Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
APPENDICE
LE SALON DE LA SOCIÉTÉ NATIONALE DES BEAUX-ARTS—1908
La Grande Revue, 10 mai 1908.
Il paraît que c'est un «bon Salon». Telle fut la première impression de ces Messieurs de la critique pendant que l'«on accrochait». Peut-être cette favorable opinion de nos juges est-elle due aux excès des milliers d'études de couleur et de systématique déformation, dont les autres Sociétés nous abreuvent. S'apercevraient-ils que, s'il est toujours rare de découvrir un réel don de coloriste ou de dessinateur—car la déformation ne devrait résulter que d'un sentiment inné de la forme, d'une vision individuelle des objets—il est deux mille cinq cent vingt-huit paires d'yeux à Paris, cinq cent mille à l'étranger, qui voient les couleurs à la mode, et autant de mains pour dessiner à la façon de Cézanne, de Lautrec ou de Matisse?
Le présent Salon de la Société Nationale? Il est «convenable», à l'instar des précédents. Il renferme une dizaine de bonnes toiles. On ne saurait s'attendre à plus.
En somme, que reproche-t-on à cette pauvre «Nationale»? Tous ceux de gauche y sont passés ou désirent d'y passer, à moins que de grandes expositions ne leur semblent inutiles ou qu'ils ne les dédaignent. Elles finissent toutes, d'ailleurs, par n'en être qu'une. Lui reproche-t-on sa monotonie à la Nationale? Non, elle se dénationalise, seulement.
La Société Nationale, elle, perpétue la tradition—de plus en plus vague—de Manet et des impressionnistes, de l'école de Lecoq de Boisboudran, de Whistler et de Puvis de Chavannes, tout cela édulcoré, affaibli par les gros succès de Salon et l'intervention des marchands de tableaux. La Société Nationale, ne l'oublions pas, fut fondée par Meissonier—le dieu de la rue Laffitte, il y a vingt ans,—et par des hommes comme Roll, Gervex, Duez, Béraud, Cazin, Stevens, qui connurent des triomphes dont rien ne peut plus nous donner l'idée. Ces Messieurs furent ce que l'on appelait des «jeunes maîtres». Autorité, succès matériel, position sociale enviée, toutes récompenses et décorations obtenues à l'âge où, maintenant, l'on se demande dans les ateliers d'élèves ce que l'on fera plus tard!
Tous ces hommes ont «un passé» que les jeunes générations connaissent peu. Il ne nous appartient pas, à nous leurs élèves ou leurs amis, de les juger impartialement. Nous sommes engagés vis-à-vis d'eux par des sentiments de cordialité, de reconnaissance et de considération. Ce passé fut, pour certains, très brillant. Ils eurent tous beaucoup de talent, à nos yeux de débutants; et maintenant, ils font partie de nos souvenirs de jeunesse, de ces souvenirs qui paraissent plus charmants à mesure qu'ils s'effacent. Ils créèrent un type qui tend à disparaître et dans lequel, seuls peut-être aujourd'hui, MM. Vuillard et Maurice Denis pourraient être classés. Je veux dire des artistes «avancés», bien de leur temps, tout juste assez contestés pour en être fiers, mais, au fond, approuvés de tous les partis. Il doit être délicieux, quoi qu'en ait dit M. Degas, d'avoir de grands succès quand on est très jeune. Cela doit donner, pour parcourir le reste de la carrière, cette magnifique assurance, cette tranquillité si précieuse aux hommes de pensée, et qui fait tant défaut à la plupart d'entre nous.
Le Salon de 1908 nous montre nos aînés, riches des mêmes qualités qu'auparavant, avec, peut-être, un peu moins de vivacité, mais d'autant plus de réflexion. On respecte la gravité sereine de la composition destinée à quelque amphithéâtre de la Sorbonne, où le président, M. Roll, a cherché à dépeindre l'hésitante et douloureuse marche des savants à la poursuite de la Vérité. L'heureuse disposition des nuages, vers la gauche, apporte, par son arabesque ellipsoïdique, un repos et un arrêt pour l'œil; sans quoi, le regard risquerait de s'égarer trop loin du centre, où une femme nue, aux gris argentés et dorés tour à tour, se détache sur un cumulus figurant un taureau, symbole de la Force. C'est bien là le style républicain officiel où devait tendre, en prenant des années, l'auteur de la robuste Pasiphaé, et de tant d'autres célèbres toiles, qui sont du réalisme, du «vérisme» même, et pourtant visent plus haut.
Quel dommage que M. Gervex ait renoncé à ces décorations municipales, à ces «pages» franchement populaires, que je lui vis ébaucher et finir dans l'allégresse de sa trentième année, alors qu'élève chez lui, j'avais la bonne fortune d'entendre des hommes comme Mirbeau, Manet, Stevens, parler de la vie, me l'enseigner, pendant que j'étais initié aux mystères du «beau métier»!
M. Gervex se repose de ses vastes entreprises de la Villette et de Moscou, en exécutant des portraits et des scènes mondaines, voire des nus, avec cette souplesse et ces «mousses» de blanc d'argent, qui défendent à une toile de se plomber. L'idéal de M. Gervex ne s'est pas modifié, depuis les heureux jours de ses premiers succès et il apparaît comme immuable, sans inquiétude, au milieu de l'universel doute. Envions ceux qui n'ont pas trop de nerfs!—M. Béraud, lui, subit depuis quelque temps, une sorte de crise religieuse, et sa peinture n'a changé que dans ses manifestations «spirituelles». Le Parisien de naguère, ne retrouvez-vous pas tout son esprit, avec un peu de sa sécheresse d'exact narrateur, dans ses plus récents ouvrages? Il ne fut jamais plus heureux que dans son «Baccara au Cercle de l'Épatant». C'est là de l'anecdote, mais plaisante et sans prétention.
M. Léon Lhermitte, l'un des derniers de chez M. Lecoq de Boisboudran, le voici, avec une majestueuse tranche de vie. Le hasard de l'accrochage (ou peut-être les besoins de M. Dubufe qui prend un soin de tapissier pour accueillir tous les visiteurs, au seuil du Salon)—le hasard (?) rapproche M. Lhermitte d'Ignazio Zuloaga et de Gandara.—Ce voisinage est piquant. Si différents que soient ces artistes, ils ont quelque chose de commun et qui va se perdre; une exécution égale, mathématique, propre, lisible et qui se reproduit en blanc et en noir, comme si elle n'était, chez les uns, perlée de gris, nuancée et discrète; chez l'autre, éclaboussante des couleurs de l'arc-en-ciel: gemmes, fusées, étincelles; le tout restant parfaitement plat, «carte à jouer», comme dit M. Degas, et dans le cadre. M. Lhermitte et M. Zuloaga n'ont jamais fait mieux, ni plus fort. Ah! si les élèves savaient regarder, s'ils voulaient encore apprendre, quels déboires, quels délais leur épargnerait une station dans la salle A!
Entre le panneau où Antonio de la Gandara et Zuloaga se dressent, de toute la hauteur d'une «maestria raisonnée», clairvoyants et intangibles, sûrs de leurs procédés comme on l'était autrefois, je prétends que les jeunes gens briseraient leurs pinceaux, ou se mettraient à «tirer des filets», à coucher des «à plats» sur des murs, peut-être s'embaucheraient-ils chez quelque entrepreneur de peinture en bâtiment. Il serait temps, ensuite, pour eux de se demander: ai-je quelque chose à dire?
C'est encore le métier de M. Lhermitte, qu'ils laisseraient de côté, car celui-là est le plus ingrat et le moins proche de nos préoccupations actuelles; il n'y a plus guère de sous-Lecocq de Boisboudran, qui l'enseignent; ceux-là mêmes qui ne prétendent, auprès de leurs élèves, qu'à une humble fonction de contremaître, voient leur classe désertée par tous les petits génies de la rive gauche. Vous savez qu'il y en a 18.000.
La composition, l'agencement des figures, dans «La famille» de M. Lhermitte, est un modèle de ce genre si français, si logique et d'une si sereine unité. Que cela est donc «raisonnable»! Comme l'architecture d'une ville de la Marne, comme un paysage de Champagne…
Et Zuloaga? C'est à la fois l'intelligence d'un auteur dramatique et d'un musicien; d'un metteur en scène et d'un maître affichiste; Espagnol, nationaliste passionné, il est parisien d'éducation, même dans ses «sorcières». Espagnol, oui! mais un peu de Munich aussi; et un laqueur chinois. Que n'est-il pas? Que n'a-t-il appris? Que ne sait-il? Un paysagiste à la Gustave Doré, romantique, mais sobre comme le Greco de la vue de Tolède. Il a le sens de la vie moderne et le respect de la tradition; tout en les amusant, il évoquera à tout voyageur des souvenirs de musées. Quant au choix du sujet, il est toujours aguichant; son dessin est comme un théorème; enfin que lui manque-t-il pour être complet? Pas même l'admiration de Degas!
Depuis la fuite du gris, la palette est devenue si violente, qu'il n'y aura guère que Zacharian et moi pour regretter l'absence, dans tant de roses chauds, de «quelques froids» complètement bannis des œuvres du jeune maître. Mais, ô Zuloaga! nous sommes des maniaques, et ne nous écoutez pas! Ainsi que le dit votre maître Degas: «quand un peintre a», comme vous, «osé supprimer délibérément l'atmosphère de ses tableaux, il n'y a qu'à le saluer très bas». Aujourd'hui, vous dépassez ce que les plus optimistes espéraient de vous. Vous nous avez stratifié là trois panneaux en laque de Coromandel, et vous savez comme j'aime cette matière. Nul malfaiteur, nulle hystérique n'osera mettre des épingles dans votre toile, cette muraille de la Chine! Comment a-t-on pu vous reprocher d'imiter Goya? Goya avait une technique de hasard, maladroite ou habile, variée, capricieuse et fondée sur l'emploi des glacis. Sa main tremblait devant la nature. La vôtre ne bronche pas. Vous avez inventé une calligraphie lourde et magistrale, cette matière opaque et cette vigueur adroite de la touche, qui auraient effaré votre ancêtre, mais qui nous donnent, à nous, infirmes du vingtième siècle, l'idée de la Force.
En face des envois d'Ignazio Zuloaga, il siéra de s'arrêter quelques minutes devant la famille bizarre qu'a peinte C. W. Lambert, l'Australien fixé à Londres et qui est en train de prendre dans cette ville, avec M. François Flameng, les commandes que refuse d'exécuter Mr. John S. Sargent, décidé, lui, à ne plus être un portraitiste mondain. Mr. Lambert joint à la facilité bruyante de Zuloaga, le goût un peu trop «pittoresque» qui séduit nos voisins. A côté, voici Wilfrid von Glehn, élève et admirateur de Sargent, oscillant entre l'École américaine issue de Carolus-Duran, et le «New English Art Club», épris du XVIIIe siècle anglais, à la façon de Wilson Steer, et de la «bravura» italienne. Il y aurait un parti à prendre, mais il attend encore. Son aisance et un fort acquis, nous garantissent un prochain et définitif succès auprès des cosmopolites.
John Lavery n'a que trois numéros au catalogue; mais ses fidèles l'y retrouveront tout entier, avec ses qualités de peintre franc et robuste, dont la matière se patine si bien, avec le temps qui unifie ses gris perlés et ses beaux noirs. Très Écossais, cet Irlandais whistlérien. Grand favori à Berlin.
Charles Shannon—qu'il ne faut pas confondre avec J.-J. Shannon, celui-ci le portraitiste mièvre des jolies femmes, des enfants et des têtes couronnées en particulier—Charles Shannon nous montre son noble et majestueux portrait de lui-même, et une charmante figure de jeune femme romantique. Shannon a une grâce unique et ce style néo-classique qu'a honoré le grand Watts. Charles Shannon maintient dans son pays la bonne tradition qui suit les écoles italiennes du XVIe siècle. Il me semble que c'est là qu'est la vérité, pour les «intellectuels» anglo-saxons.
On peut déplorer, en effet, qu'il n'y ait plus, de l'autre côté de la Manche, une autre tradition purement technique, tout au moins un dernier globule du sang généreux qui fait palpiter ces belles poitrines de femmes, telles que les maîtres du XVIIIe siècle les ont modelées dans une pâte savoureuse comme la chair des fruits; mais, puisque le préraphaélitisme a ramené les artistes à trois cents ans en arrière, c'est bien la ligne suivie par MM. Charles Shannon et Ricketts, que je jugerais la moins dangereuse pour des esprits à la fois élégants, précieux et graves.
Pour si peu de véritables peintres-nés, qu'il y ait chez nous, c'est tout de même encore en France qu'on en comptera quelques-uns. Tâchons d'en noter une demi-douzaine au passage.
Voici le patient, appliqué, sage M. Lobre. Il est difficile de mettre plus d'honnêteté à peindre des intérieurs sans figures. Je préfère ses petits salons de Versailles à ses cathédrales, qui sont un peu molles et manquent de grandeur dans le dessin; mais tout de même, c'est là du «bon ouvrage», solide et qui vieillira bien. La chapelle du château de Versailles est près d'être tout à fait excellente.
M. Lobre a su forcer les amateurs à s'intéresser aux simples jeux de la lumière sur des murs de demeures inhabitées. Nous lui devons de petits bijoux d'émotion et de large «fini». Je lui serai, quant à moi, toujours reconnaissant de ce qu'il m'ait appris à travailler lentement, il y a longtemps de cela, à mes débuts. Ce qui lui manque, c'est certaine acuité dans la forme, dont un Boldini fait vivre un vase, un balcon, une colonnade. Mais M. Lobre est lourd et froid comme ces pendeloques de cristal, dont il est le Velasquez, ainsi que des moulures Louis XIV et des soupières.
M. Zacharie Zacharian, comme exécutant, est unique—on voudrait qu'il osât plus, sans perdre sa manière impeccable. Il ne daigne.
Voyez le Velasquez romain de M. Carolus-Duran: n'est-ce pas encore d'un peintre éternellement jeune, pour qui la couleur sera toujours une fête, et manier des couleurs, le plus excitant des sports?
Dans cet heureux Salon de 1908, il est encore deux grandes pages, par mes amis Simon et Cottet. Je leur dis assez crûment ce que je pense, pour me permettre de les louer en public comme il convient. La scène, dans une église d'Italie, par Lucien Simon, peut-être moins fougueuse, moins brillante dans toutes ses parties que «Les ramasseuses de pommes de terre» (Société Nouvelle), moins contrastée que ses études italiennes, est un modèle achevé de composition, de balancement et de tenue. Or, c'est là une des qualités, si françaises, qui se font rares. Simon, intelligence à la fois fiévreuse et réfléchie, pour la gloire de notre école, n'abandonne rien au hasard de l'improvisation, tout en gardant l'imprévu d'un illustrateur et le caprice d'un faiseur d'esquisses; la partie gauche de sa toile, autel et officiants, il n'en a jamais dépassé les prestigieux coups de brosse, emporté par une sorte de délire de peindre, mais toujours se contrôlant. Et partout, s'atteste en son œuvre un des plus jolis, des plus distingués esprits de ce temps.
Néanmoins, je persiste à croire que la dimension «demi-nature» lui convient mieux que toute autre. Il conduit mieux sa pâte, d'un bout à l'autre, dans une moyenne, que dans une grande «machine».
Charles Cottet, avec toute l'hésitation et la touchante maladresse d'un jeune homme—sincère chez lui, et non pas voulue comme chez les autres d'à côté—a imaginé et presque réalisé une fort belle chose. Sa «Pieta»—grand succès de Salon, scène inoubliable—eût pu être un chef-d'œuvre, dans les proportions de ses «feux de la Saint-Jean». Telle qu'elle est là, dans la chapelle un peu sombre où M. Dubufe l'a érigée, c'est un bien éloquent résumé de ses solitaires rêveries bretonnes, une ardente prière balbutiée avec ses amis les pêcheurs, au bord de la mer homicide dont il fut un des poètes et le dramaturge. J'aime la coloration brune, chaude, la sonorité un peu lourde, à la César Franck, de ce tableau «Douleur», de ce deuil marin, qui fut vraiment senti, par le plus noble et le plus doué des peintres de ma génération.
Les grandes toiles de MM. Lhermitte, Zuloaga, Simon et Cottet, que je suis obligé, malgré leur diversité, de considérer en même temps, je les regarde comme des «tableaux de Salon», terme qu'il conviendrait de définir. Le «tableau de Salon», destiné à prendre place, plus tard, dans un musée public, est cette sorte de production dont le régime actuel de Salons annuels, officiels, a été le prétexte et la cause. J'en crois la donnée regrettable. L'influence du Salon me semble aussi dangereuse, en cela, que celle des expositions des Indépendants, ouvertes à toutes les ébauches et à toutes les débauches. Le tableau de Salon doit être grand; le sujet intéressant et tel que le public s'arrête devant l'œuvre avec, dans la main, l'article élogieux que les grands quotidiens lui ont consacré, le jour du vernissage. La facture doit en être assez brillante, assez brutale, pour se faire voir de loin, être facile à reproduire dans les catalogues et les magazines, et se détacher, sans conteste, de toutes les œuvres environnantes. Ce tableau, souvent acquis le premier jour par l'État, va rejoindre, une fois l'hiver venu, ses camarades et prédécesseurs, au Luxembourg. Mais là, dans un milieu différent, il perd beaucoup de son à-propos, et, parfois, au bout de dix ans, on ne peut plus le regarder.
Le tableau de Salon est précisément le contraire du tableau de collection. Aussi regrettons-nous que des hommes tels que Cottet et Simon, par une sorte d'habitude prise et de tradition de quartier, en tentent encore l'effort.
Prenons comme exemple la «Pieta» de Cottet et le service religieux de Simon. Ce sont deux excellentes toiles de Salon; mais nous connaissons de chacun de ces artistes, des ouvrages de moindres proportions, où leurs natures respectives sont autrement parlantes. Jamais Simon n'aurait, dans un tableau de chevalet, laissé les valeurs un peu faibles de ses enfants de chœur; ses noirs auraient eu une beauté toute autre; le blanc trop crayeux de la fenêtre se serait argenté et adouci. Je sais bien, qu'en petit, il n'aurait pu donner aux têtes ce caractère généralisé, synthétisé, si peu «portraitiste», qui assigne à Simon une place si enviée parmi nos compatriotes. Néanmoins, ses facilités de peintre nerveux et de dessinateur de croquis nous auraient effrayés. La pâte, un peu mince, tient son défaut de ce que Simon ne peut pas «reprendre» un morceau, mais le cherche, le réussit du coup, ou l'efface et le tente une autre fois. Dans un panneau restreint, il conserve, d'un bout à l'autre, un style et un charme, même parfois une pâte très supérieure. Ce que je dis de Simon, serait encore plus juste dit de Cottet. Le dessin abrupte, maladroit, mais souvent éloquent qui, lui, n'a rien d'appris, se dilue, s'affaiblit, quand les personnages ont été mis au carreau. L'éducation indépendante de Cottet n'a pas assez d'«acquis» pour soutenir la tension nécessaire à l'achèvement d'une vaste page. Son modelé perd de son imprévu et trahit des hésitations, quand il veut dépasser l'esquisse. Mais nous ne sommes, ni les uns ni les autres, maîtres de nos actions et nos existences sont trop dirigées par des lois mystérieuses et multiples—dans nos vies, privée et sociale—pour toujours suivre ce qui, nous le savons, serait notre voie.
Simon et Cottet ont désiré faire, chacun, un tableau de Salon. «Le succès a couronné leur entreprise» et ils doivent s'estimer heureux, car ils y sont très au-dessus de ceux de nos confrères qui s'essayent dans cette manière. Mon intention n'est pas de rabaisser les succès de Salon. Il en fut de mémorables et de mérités; c'était, il y a vingt-cinq ans, le Rolla de M. Gervex ou la mort de Marceau par M. J.-P. Laurens, beau morceau que l'avisée jeunesse des Japonais s'est acquis pour le musée Européen de Tokio. Tel était le talent entre 1880 et 1890. Tout autre il est aujourd'hui. J'ouvrirais volontiers une parenthèse pour célébrer celui de ce Jean-Paul Laurens, dont j'eus le plaisir de revoir, cet hiver, le très beau plafond du théâtre de l'Odéon—et j'en fus redevable au toujours étonnant redingoté Charles Morice, qui nous y attira, Dieu en soit béni, pour nous rappeler Baudelaire et Verlaine au moyen de la musique et de quelques oripeaux.
Mais revenons au Salon.
Je ne voudrais pas être accusé de partialité, à l'endroit de la Société nouvelle; mais enfin, la collection des René Ménard, sur la tenture bleue où sont accrochés ses classiques paysages, peut-on souhaiter rien de plus savant et de plus auguste? J'entends reprocher la monotonie aux paysages de Ménard. Souvent, on se plaint des inquiets qui frappent à toutes les portes; de quoi est-on content? Est-ce des avatars mensuels de M. Matisse, ou de l'immobilité de M. Vallotton? Pourquoi pas le quiétisme olympien de René Ménard?
Évidemment, l'idéal, ce serait d'être M. Maurice Denis. L'heureux, l'enviable sort que le sien! De l'invention, comme les grands maîtres, de la poésie, de l'esprit, de la couleur; un dessin dont il a dirigé la naturelle facilité, comme les jardiniers japonais font d'un arbuste; de l'aisance, de la grâce, française et italienne. Écrivain exquis et grand artiste, M. Maurice Denis a aujourd'hui la situation la mieux établie, en Allemagne, en Suisse et en France; tout le monde l'accepte; il dompte gentiment les vieux, il entraîne et soutient les débutants, il ne sera pas ridicule plus tard, à l'Institut, et il parlera sur les tombes, écrira des mémoires pour l'Académie des Inscriptions. Pendant ce temps-là, il continuera de décorer le Panthéon aussi bien que des salles à manger, illustrera la Bible, Dante et Francis Jammes.
Voyez ces panneaux, au Salon de la Nationale: j'en suis enchanté, comme vous l'êtes vous-mêmes; comme tout le monde! N'ont-ils pas la grâce, la poésie et le style combinés? Quel rythme pur, quelle virginale décence! Je ne sais comment exprimer ma joie, en présence de cette œuvre décorative. J'ai toujours aimé Maurice Denis. Je craignais que la vie et les succès ne le gâtassent; mais non, maintenant plus rien à redouter. Denis est «équilibré»; un ingénieur apparu pour jeter un pont entre le monde ancien et le nôtre. Il naquit pour supprimer les difficultés, répondre aux questions les plus épineuses et, nouveau Prospero, déchaîner puis calmer la tempête… La méthode! triomphe de la méthode!
Dans la Société Nationale transformée, plus tard, beaucoup plus tard, M. Maurice Denis sera président. Il aura, derrière lui, un énorme «bagage», l'autorité d'un Puvis de Chavannes et ce savoir-faire diplomatique pour lier les mains des uns et des autres en une immense ronde confraternelle de convenance. C'est alors que se produira cette «fusion» souhaitée par quelques-uns, de tous les salons en un seul… dont P. A. Besnard (on pleure son absence, en ce Salon-ci) a déjà fait un projet fort intéressant, auquel les timides n'oseront point encore se rallier, mais qui sera repris plus tard, soyez-en sûrs. Denis sera là pour y veiller… Allons donc! nous sommes tous pareils, dans les trois Salons.
Mais je n'ai presque plus de place pour parler de tant de jolies ou intéressantes choses dont regorgent les salles de l'avenue d'Antin.
M. La Touche s'est représenté comme conversant avec M. Braquemond: groupe d'amis réunis en un panneau décoratif fort amusant; l'élégiaque M. Aman-Jean, toujours égal à lui-même, littéraire et fiévreux; les fins portraits de Mlle Bonanszka; l'importante œuvre de M. R.-X. Prinet, si bien conduite; Le Sidaner, dont le métier devient par trop égal et pointillé, peut-être; R. Boutet de Monvel qui a un sens de la forme, que je voudrais voir mieux appliqué à la peinture. MM. Guérin, coloriste amusant et parfois charmant, Lebasque, Miss Howe… et tant d'autres, pour lesquels il me faudrait faire un second article.
Car je n'ai pas encore parlé du seul homme, qui m'apparaît, dans ce Salon, faire toujours, et en quelque circonstance que ce soit, comme Denis, ce qu'il veut faire; c'est-à-dire en maître-ouvrier, à la façon de ceux de jadis. C'est, on l'a deviné naturellement, notre grand homme, M. Rodin. On ose à peine parler d'une œuvre nouvelle de lui, tant on a déjà épuisé les termes élogieux et respectueux que commandent ses constants chefs-d'œuvre. Voilà qui est tellement au-dessus de toute la production moderne, que l'on tremble en l'approchant. La figure nue, qu'il va, hélas! draper pour le monument Whistler, me fait penser à Rembrandt, à la Bethsabée. Le dos est un des plus étonnants morceaux que j'aie vu depuis longtemps. Il n'y a rien à en dire à ceux qui sont assez à plaindre pour ne pas comprendre cette féroce majesté. «L'Orphée» est un autre chef-d'œuvre étonnant de grâce agile et souple; et que penser du troisième fragment que M. Rodin a envoyé aussi? Fit-on jamais, depuis l'Antiquité, modelé plus palpitant, plus près de la nature, que la poitrine féminine de ce morceau? Des aveugles, ceux qui ne voient pas ce que l'on doit à un homme assez fort et assez ingénu, pour nous présenter, tour à tour, de telles études si libres de facture dans leur rugosité, ou bien ces exacts, scrupuleux bustes, ces portraits si français où il étudie un nez, une bouche, une nuque, comme le ferait un débutant enfant-prodige!
C'est que M. Rodin est à la fois un grand maître et toujours un élève. Ses «déformations», qui tiennent du lyrisme, sont fondées sur une connaissance complète de l'ossature humaine: il sait son métier et il le plie à ses besoins.