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Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

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LETTRE AU DIRECTEUR DES «ARTS DE LA VIE»

Mon cher Mourey, votre vivante Revue d'avant-garde nous annonce qu'elle va s'occuper de la question si importante de l'Académie de France à Rome. De distingués professeurs, réunis sous la présidence de Carrière, ont déclaré que «l'Académie de France» est nuisible à la «vie artistique et sociale».

Inquiétons-nous. Le «concours» incite nos jeunes amis à travailler pour un autre but que le «grandissement de leur esprit». Ils sacrifient leur «liberté» et la «fierté» de leur art… etc., etc. On leur impose le «célibat» (???), un luxe morne (l'ironie est forte: connaissez-vous leur lamentable installation intérieure à la Villa, vous qui rêvez de petits nids d'art pour l'ouvrier mineur…?) On leur enseigne la «superstition du passé», des musées, qui font oublier la «Nature», etc., etc., etc., etc. Il faut lire tout le morceau, à tête reposée. Avez-vous corrigé les épreuves de votre avant-dernier numéro, Mourey? Et vous n'avez pas ri? Si non, attendez quelques années et relisez. J'espère que vous serez sensible au comique de cette motion d'instituteurs.

Dites, on reproche aux lauréats leur bien-être et jusqu'à leurs loisirs? De grâce, faites connaître dans votre courageuse petite revue les raisons, impérieusement sociales, pour lesquelles les loisirs et d'heureuses conditions de sécurité matérielle, dans un décor de beauté et de noblesse, ont cessé avec le XIXe siècle, d'être bienfaisantes au développement intellectuel. Mais tâchez d'être net. Faites-nous sentir pourquoi les Buttes-Chaumont et les quartiers de l'Est, en général, sont plus inspirants, pour le penseur moderne—dans leur plate laideur municipale—que les sites les plus nobles du monde, où l'art s'est développé pendant des siècles. Expliquez-vous, de grâce, faites parler M. Charles Morice ou le Commandeur Marx, dans ce Congrès auquel vous avez songé, dès qu'il fut question de supprimer l'Académie de Rome.

Vous profiteriez de l'occasion pour fixer, pour nous autres, le sens actuel du mot «Vie», tel qu'on l'emploie dans la littérature sociale-artistique. Il semble que ce soit là une grosse tumeur dans votre bouche, qui l'emplisse, alourdissant la langue. Fixez le sens actuel du mot «Homme», du mot «Humanité». Ces mots ont pris une signification un peu rétrécie, sociale sans doute, qui n'est pas encore très claire pour nous. Et le titre de cette revue: «Les Arts de la vie»? Voulez-vous dire l'art vivant, opposé à l'art mort de l'Académie, de l'École? Je m'en doute, Mourey; mais je vois la vie, et la vie de tous les temps, de tous les pays, la Vie, enfin, dans les musées, dont Rodin et Carrière (votre Président), sont non pas des échappés, mais des fervents. On ne conçoit pas le génie de l'un et le grand talent de l'autre, sans l'éducation et une fréquentation amoureuse des musées, sans leur culte pour les maîtres dont ils sont issus et qu'ils continuent magnifiquement.

Concevez-vous l'œuvre de Rodin sans l'influence maîtresse de l'Italie, de la Renaissance et du XVIIIe siècle français; celle de Carrière sans le Prado et l'atelier de Rodin, cet autre musée? Les pensées dont vous chargez le dos du «Penseur» et que vous, Mourey, vous traduisiez autrement quand (dans ses proportions primitives, d'il y a vingt ans) cette admirable figure non encore mathématiquement agrandie, dominait la porte de l'Enfer. Mourey, êtes-vous sûr que Rodin les ait eues? que l'«Homme Moderne» les approuve? C'est de la littérature, à côté de l'œuvre plastique et vous ne vous doutez pas des conditions où se crée l'œuvre plastique. L'éducation d'un statuaire est péniblement matérielle. L'entraînement quotidien de la main, l'effarante habileté, la facilité, la sûreté technique, l'éblouissante virtuosité d'un Michel-Ange, d'un Puget, d'un Rodin; les multiples roueries du métier, l'exécution si mystérieuse, si diverse d'un Carrière, croyez-vous qu'on les acquière en lisant Michelet?

Ces maîtres ont puisé aux bonnes sources, d'une main d'ouvrier, avant que l'Inspiration ne fût tenue pour un soleil, qui illumine subitement le promeneur, dans la Villette. Mais vous êtes des professeurs. Vous avouez n'avoir pas à tenir compte du «métier». Uniquement occupés de l'Idée, de l'Homme, de la Vie et d'un Bien-être universel dans l'Avenir (vous qui reprochez aux Prix de Rome, leur «luxe morne»), vous ne voyez que le sujet dans un tableau, dans une statue, comme les visiteurs du Dimanche, au Salon, mais avec beaucoup moins de candeur, car vous êtes orgueilleux, à demi-éduqués et pourris de littérature contemporaine et de politique.

Vous croyez, Mourey, que je vous prends pour des anarchistes; non pas! ou bien, vous êtes anarchistes comme les enfants qui jettent leur ballon à l'eau, parce qu'il a cessé de les amuser. Vous voulez un autre jouet, mais un jouet que l'on ne fabrique pas encore. Vous avez des marottes. Rien de plus naturel. Votre visage s'empourpre et vous levez les bras au plafond, pour blâmer l'École des Beaux-Arts, «qui n'enseigne pas l'art gothique». Mais vous reprenez votre teint habituel, si vous parlez des styles postérieurs. Vous désirez qu'on s'inspire du gothique, pour les plans des gares de chemins de fer. L'Allemagne et la douce Belgique, cher ami, ont eu de ces pensées-là. Allez-y voir. Pourquoi le Bernin et l'architecture de Michel-Ange vous glacent-ils d'indifférence? Sociologie déformatrice pour tribune d'orateur populaire.

J'ai toujours eu, chez moi, un buste de Gounod par Carpeaux, qu'à peine je regardais. Si Carpeaux avait représenté Wagner au lieu de Gounod, j'aurais été touché, à vingt ans. Mais il m'a fallu attendre très longtemps, pour comprendre que j'avais là une belle œuvre.

Le Pape vous gâte Saint-Pierre et Rome toute entière.

Quand le soir, négligeant le train de ceinture, vous rentrez à Saint-Cloud par le Bois de Boulogne, vous tressaillez d'impatience, devant le Trianon du comte de Castellane, mais vous vous épanouissez, en admirant l'hôtel d'en face que construisit, pour M. Schaffner, Plumet. Il y a là, en effet, des clochetons, du pointu, un amalgame moderne, même des céramiques qui flattent votre cœur de révolté. Pour moi, je préfère l'éternelle reconstitution d'un chef-d'œuvre aux inventions disparates et incohérentes de nos camarades. Si j'avais à choisir entre Charles Girault de l'Institut et Hector Guimard, du Castel Bérenger, je serais bien embarrassé. Mais, tout de même, serais-je une grande Compagnie, je crois que je donnerais la commande à M. Charles Girault, les auteurs de l'ancien Palais de l'Industrie étant défunts. Les colonnes, les arches, même alourdies et mal comprises, sont préférables aux tiges de glaïeuls architecturales de ce Plumet.

Vous en teniez naguère, cher Mourey, pour la fleur stylisée. Rappelez-vous une bouteille de verre d'Émile Gallé, le sociologue nancéien? Je l'ai là, tout près de moi. Elle est violette et coiffée d'un frêle volubilis, à la petite queue vermiculée. Mais cette fleurette recèle—oh horreur!—un gros bouchon. Il n'y a point, par hasard, de littérature, sur la panse de cet objet-là.

Vous préféreriez peut-être, aujourd'hui, ces deux têtes de Maillol, à qui va notre admiration commune. Mais cela n'est pas moderne du tout! Ces têtes semblent détachées d'un portail gothique; pourtant, vous les admirez? Je ne comprends plus votre modernisme. Mais le gothique est tenu pour populaire, il est très en faveur dans les jeunes cénacles. Et ce Maillol est-il un révolutionnaire? Prions le poète Charles Morice de répondre à cette question palpitante, puisque: 1o il admire Maillol; 2o nul n'est digne d'intérêt que l'artiste d'ambitions révolutionnaires.

Tout cela est «angoissant» et devrait être «tiré au clair» dans votre prochain Congrès de Belleville.

Le cas Gauguin mériterait les honneurs d'une séance entière. C'est très complexe. En attendant, compilons les textes de nos professeurs d'esthétique et refaisons-nous une âme de primitif ou de barbare, afin de mieux vivre modernement.

Le cas Maurice Denis nous tient plus à cœur. Vous l'aimez pour l'inattendu de son orchestration, pour son culte de Renoir et de Cézanne. Mais, malgré tout, Denis est un petit-fils d'Ingres et un neveu de Sturler; et il décore des chapelles catholiques. C'est embarrassant.

Empêchez surtout Vuillard de trop préciser. Un chien, en peinture, n'a nul besoin d'être viable, s'il est l'occasion d'une jolie «tache» dans ses toiles. Craignons pour Vuillard ce «fini» que les frères Natanson faisaient si drôlement remarquer dans les ouvrages de Bonnard.

Au Congrès, on vous priera, Mourey, de vous expliquer sur la Société[15] dont vous êtes président et qui va bientôt cesser d'être Nouvelle. Qui sera embarrassé devant les juges? Car, enfin, vous approuvez l'art anti-révolutionnaire du portraitiste Ernest Laurent. Il divise ses tons d'une sorte, qui, pour plaire à la S. A. F. (abréviation sociale et coopérative), ne ravirait pas tout le monde. Quand vous êtes abandonnés à vous-mêmes, voilà les révolutionnaires que vous découvrez aux Champs-Élysées, vous autres!

[15] La Société Nouvelle—Galerie Georges Petit. Gabriel Mourey était notre président. Les membres: Cottet, Simon, René Ménard, Besnard, Thaulow, Aman-Jean, Henri-Martin…

Ces erreurs seraient d'un excellent comique, si les écrivains d'art n'en parlaient, comme moi d'aviculture ou d'hippiatrie. Mais l'influence de vos éducateurs de la jeunesse, par le fait même qu'ils se délassent, dans l'art, de leur métier de professeurs et de politiciens, propagera peu à peu des idées vagues, donc funestes. De jeunes benêts, la tête perchée sur de grands cols, portant, sous leurs aisselles, des revues, se promènent devant les Rubens du Louvre, en discutant les plus ardus problèmes de la sociologie. Ils ne comprendront pas Rubens. Moi, cela m'est égal! C'est peut-être regrettable?

Enfin, donc, il faudra poser la question de l'Académie de France à Rome. M. Guillaume, directeur, se retire; il y aura lieu de le remplacer. Tâchez, Mourey, si les portes de la Villa ne sont pas encore fermées, qu'on fasse un bon choix de son successeur. La vie, à la Villa (pardon de me servir du mot vie dans un sens non politique ni tendancieux), la vie quotidienne est celle d'un collège sans maîtres; des garçons trop jeunes pour saisir les beautés de Rome, se promènent et travaillent sans direction intellectuelle, sans culture, dans une liberté dont ils ne savent pas jouir. Il faut avoir subi une si sévère discipline, pour profiter de la liberté dont vous faites, messieurs, le premier article de votre code esthétique! Des règlements, qui datent peut-être de Louis XIV, astreignent les élèves à certains devoirs surannés et absurdes, qu'il s'agira de modifier. Introduisez de force, à la Villa, de belles femmes, des Américaines même, des personnes qui apportent du luxe, de la vie, dans ce palais démocratisé. Établissez un souterrain entre la Villa et le Grand hôtel. Amenez beaucoup de femmes. Forcez les élèves à prendre avec elles un contact hygiénique et régulier, si vous pensez que de tels ébats soient favorables au développement du génie. Surtout, mettez à la tête de ces pâles enfants, un maître avec une férule à la main, beaucoup d'intelligence et de science dans le cerveau, de la bonté dans le cœur.

Supposons dans cette situation officielle, notre maître Degas, si ce sage consentait à descendre de Montmartre. Mais vous le feriez rire, si vous lui offriez la place du directeur M. Guillaume, avec qui, d'ailleurs, il s'entendrait beaucoup mieux qu'avec vous. Et puis, quel est le Gouvernement qui proposerait à un tel homme une mission si naturelle?

Rodin, lui, ne refuserait pas. Comme il recevrait bien, avec une redingote «fine», les visiteurs du monde entier! Que de belles épaules nues, parées de diamants et de perles, à ses réceptions du dimanche! Horace Vernet avait bien fait les choses. Rodin les ferait mieux encore.

Faites nommer Carrière, pour qu'il parle. Mais il aurait des scrupules «sociaux», il proposerait qu'on ramenât les pensionnaires plus près des abattoirs de la Villette.

Rejetez-vous alors sur notre Maurice Denis, qui si congrûment s'exprimerait, qui ferait œuvre si utile, à condition qu'il se sente soutenu. Mais il est bien jeune, et vous verrez qu'il refusera ce lourd honneur.

Surtout, Mourey, ne laïcisez pas. Ne mettez pas un Normalien à l'École de Rome. Cela serait terrible!

Je regrette d'avoir passé l'âge du concours. J'aurais aimé être prix de Rome, sous n'importe quelle direction. En somme Debussy ne dit pas qu'il ait souffert d'avoir été lauré à l'Institut.

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