Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas
UN WEEK-END ET OSCAR WILDE
Pour Paul Bourget.
Old Windsor, juillet 1913 (Le Gaulois).
Les régates de Henley ont pris fin, la fusée d'adieu, après le traditionnel feu d'artifice, a dispersé des milliers de jeunes couples en flanelle blanche et chapeau de paille, qui, pendant trois jours, fleurissent la rivière comme une éphémère éclosion de nénuphars. Samedi matin, les trains pour Windsor sont pris d'assaut; à chaque station, depuis celle de Paddington, c'est, sur les plates-formes, une bousculade silencieuse de jupes claires, pimpantes; des visages roses, des étoffes roses, bleues ou terriblement vertes, des parasols éclatants comme les champs de pavots blancs de cette vallée de la Tamise où le ciel de juillet, si aveuglant qu'on peut à peine lever la tête pour le regarder, fait une coupole en papier d'argent. Pas un souffle d'air. Ce sera une belle journée pour dormir en bateau, ou s'étendre sur les gazons plats et roulés du Jardin de mes amis. Éviter la migraine!
La tranquillité non pareille, la muette mélancolie de cette campagne de luxe et de plaisir, à quoi les attribuer? La lourdeur de l'air endort. Je suis parti de Londres avec des intentions! boîte à couleurs, chevalet dans ma valise, quoiqu'une vieille expérience m'ait appris que «Week-End on the River» signifie apathie, repos, impossibilité de remuer un bras, de rassembler deux idées. J'admire ces canotiers et ces «punters» qui, manches retroussées, rament ou godillent entre les deux berges plates, comme d'une interminable propriété privée, gentil paysage monotone, villas nettes comme un sac de voyage neuf, enguirlandées, vernissées, blanches, rouges, arbres en boule aux feuilles si drues, qu'ils ont l'air d'être de l'herbe tressée, une excroissance du gazon.
Le Jardin bleu.—J'aurais pourtant voulu fixer, avec mes pinceaux, le souvenir du jardin bleu, car mes amis sont parvenus à en faire un, et quel jardin bleu! Les murs de l'enclos où cette fête des yeux est offerte, on les a badigeonnés d'un bleu très clair, qui se confond avec le ciel, et cette muraille d'azur est en face d'un massif de sombres arbustes, bleutés par les vapeurs de la Tamise.
Partageant ce rectangle fleuri, un chemin dallé de plaques irrégulières de marbre, conduit d'une vieille grille, en fer forgé, à la porte du verger, qu'ornent des figures de Della Robbia.
Dans cet espace de quelques mètres, vous ne voyez que du bleu: toutes les variétés de delphiniums dressent leurs thyrses géants, ces pieds-d'alouettes qui, même en Normandie, ne parviennent jamais à une telle hauteur, croissent dans cette humidité comme de monstrueux roseaux. Au début de juillet, les delphiniums, sous le dais de leur floraison paradoxale, cachent leur acide feuillage et celui de leurs compagnes de plate-bande. La quantité des graines semées éclate en une masse surprenante de quenouilles, qui vont du cobalt au lapis-lazuli, en passant par toutes les plus subtiles dégradations de la turquoise; il y en a aussi de violettes avec un cœur mauve; de verdâtres; et sous l'abri de ces hampes verticales, rigides comme des lames d'épées, c'est un entrelacs de campanules (Canterbury bells) de Salvias, de Napota Massimi; les Violas, l'humble Lobelia et l'Anagallis jouent leur rôle aussi. Des Volubilis, dans leur besoin indiscret d'enlacer, s'en sont donné à cœur-joie. En tous sens, leurs viornes se sont allongées, enroulées, fixées; le sol n'est qu'un filet aux mailles serrées, par quoi les corolles rapprochent leurs petits visages anodins des touffes altières, en haut, qui font la roue comme des paons.
Coucher de soleil.—Vers la fin de la journée, un peu de soleil après l'averse: c'est aussi un prodige, les plants de pavots blancs, les bordures de lis, les pergolas de roses grimpantes. Ne me parlez pas des fleurs du Midi. Que sont ces Provençales mal lavées, auprès de ces naïades jamais complètement sèches, dont la chair, comme les blondes femmes d'Albion, n'ont pas un pigment jaune dans leur teint laiteux? Le ciel et l'eau de la rivière semblent se refléter sur ces peaux lisses comme dans l'argenterie astiquée d'un service à thé.
Dimanche matin, Datchet.—Un petit port, des garages vert et blanc, une pelouse qui descend mollement jusqu'à la rive, des bancs en cercle, rangés pour les flâneurs. Au-dessus des palissades, les «crimson ramblers» jaillissent des roseraies voisines, retombent en grappes laqueuses avec les aristoloches, les clématites, les jasmins et le chèvrefeuille musqué. Sur la route, le long des barrières blanches, des gens causent tout bas avec une dame qui a arrêté son poney-chaise, en route pour l'église d'où nous parviennent les grêles voix enfantines du «choir»—célébration du dimanche par des hymnes mendelssohniens. L'atmosphère immobile et muette de cette vallée d'ouate, à l'heure sainte, se refuse à porter tout autre bruit humain. L'eau n'a pas de clapotis, les êtres et les choses paraissent figés et mats comme la flanelle des vêtements.
Près de la fenêtre, assis dans son parloir, immobile, un vieillard lit le Sunday Times. Sa villa fait le coin de la route, qui mène à la place du village, une basse construction de briques, à vérandas rondes, mais si couverte de lierre et si fleurie, qu'elle n'a plus de forme architecturale.
C'est un village de poupée, propre, peigné, sans cesse repeint, à la façon d'une écurie pour chevaux de course; des cascades de géraniums et de pétunias, pendus aux jardinières des balcons, dégringolent jusqu'aux porches à colonnes blanchies et poncées, où étincellent des cuivres polis à la flamande.
Les boutiques du bourg sont plutôt des échoppes-modèles où l'on ne songerait, pas plus que dans les «vieux Anvers» d'Expositions universelles, à acheter des denrées nécessaires à la vie. Cartes postales et souvenirs. Dites? Sont-ce des hommes et des femmes, en chair et en os, qui vivent ici, toute l'année, fascinés par le voisinage de la Cour, les yeux fixés sur le château de Windsor, cette masse bleue, là, à un mille, qui se profile sur le ciel, avec le drapeau royal flottant à la tour, si Leurs Majestés sont présentes?
Vous ne savez jamais le spectacle qui vous attend, si vous allez jusqu'au coin de la rue, près de la berge: peut-être le Roi et la Reine parlant à un jardinier, sur l'autre rive? ou bien, comme je l'ai vu (taisez-vous!), le prince de Galles fumant sa première cigarette, le jour de ses dix-sept ans… On jetterait un bouquet de violettes attaché à un caillou, qu'il tomberait dans le parc, aux pieds des «royalties».
En remontant vers les sources du fleuve, ce sont des Champs-Élysées, le repos après le tumulte et les labeurs, l'oubli ou le palliatif aux efforts du snobisme. Voici une Arcadie moderne pour les citoyens d'une grande nation de commerçants voyageurs: un nid moelleux où revenir après l'orage, blessé, mais fier d'une tâche accomplie. Pendant la tempête, l'Anglais, secoué dans sa couchette, à bord, concentre sa pensée sur l'image réconfortante d'un Week-End «on the River». L'artificiel et charmant décor des Maidenhead et des Slough n'a-t-il pas inspiré plus d'un héroïsme, à l'autre bout du monde?
Ainsi se matérialise le rêve d'avenir d'un pratique «Briton»: une cabine, reluisante et bien close sous un bon toit d'ardoise; un yacht qui soit un home, bien stable sur la terre ferme; un havre pour sa vieillesse, de l'eau, des rames à regarder et un phonographe ou, au moins, un banjo, car il n'est pas de vraie fête sans un peu de musique. Où serait-on mieux que là où est le Roi, au cœur de l'«Empire»?
Ici, l'industrie et la misère sont cachées derrière un gentil treillage; ou, peut-être, a-t-on écarté ces importunes? Le pays de Windsor porte la livrée du château; d'invisibles ondes hertziennes en propagent, jusqu'à l'horizon, des honneurs et un peu de noblesse. O vous, décentes retraites, dignes fins d'existence de loyaux serviteurs de la Couronne, dans ces bocages silencieux qu'arrose la Tamise, encore domestiquée comme un rivulet d'agrément, avant qu'elle ne traverse la grande cité populaire!
Lecture.—Dans ma chambre, où je suis monté m'enfermer pendant le «tea», un livre traîne, c'est une monographie d'Oscar Wilde. Quelques portraits du poète, à différents âges, me remettent en présence de cet être effrayant; l'un surtout, datant d'environ 1885, époque où je le rencontrai pour la première fois chez Charles Ephrussi. Wilde revenait d'Amérique, grisé de ses succès d'excentrique, paré des plus excessives fanfreluches de l'esthéticisme. Quoique je fusse très jeune, bien plus qu'ébloui, je me sentis méfiant devant ce qu'il y avait de «toc» dans un tel culte de l'Art. Avais-je reçu le mot d'ordre de chez mon maître Whistler, où Wilde était l'objet d'incessantes plaisanteries et toujours cité comme l'artiste qu'il ne faut pas être?
Le visage d'Oscar était mou, comme ces petites têtes en caoutchouc qui, jadis, s'inscrivaient dans un rond percé au milieu de toutes les pages d'un livre de «nursery», et à quoi s'adaptaient plusieurs corps de femmes, d'hommes ou d'enfants comiques. Il y avait de la veulerie, des lignes tombantes et courbes, dans ce front, dans ces joues trop grosses; la bouche, fine, un peu mollasse, tombait aux coins, non avec une expression de mépris hautain, mais, il me semble, à la façon d'une vieille femme. Wilde me parut surtout ridicule, comédien, affecté; je crus, dès l'abord, qu'il se moquait des personnes présentes, dont aucune ne parlait anglais. Mais non: dans sa langue, il était peu différent. Sa cravate en tissu de liberty, fraise écrasée (Liberty faisait dans sa nouveauté alors, une révolution dans le goût, pour l'ameublement et la toilette), sa fameuse canne à pomme d'ivoire, un lis orange à sa boutonnière, tout en lui me donnait envie de lui dire: «Je vois d'où cela vient; inutile de prendre ces grands airs!…» Mais Paris fut conquis. Wilde avait tant d'esprit, il avait un tel génie de conteur! Sa conversation annihilait l'esprit critique de Gide. Un brillant auteur dramatique, un Dumas fils d'Outre-Manche, un prestidigitateur en paradoxes: n'est-ce pas cela qu'il fut, jusqu'à l'heure du De profondis et de la trop cruelle expiation?
Oscar Wilde, si agaçant en France, où pourtant il exerce encore une mystérieuse, une surprenante influence, était assez à sa place ici. Le paysage de la Tamise vous donne plus de patience pour écouter des théories de dilettante et d'élégant. La Noblesse, la Beauté des choses inutiles: absurde conception, dogmes puérils auxquels Oscar s'offrit en holocauste.
Mais, qu'on lui pardonne… il eut, comme Flaubert, la religion de l'acte d'écrire, une érudition de grand lettré et le courage de l'apostolat. Néanmoins, on sourit déjà de ses parures d'époque. Baudelaire aurait repoussé du bout du pied, avec les pétales flétris du bouquet romantique, le «purple scarlet of sin» et autres détritus de chez madame Satan, fleuriste. Personne n'est plus proche du mauvais goût qu'un certain genre d'Anglais, qui croit «exquisement» vivre pour l'Art. Le groupe esthétique de 80 à 90, dont Wilde fut le héros et la victime, passa devant nos yeux, comme le «leading man» d'un musical-comedy, grossissant les effets, parce qu'il avait soif d'épater un certain public bien plus semblable à lui-même qu'il ne le pensait. Wilde fut gâté par un impertinent et inhumain dandysme, semé à Eton, et qu'on récolte plus tard à Oxford. Peu d'artistes de son temps, qui n'aient voulu prendre les manières de l'aristocratie, s'y faire recevoir, tout en se moquant d'elle. Wilde fut un snob—jusque dans les préaux de sa prison de Reading—martyr du snobisme.
Fin de journée.—Des prairies, des prairies gris-bleu, quelques meules de foin pâle, des saules; nous sommes si bas, que les ponts de pierre de la Tamise sont plus hauts que la ligne d'horizon, comme vus par un baigneur dans une perspective d'estampe japonaise où les plans se chevauchent les uns les autres. Le dîner s'achève dans la salle à manger, au rez-de-chaussée, toutes fenêtres ouvertes sur la rivière; une dernière lueur du crépuscule s'y reflète. La table recouverte d'une glace, en guise de nappe, avec les cristaux et les argenteries, miroite, aqueuse, comme si la rivière entrait dans la pièce et que nous dînions dessus. Le lévrier Loff, le plus muet des chiens, qui éternellement fait le guet sur la rive par où tout canotier peut s'introduire dans la propriété, soudain aboie. Un cornet à piston, sinistre dans ce crépuscule, signale l'approche d'un steamer de touristes à bon marché. La silhouette du bateau passe devant nous: éclair de lumière électrique, tapotement des hélices, une polka enrouée de foire, puis tout retombe dans le silence nocturne.