. K. Chesterton, quoique le plus brillant morceau de littérature n'ait rien à voir avec un tableau, et surtout avec un chef-d'œuvre; mais j'aperçois là, en noir sur blanc, la pensée de la sereine Albion de mon enfance, celle de Mr. Balfour, celle des héros que Watts a portraiturés: Carlyle, Manning, Leslie Stephen, Matthew Arnold, Stuart Mill, Robert Browning, Tennyson, Meredith, Lytton, William Morris, D. G. Rossetti, les mélancoliques et les gais, les croyants et les athées, les grands hommes de Victoria, reine de Grande-Bretagne, impératrice des Indes.

*
*  *

J'aimerais de m'étendre davantage sur l'exceptionnel portraitiste Frédérick Watts, plutôt que sur le peintre de sujets. Après tout, il est à peu près oiseux de discuter si sa morale, si son enseignement par l'art plastique, sont les traits qui l'honorent le plus. Quelle est la parenté qui unit la morale et l'esthétique, y en a-t-il une, entre elles? Questions qui laisseraient bien froids la plupart des lecteurs français, en 1919—peut-être à tort—et quoiqu'on puisse prévoir un retour prochain aux spéculations de cet ordre. Mais est-ce ici le lieu d'indiquer les deux buts vers lesquels semble s'orienter une ardente jeunesse? Est-ce ici qu'il convient d'indiquer les deux buts si éloignés en apparence, et peut-être bien voisins, vers quoi semblent se diriger nos jeunes artistes? Néanmoins, Watts fut le contraire d'un portraitiste littéral. S'il n'a pas déformé le visage humain, il en a extrait l'élément spirituel; en tant que dessinateur et peintre, il est le continuateur des maîtres, mais il y a quelque chose de tout à fait neuf dans sa conception du portrait.

«Ses modèles n'étaient point toujours satisfaits de son interprétation. Comme il me l'a dit, lui-même, quand Carlyle vit son image sur la toile qu'achevait Watts, l'historien s'écria: «Vous avez fait de moi un laboureur fou». Les amis de William Morris, dont la beauté était célèbre—il ressemblait à un Zeus—ne la retrouvèrent pas dans ce visage que Watts avait fait émerger, violent, sanguin, les yeux injectés, d'un fond vert profond, où quelque feuillage métallique accroche la lumière.» Chaque portrait de Watts est, non pas une recherche nouvelle et voulue (car ils sont tous différents les uns les autres, comme présentation), mais, chaque fois que le modèle pose devant le maître, celui-ci semble voir en même temps que l'homme ou la femme qu'il a assis sur la plate-forme, l'œuvre, l'existence, le présent et le passé de ces personnes; et s'oubliant lui-même, saisi d'un respect religieux pour la créature humaine qu'il recrée et immortalise avec ses pinceaux, il les revêt d'un caractère de noblesse, les pare tels qu'il veut que la postérité les imagine.

Cette conception héroïque du portrait ne date pas des débuts de sa carrière; quant à nous, nous préférons certaines toiles familières que nous avons citées; mais parmi les centaines dont s'honore la National Portrait Gallery de Londres, ceux surtout des quarante dernières années, il en est peu qui ne décèlent un souci d'épurer les visages de toute trivialité, d'insister précisément sur ce qu'aujourd'hui nous appelons les traits caractéristiques, disons: la grimace, la caricature.

Watts—écrit Chesterton, comme nous l'avons écrit d'Ingres—s'agenouille devant son modèle, officie; mais tandis que Ingres fait une oraison à la nature, à la chair, au corps, Watts s'incline devant l'esprit, le génie, devant le héros.

Mais le hasard fit que la plupart de ses «sitters» fussent dignes d'être ainsi traités. Eût-il été un mauvais peintre, il nous importerait peu qu'il ait mis un symbole dans sa nature-morte du Héron mort, ou dans le masque d'une actrice. Mais il était, répétons-le, avant tout, un peintre.

Frédérick Watts, chargé d'ans, ressemblait à un Tintoret, sous sa calotte de doge, quand il me reçut dans sa maison, à Holland House, avec ce sourire d'adolescent et cette grâce aisée qui plaisent tant en Mr. Balfour. Disons-nous bien que nul ne verra plus jamais sur un visage de vieillard moribond, ce reflet si doux d'une longue vie, pourtant agitée par les passions, remplie par un labeur acharné et une intense production. L'âge n'éteint pas cette lueur, qui nimbait le front du grand artiste; il s'en alla, convaincu qu'il avait travaillé pour le bien de son pays, qu'il avait éduqué ses concitoyens; il avait accompli de son mieux une tâche morale, moralisatrice, et cela il l'avait pu faire, parce qu'il occupait sa place normale dans la société. Cette place ne lui avait point été contestée à toutes les heures du jour, comme l'est à chacun de nous la moindre langue de terre que nous occupons ici-bas, ou la plus modeste supériorité.

Mr Balfour, Frédérick Watts: visages de paix, de sérénité, de candeur, figures dont la guerre a brisé le moule! Il ne sera donc plus permis aux «intellectuels» de vieillir sans se courber et sans rides, avec ce teint vermeil que nos devanciers avaient parfois comme les ruraux, qui évitèrent la Ville?

Chargement de la publicité...