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Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

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AUTOUR DE PARSIFAL

Nouvelle Revue française.

1913.

L'autre jour, comme j'évoquais mes souvenirs du premier Parsifal appelant du haut de la colline de Bayreuth, avec ses trompettes et ses cloches, les pèlerins du monde entier, je sais que j'ai surpris bien des jeunes lecteurs. Entre l'apparition du chef-d'œuvre et ce 1914 qui devait le «séculariser», tant d'événements se passèrent, la littérature, l'art, la musique aussi ont évolué de façon si curieuse, que les hommes de ma génération pouvaient se demander si, eux-mêmes, retrouveraient à Paris leurs impressions de jadis.

Comment, par quelles mystérieuses voies, se fait le définitif classement des chefs-d'œuvre? C'est au bout d'un demi-siècle, au moins, qu'un ouvrage prend la place où il demeurera dans l'avenir. Les bibliothèques sont pleines de chefs-d'œuvre reconnus; il en est que peu de mains vont prendre sur les rayons; certains, au contraire, auxquels on retournera toujours, portent en eux-mêmes une vertu qui les rend indispensables à l'humanité.

Nous ne savons encore si Parsifal aura, au regard de l'avenir, l'importance de Tristan ou de la Tétralogie. Parsifal est encore discuté, il a une double personnalité: l'une pour nous autres, qui assistâmes à sa naissance, en Allemagne; une autre pour les nouveaux venus qui le reçoivent à Paris, dans sa tenue de voyageur. Ce n'est pas sans trouble que, le 3 janvier, nous pénétrions dans la salle de l'Opéra, après une journée de courses et de visites, bien peu semblable à ces après-midi de Bayreuth, où un horaire de ville d'eau, le grand air, la promenade, l'exaltation spéciale à ces fêtes solennelles, faisaient de nous des êtres à part, affinaient notre sensibilité.

L'autre soir, pendant le premier quart d'heure, mal installé, distrait par mes voisins, je crus que je n'y tiendrais pas, je faillis sortir; seul, je l'eusse fait, mais accompagnant des néophytes, je patientai et tins bon. D'ailleurs cette gêne fut de courte durée. Bientôt, la salle disparut dans la ténèbre; je fermai les yeux; je fus ressaisi; mes nerfs se tendirent. Je vous fais grâce du reste: à la fin de l'acte (qui me parut court), l'émotion me rendait presque aphasique.

Un jeune homme, dans la loge, me dit:

—Est-ce que vous connaissez bien le poème, monsieur? Qu'est-ce que tout cela? Peut-être vaut-il mieux ne pas le savoir? La pièce, chez Wagner, est toujours idiote, mais la musique rachète tout.

—Rachat! interrompit une femme savante, c'est bien le mot de la circonstance; c'est le Drame du Rachat et de la Rédemption. Excusez-moi, car Rédemption rappelle tristement Gounod.

—Pas pour moi, reprit le jeune homme,—compositeur, m'assura-t-on, du plus grand avenir—je n'ai jamais lu une note de Gounod.

L'entr'acte était long: plus d'une heure pour dîner au restaurant, dans le foyer, ou chez des amis du voisinage. Il faisait froid, je ne sus point prendre mon parti, évitai tous ces repas par petites tables: la fête, le réveillon? J'abordai des musiciens, j'étais décidé à faire parler des musiciens d'aujourd'hui, j'espérais presque qu'ils feraient: «Peuh! peuh!»

Quand on les interroge sur un ouvrage de musique, avez-vous remarqué qu'ils commencent toujours par donner leur avis sur l'interprétation, que c'est ainsi qu'ils vous «tâtent»? On se montrait généralement satisfait de l'orchestre, ravi par la voix des filles-fleurs; quant aux chanteurs, on se livre, à propos d'eux, à ces discussions, à ces comparaisons oiseuses qui, à Bayreuth, me chassaient du buffet, en compagnie d'Édouard Dujardin. Nous montions, avec une provision de pain et de saucisses, vers la buvette, plus haut que le théâtre, écartée et solitaire sur la colline, entre des champs d'avoine et de blé. Nous nous essayions à parler un vague allemand, incorrect, mais souvent précieux, avec des moissonneurs en bras de chemise. De douces larmes ont coulé sur nos joues de pèlerins, là-bas; mais il y a si longtemps de cela!

Les yeux sont restés secs, à l'Opéra, excepté, peut-être, ceux de quelques dames trop émotives, qui pleurent aux mariages et aux enterrements, quand l'orgue gronde. Il est vrai que dans l'Opéra, il y a, les soirs de Parsifal, une église, des pompes religieuses; et quelle église! une sorte de San-Marco, une coupole byzantine, des voix d'enfants. Mais cela ne prouverait rien. La conjuration des poignards, dans les Huguenots, fait encore bondir les cœurs simples. Un hymne protestant, crié par les pensionnaires de l'école anglaise, au fond de mon jardin, parfume mes soirs d'été, m'émeut parfois autant que le finale de la Neuvième Symphonie. A n'en pas douter, Wagner agit sur les nerfs, mais autrement…

Nietzsche écrit: «Wagner est néfaste pour les femmes. Médicalement parlant, qu'est-ce qu'une wagnérienne? Il me semble qu'un médecin ne saurait pas assez poser aux jeunes femmes ce cas de conscience: l'un ou l'autre.—Mais elles ont déjà fait leur choix, on ne peut servir deux maîtres à la fois, quand ce maître est Wagner…» Et plus loin: «Ah! le vieux minotaure! combien nous a-t-il déjà coûté!» Le minotaure nous a dévorés, il y a trente ans, nous, dites, Dujardin?

Si Bayreuth rime avec établissement d'hydrothérapie, selon la phrase de ce terrible Nietzsche, s'il fut «nuisible aux jeunes gens» que nous fûmes, je ne crois pas qu'aujourd'hui il soit «néfaste» pour beaucoup de femmes. Quant aux jeunes gens, je voudrais les prendre, l'un après l'autre, leur poser un questionnaire, peut-être provoquer un referendum, tout au moins faire une enquête. La Wahnfried n'est plus animée de l'esprit, maintenant éteint, de Wagner. Des levrettes de madame la comtesse de Chambrun, des voiles de gaze bleue de cette Parisienne mélomane, qui louait le château «Fantaisie» à Bayreuth et s'y croyait Elsa et Kundry, il ne reste que le souvenir dans des mémoires d'ancêtres. Nous sommes à présent sur la place de l'Opéra, où aboutissent plusieurs lignes du Métro, en face de l'Agence Cook et de la Compagnie Transatlantique, et pour mieux voir, nous pouvons acheter des lorgnettes aux Galeries Lafayette.

Que pensez-vous, messieurs, de ce chef-d'œuvre qui nous a bouleversés, rendus stupides, mais touchants? Nous avons cru pouvoir résoudre, grâce à lui, tous les problèmes, au nom du Père, du Fils et du Saint-Maître. (Nietzsche: Le cas Wagner.) Pour moi, je n'essaie plus de résoudre ces problèmes-là, ni par la musique, ni par la poésie de Richard Wagner; ni vous non plus, je le suppose.

Je me suis promené dans les endroits où il me serait loisible de rencontrer ces messieurs qui donnent le ton. D'abord, ce fut un charmant dîner en cabinet particulier. J'étais à l'extrême de l'avant-garde. Des étrangers, de passage à Paris, étaient conviés, comme moi, par une aimable hôtesse dont le goût sûr, mais osé, «oriente» l'élite des artistes d'aujourd'hui.—«Chère amie, et ce Parsifal, vous y étiez hier?» Les hors-d'œuvre, le caviar gris, les salades savantes passaient devant nous; je ne savais que choisir; j'insistai: «Parsifal, ma chère, eh bien?» Un geste familier, celui du barbier quand il vous tond la mâchoire, fut la première réponse à mon anxieuse enquête.—Il paraît que mes amies ne trouvent plus Parsifal (je crois que je pourrais écrire: Wagner) dans la vie. On a du respect, oui, encore, ce respect qu'envie la jeunesse, dont l'âge mûr commence à trembler, que les vieux échangeraient contre n'importe quelle marque de tendresse. La conversation fuyait toujours vers d'autres lieux, vers Moscou où, racontait-on, les femmes artistes peignent, au travers de leur visage, des wagons et des locomotives, teignent leurs cheveux en vert. La Russie délire, elle va encore nous étonner; c'est de la Russie que vient la lumière. J'étais bien de cet avis, l'an dernier, quand nous applaudissions le Sacre du Printemps d'Igor Stravinski, avec la plupart des cadets de la musique, qui installèrent aussitôt, sur les bords de la Seine, dans la rage de l'enthousiasme, les exercices rythmiques de la Demoiselle Élue. Nous sommes tout acquis à Stravinski; naguère on l'eût appelé wagnérien, car Wagner englobait, incarnait tout, même un peu de ce que nous aimons en Stravinski. Mais Stravinski acheva d'anéantir en nous cette faculté d'écouter les œuvres longues, cette patience de paroissiens, sans laquelle il est inutile de se rendre au concert, dans une salle d'opéra, dans tout endroit où l'on s'assied dans une stalle, bien décidé à s'abstraire, à se fondre dans la musique, sans jamais tirer la montre hors du gousset, sans crainte de la migraine et de ces courses folles à quoi la pensée est trop sujette.

La peur de s'ennuyer: il faut toujours en revenir là, c'est elle qui annihile notre jugement. Nous ne voulons pas qu'on nous attache, même avec des fils d'or. Donnez-moi la clef des champs, pour mon imagination, je ne veux pas me sentir emprisonné.

Or Wagner versa en nous, d'abord, un soporifique qui se muait, petit à petit, en un philtre de patience. Ce philtre n'agit plus sur les contemporains du jeune Igor Stravinski. Un des convives, ex-fervent de Bayreuth, m'expliqua:

Parsifal est une chose toujours admirable, un grand chef-d'œuvre, mais il est mal présenté, il faudrait le monter sur des principes tout nouveaux. Et puis, il y aurait deux heures de musique à couper.

—Quoi?

—Mais, naturellement: le rôle de Gurnemanz en entier, d'abord; après, l'on verrait.

Bon vieux Gurnemanz, qui m'es encore si cher, avec ta magnifique innocence, avec la pruderie que tu enseignes aux petits écuyers, tes dévots, on donnera bientôt de grands coups de ciseaux dans tes monologues sublimes, dans le récit de la Lance, qui encore aujourd'hui me transforme en Amfortas. Cher précepteur de mes vingt ans, on en veut à ta barbe blanche. D'ailleurs, l'un de ces messieurs (du dîner) revenait de Londres. Il avait goûté un plaisir complet, se vanta-t-il, dans le Music Hall du Coliseum, assistant à une représentation modèle de Parsifal. Tout y était joli, frais, charmant. Des tableaux cinématographiques s'étaient déroulés pendant vingt minutes, tandis qu'un orchestre, réduit comme instruments à cordes, mais avec combien plus de cuivres en revanche, donnait les meilleures pages de l'ouvrage.

Je suis encore malade de ce dîner. Il m'aide à mesurer le temps, qui me parut si court, si long hélas! qui nous sépare du premier Parsifal de notre adolescence. Nous n'avions pas applaudi avec moins d'entêtement à ses longueurs, que maintenant aux brèves scènes du Sacre, et l'on nous annonce, du même Stravinski, un opéra en trois actes de dix minutes chacun, coupé à la taille de notre actuelle patience. Ceci est inquiétant.

Nietzsche, qu'il faut toujours citer à propos de Wagner, s'en donna à cœur joie, ou plutôt délira, dans ses folles amours contrariées, quand, à la fin de sa vie, tourna en haine l'amour dont il avait brûlé pour le «Sorcier» de Wahnfried.—Nietzsche protestait contre ce qu'il y a de purement allemand dans Wagner, le premier peut-être des musiciens allemands qui travailla délibérément pour des Allemands. Le slave Nietzsche, l'admirateur exclusif de Mozart, nous savons cela de lui, car il nous le dit et nous le répète à satiété, ses plus violents coups de boutoir, c'est pour Wagner qu'il les trouve.

«L'adhésion à Wagner se paye cher.»

«La musique devenue Circé.»

Mais il écrit: «Sa dernière œuvre est en cela son plus grand chef-d'œuvre. Le Parsifal conservera éternellement son rang dans l'art de la séduction, comme le coup de génie de la séduction. J'admire cette œuvre, j'aimerais l'avoir faite moi-même; faute de l'avoir faite, je la comprends… Wagner n'a jamais mieux été inspiré qu'à la fin de sa vie. Le raffinement dans l'alliage de la beauté et de la mélodie atteint ici une telle perfection, qu'il projette en quelque sorte une ombre sur l'art antérieur de Wagner…»

Qu'on veuille bien m'excuser de me citer moi-même, comme un jeune Français qui, il y a trente ans, en même temps que Nietzsche, lui, à la fin de sa vie, reçut le nouveau message. «Wagner était un pape: il exerçait alors sur les hommes de toute culture, de toute civilisation, un empire tyrannique, sans précédent, qui tenait de la magie. Le château de Klingsor? Mais c'était le symbole de la forteresse enchantée où nous enlaçaient de fleurs capiteuses les bras des Blumenmädchen; et moins forts de notre candeur que l'Innocent, nous n'avions pas encore repoussé les étreintes de l'Éternelle Kundry. Nous allions connaître les Rose-Croix et leur touchants enfantillages. Nous étions en plein naturalisme, nous, les bacheliers d'hier; les arts n'offraient guère, à côté d'un académisme falot, qu'une copie lourde de la nature; les sujets vulgaires étaient de mode, nous avions à choisir entre les pesantes soupes de l'Assommoir et le symbolisme trop ésotérique de Stéphane Mallarmé.»

Parsifal venait après la Tétralogie, dont il était le complément. Selon les règles du Drame antique, Nietzsche eût voulu que cet épilogue de l'Anneau du Niebelung en fût la critique.

Mais si le Pur-Fol était encore un Siegfried, si nous retrouvions dans les poèmes et la musique de Parsifal, maintes parentés avec les héros du Ring, si Wagner restait Wagner, le vieux Monsieur avait voulu, lui aussi, comme tous les grands musiciens, faire son œuvre religieuse. Je ne crois pas qu'il fût religieux, et s'il le devint, ce fut à cause de Parsifal et par une habitude de pensée prise en composant Parsifal.

Or, ce mysticisme, à l'heure présente, au moment où l'on nous assure qu'il y a une recrudescence du sentiment religieux, il était intéressant de savoir comment il agirait sur les jeunes gens.

J'épargnerai au lecteur les détails de mon enquête. Elle se prolongea.

Je me rappelle l'affectation que mit X, célèbre compositeur, jeune encore aujourd'hui (quand, désirant lire un peu de musique à quatre mains, je m'adressai à lui, sur la recommandation de Gabriel Fauré), je me rappelle son insistance à me faire promettre que nous négligerions Wagner et Beethoven. On était tout à Mozart, quand Pelléas et Mélisande, qui venait de paraître, commençait de nous ramener par les souterrains à Gounod, par le transsibérien, vers l'Art français. Nous fûmes fiers de notre École, avant que les Russes, et Moussorgski surtout, ne nous devinssent trop familiers. Pendant une période d'où nous sortons à peine, Wagner fut négligé, par d'aucuns même honni, et c'était là une réaction si naturelle, si conforme aux exemples de l'histoire, que l'on ne s'en étonnait pas. Nous le connaissions trop, nous ne pouvions l'écouter, ni au théâtre, ni au concert.

«La musique de Wagner, si on lui retire la protection du goût théâtral, un goût très tolérant, est simplement de la mauvaise musique, la plus mauvaise qui ait peut-être jamais été faite.» (Nietzsche.)

Or, que ressort-il, aujourd'hui, de mes entretiens avec nos compositeurs? Tous, sans exception aucune, déclarent la partition de Parsifal, de la musique, rien que de la musique. M. Ravel lui-même dit Wagner égal, sinon supérieur, à Beethoven, auquel on revient lentement.

J'avais cru comprendre qu'une scission s'était formée, qu'il y avait deux classes: ceux qui repoussaient, ceux qui admettaient Parsifal. Eh bien! non: le respect est le même, d'un côté et de l'autre.—Certain auteur triste, mais enragé et délibérément d'avant-garde (à ses propres yeux), s'est écrié à l'Opéra, le soir de la répétition générale: «Nous sommes chez les Troglodytes; ceci date d'avant le Déluge.» Mais un silence morne accueillit cette espièglerie d'organiste aveugle.

«Parlez-moi de Tristan et de Siegfried, nous serons d'accord! C'est la jeunesse, l'effervescence et la passion. Parsifal? ouvrage de vieillard, «l'occupation d'un centenaire», un herbier et une collection de minéraux pour M. Gustave Moreau.» Voilà donc ce que la brillante jeunesse a découvert! Elle peut être fière de sa trouvaille: l'âge de Wagner, quand il écrivit sa dernière œuvre.

Pour un enfant, tous les adultes qui l'entourent étant des centenaires, M. Claude Debussy et M. Maurice Ravel ont des rides, qu'avant nous, les commençants, avec leur cruelle loupe, ont vues.—Ne nous inquiétons pas de cela. Ce qui est solide, on le décrie pour la seule raison qu'il a duré, on le décrie au moment même où ce rebut va s'affirmer immortel.

Pour nous autres, parsifalisants fidèles, nous ne savons si le poème n'eut pas, autant,—je dirais: plus que la musique,—le sortilège tout-puissant par quoi nous fûmes pris; nous n'étions pas plus sots que ceux d'aujourd'hui et il me semble que nous étions moins régis par le caprice, moins tiraillés de droite et de gauche, somme toute, moins à la merci d'une saute de vent.—Or, le poème, c'est lui-même qu'en 1914 les Français ont de la peine à avaler. Du mobilier second empire, dit-on, du rococo, de la fausse onction, un mysticisme de théâtre, du clinquant. On se méfie du clinquant, de ce qu'on appelle «facilité», on célèbre la fin de l'impressionnisme dans le bouquet de feu d'artifice tiré par Stravinski. Que réclame-t-on? De la solidité, de la construction. Mais il s'agirait de s'entendre sur ce en quoi consiste cette solidité. Vous déniez à un ouvrage le droit d'ennuyer un peu par sa longueur, mais vous le voulez solide. Qu'avez-vous à nous offrir de conforme à cet idéal? Faites l'œuvre-modèle, puis nous jugerons.

Parsifal, donc, est d'un faux mysticisme; le vrai n'est-il que celui de Franck? Parsifal est interminable; le Sacre du Printemps est trop court et trop étincelant; vous voulez du solide, du sincère et vous citez Albéric Magnard, Bloch, l'auteur suisse du Macbeth de l'Opéra-Comique. Enfin, à bout d'expédients, vous prenez un air songeur et, vaticinant, vous vous écriez: La vérité va venir d'Allemagne. Mais citez-nous des noms: Richard Strauss ne se contrôle pas; entre lui et Edmond Rostand, vous hésiteriez. Ah! cette facilité, cette tant honnie exubérance du don, du sang qui coule dans les veines, ce mauvais goût des Chateaubriand, des Hugo, des Rossini, des Wagner, des Verdi, des Paul Claudel; mais ici, je m'arrête, car je pense au pâle jeune homme chargé de chaînes, qui s'assied sur son tabouret de paille, dans sa mansarde éclairée par le nord; celui-là, pourtant, a déposé près de lui un livre de Claudel. S'il regarde son mur, c'est pour y voir une photographie de Druet d'après une allégorie de Maurice Denis,—et lui, ce bon jeune homme austère, s'il se soumet au musicien de Parsifal—tout de même trop «incontestable»—il supplie: «Non, non, pas le poème!…» Le parfum des filles fleurs n'envahira pas sa cellule. Il attend, de l'Allemagne, la Délivrance, un Lohengrin tout casqué, mais sans le cygne, supplie-t-il, de grâce, sans le cygne! Il préférerait Mahler. Celui-là, par sa pesanteur, nous entraîne au fond de l'eau.

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*  *

Si l'enquête à laquelle je me suis livré pour la Nouvelle Revue Française ne nous indique pas une «orientation» bien nette des musiciens français, si la banalité de mon butin m'a un peu déconvenu, cette enquête m'a tout de même permis de rapprocher mes expériences, dans le domaine musical, de celles, quotidiennes, que je fais dans le mien, celui de la peinture.

Quand on n'est plus tout jeune, point encore tout à fait vieux, mais en contact avec les générations montantes, en sympathie avec elles, il vous est loisible de prendre une vue d'ensemble des esprits d'une époque. Comparant les uns avec les autres, j'en arrive à cette conclusion, qu'il n'y a plus de positions faites; les thuriféraires et les détracteurs sont si dénués de raisons, qu'on devrait en rire, si, engagés dans la lutte, le sentiment de notre conservation personnelle ne nous forçait parfois à crier: Gare! je suis là, très vivant; vous me niez, mais j'existe, comme vous; j'ai les mêmes droits que vous à produire, et j'y suis déterminé!

Le premier qui a osé des quintes successives défendues en ancienne orthographie musicale, est assurément un novateur. J'apprécie le tableau de la Grotte, dans le Pelléas de Debussy, qui est plein de ces quintes; mais si nous parlons de musiciens français, je serais plus fier d'avoir imaginé le motif d'amour du Roméo de Berlioz. Un beau thème mélodique est tout de même ce qu'il y a de plus rare. Une singularité, une bizarrerie tonale, délicieuse de fraîcheur, à la première audition, pouvant être répétée, systématiquement, à l'infini, cessera bientôt d'être supportable. L'originalité d'une œuvre, si elle ne consiste qu'en cela!…

M. Canudo écrit: «L'innovation contemporaine est dans la transposition de l'émotion artistique du plan sentimental dans le plan cérébral» (Manifeste cérébriste, février 1914, Figaro). «On veut des gammes nouvelles de formes et de couleurs, on veut la jouissance de la peinture par la peinture, et non par l'idée littéraire ou sentimentale qu'elle doit illustrer.»[14]

[14] Après avoir écrit cet article, un nouveau Manifeste nous est parvenu, futuriste, celui-ci! et qui nous exhorte à haïr Parsifal, précisément pour les impatientes raisons que nous exposions plus haut.

«Plus de sentiment», ordonne M. Canudo; mais prenez garde: hier encore, on appelait «sentiment» ce que le manifeste dénomme aujourd'hui «cérébralité».

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